Devenu entreprise à mission en 2019, Danone s’est engagé à ce que le profit soit un moyen au service de sa mission et non une finalité en soi. Moins d’un an plus tard, le groupe annonce un plan de restructuration dont la justification économique reste à démontrer. Le cas Danone, emblématique s’il en est par les revendications éthiques de l’entreprise, démontre l’illusion de pouvoir moraliser le capitalisme financier avec la loi PACTE votée en France en mai 2019.
Pour la première fois depuis 2011, Danone, chantre du capitalisme responsable, a annoncé un plan de restructuration destiné à économiser 1 milliard d’€ d’ici 2023, notamment par la suppression de 2 000 emplois et la réduction des frais généraux. De fait, non seulement le groupe ne suit pas la trajectoire qu’il s’est définie sur ses perspectives de croissance pourtant revues à la baisse en octobre 2019. Mais il enregistre même un recul de son chiffre d’affaires, en particulier dans la branche eaux (Evian, Volvic, Salvetat, etc.18 % du chiffre d’affaires) suite à la fermeture des bars et restaurants un peu partout dans le monde en raison de la crise sanitaire. Les causes sont aussi un peu plus structurelles avec des consommateurs qui délaissent l’eau en bouteille plastique et se reportent sur l’eau du robinet. Le Coronavirus impacte aussi les ventes de yaourts aux USA où la consommation est surtout hors domicile (bureau, voiture). Enfin, la baisse des naissances en Chine impacte les ventes de lait maternel. Pour le PDG Emmanuel Faber, il s’agit de retrouver « le plus vite possible 3 à 5 % de croissance annuelle rentable – c’est-à-dire en améliorant notre marge ».
1,5 milliard € de dividendes
Dans la réalité, l’enjeu est surtout de faire remonter le cours de Bourse qui a chuté de 75€ à un peu plus de 52€ en 1 an, soit -30%, une baisse bien plus forte que celle du chiffre d’affaires. Au micro de France Inter le 23 novembre, Emmanuel Faber explique même que ses actionnaires « sont en difficulté » et sont donc les plus plus grosses victimes de la baisse d’activité puisque la capitalisation boursière aurait baissé de « 50 à 15 milliards ». C’est d’ailleurs ainsi qu’il explique et justifie que Danone, suite aux critiques de la FGTA-FO (Fédération générale des travailleurs de l’agriculture, alimentation, tabacs et services annexes Force Ouvrière) et du syndicat FO Groupe Danone, ait reversé en avril 1,5 milliard € de dividendes qui ne sont qu’une toute petite compensation de leur perte en capital.
Qui sont ces actionnaires « en difficulté » ? Pour l’essentiel des gestionnaires d’actifs américains dont la surface financière et géographique est énorme et pour qui Danone n’est qu’une valeur comme une autre : Massachusetts Financial Services (MFS) Investment Management (7,4% du capital et 6,4% des droits de vote), Blackrock (5,7%), suivi de Amundi Asset Management (3,4%). L’entreprise détient 5,6% de son propre capital et loin derrière viennent le groupe Caisse des dépôts (1,7 %) et les salariés (1,3% des actions et 2,5% des droits de vote). Comme les gestionnaires américains, le groupe CDC ne risque pas d’être « en difficulté » à cause de la seule valeur Danone compte tenu de la grande diversité de ses placements. Quant aux salariés, certes, leur capital baisse. Mais c’est avant tout leur travail et leur salaire qui leur apporte leurs revenus. Leurs actions ne sont qu’un complément et une motivation supplémentaire. Rappelons en outre que le cours de Bourse de 74€ dont parle E. Faber est un pic atteint en 2019, mais que le cours actuel est identique à celui du printemps 2014. Le média financier spécialisé Le Revenu souligne même que l’action Danone a progressé de 7% en cinq ans et 46% en dix ans et ce qui plus est hors dividendes. Autrement dit, les spéculateurs de court terme ont certes perdu de l’argent depuis fin 2019, mais c’est leur métier de jouer et de gagner ou perdre. Par contre, les actionnaires de long terme, notamment les salariés de l’entreprise et les petits épargnants détenteurs de Sicav ou autres PEA n’ont encore rien perdu du tout. Au contraire même pour les plus anciens.
En clair, les plus en difficulté aujourd’hui ne sont pas les actionnaires de Danone mais bien son PDG, confronté à la pression actionnariale et concurrentielle, comme le soulignait le magazine Capital en décembre 2017 : « Attirés par son actionnariat éparpillé (85% de flottant) et ses positions de leader dans l’eau, les yaourts ou la nutrition infantile, les requins, tels Nestlé ou PepsiCo, tournent autour de leur proie. Pire, un fonds activiste pourrait pousser au démantèlement de Danone pour maximiser les profits des actionnaires. La maximisation des profits : voilà à la fois l’obsession quotidienne et la bête noire de ce patron insaisissable ». Dans ce contexte, les syndicats de l’entreprise FGTA-FO et du syndicat FO Groupe Danone s’interrogent sur le pourquoi et la pertinence du plan de restructuration annoncé : « Quel est l’intérêt pour les salariés que Danone soit passée entreprise à mission ? ». Excellente question !
La loi PACTE, une fusée à trois étages
Pour rappel, le concept de société à mission est né de la loi PACTE en mai 2019 avec pour objectif d’encourager la croissance des entreprises, mais aussi un capitalisme plus responsable. Pour ce faire, la loi a institué ce qu’Olivia Grégoire, Secrétaire d’Etat à l’Economie Sociale, Solidaire et Responsable a qualifié le 20 novembre de « fusée à trois étages » lors de l’émission « Objectif raison d’être » à BFM. Premier étage : la raison d’être. Toute entreprise peut désormais dans ses statuts se donner une raison d’être autre que sa finalité économique, en droite ligne du nouvel article 1835 du Code Civil qui a élargi l’objet d’une société. La raison d’être est une option, mais si une entreprise fait le choix de l’introduire dans ses statuts, elle engage donc en théorie ses actionnaires qui sont censés investir en connaissance de cause. Deuxième étage : la société à mission qui en plus de la raison d’être, pose un cadre de mise en oeuvre et d’évaluation de la raison d’être. Concrètement, une entreprise qui veut être société à mission doit mettre en place un « comité de mission », distinct des autres instances de direction et chargé de présenter annuellement un rapport dédié à l’assemblée générale. Ce deuxième étage engage plus fortement les parties prenantes de l’entreprise et notamment les actionnaires qui sont censés approuver ou désapprouver les actions de l’entreprise à l’AG sur la dimension économique et financière, mais aussi sociale et environnementale et avant toute chose sur la mission que s’est donnée l’entreprise. Troisième étage : la fondation actionnaire, destinée à faire en sorte que les entreprises disposent d’un actionnariat stable et pérenne. L’idée d’avoir un actionnariat stable est louable et le dispositif s’inspire d’un dispositif américain. Mais à ce stade, l’encouragement fiscal semble bien insuffisant pour convaincre des investisseurs d’apporter gratuitement du capital dont ils ne tireront aucun revenu, ce dans un pays qui n’a pas du tout la même culture philantropique que les USA.
Une marge opérationnelle de 14%
Suivant l’héritage du « capitalisme social » que prônait son fondateur Antoine Riboud depuis la transformation de BSN en 1994 avec l’ambition de « nourrir le plus de gens possible dans le monde », le groupe Danone fait partie des tout premiers pionniers à s’être engagé en 2019 dans la voie de l’entreprise à mission. On notera que ce statut a été adopté à 99% des voix, ce qui peut laisser rêveur lorsqu’on sait les mesures de restructuration qui viennent d’être décidées. Car ce n’est pas tant le fait de prendre des mesures de redressement économique qui doit choquer que la raison pour laquelle elles sont décidées. Toute organisation économique, y compris une ONG caritative, se doit d’équilibrer ses comptes et de prendre des mesures de redressement en cas de tempête. Dans le cas de Danone, difficile de parler de péril économique. Oui, l’activité et les marges ont baissé, mais le groupe reste bénéficiaire avec une marge encore confortable. Emmanuel Faber explique qu’il prend ces décisions de réorganisation dans le but de faire repasser la marge opérationnelle courante au-dessus de 15% dès 2022, contre seulement 14% cette année, et la rapprocher de 20% à moyen terme. En valeur absolue, Danone est une entreprise prospère. C’est par contre la tendance qui est baissière et que sanctionnent les marchés financiers. Et de même, Danone est donc exposé aux appétits des concurrents avec son actionnariat émietté.
Nombreuses sont les entreprises non cotées, notamment PME et TPE, qui se contenteraient du niveau de marge de Danone, notamment dans le secteur agro-alimentaire. Sans la pression de la Bourse, le groupe pourrait gérer plus sereinement la période actuelle. Lorsque l’entreprise est devenue entreprise à mission, l’ONG Oxfam et le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en écrivant au PDG une lettre ouverte rapportée par le quotidien La Croix . Pour les deux associations, la transformation en société à mission est « la preuve qu’une entreprise peut progresser : la part des bénéfices versés aux actionnaires a baissé, les écarts entre votre rémunération et celle d’un salarié du groupe Danone ont commencé à diminuer, davantage de femmes ont intégré les instances dirigeantes et la proportion d’administrateurs salariés a augmenté ». Mais d’ajouter aussi : « Nous vous enjoignons à prendre l’engagement structurant d’inscrire dans vos objectifs le plafonnement des bénéfices versés aux actionnaires pour allouer les sommes en question à un fonds dédié à la transition sociale et écologique de votre entreprise». Avec 1,5 milliard de dividendes versés au mois d’avril malgré une baisse d’activité dans plusieurs pays, on est loin d’un plafonnement du retour aux actionnaires !
La pression des marchés financiers
La vérité, c’est que, société à mission ou pas, le groupe Danone est comme toutes les multinationales cotées, prisonnier du cours de Bourse et des marchés financiers. D’où l’annonce d’un plan de restructuration en vue de donner un signal aux actionnaires. Message entendu puisqu’à l’heure où ces lignes ont été écrites, l’action avait commencé à remonter de 1,12% le lendemain du communiqué d’Emmanuel Faber. Toutefois, les marchés peuvent contraindre l’entreprise à plus de sacrifices encore si l’action ne retrouve pas assez tôt son cours le plus haut. En outre, les marchés sont versatiles, moutonniers et moins rationnels qu’ils ne le prétendent, pour ne pas dire parfois totalement irrationnels. Et enfin, ils portent nécessairement un oeil plus vigilant sur Danone que sur d’autres entreprises en raison de ses prises de positions et revendications éthiques et lui pardonneraient d’autant moins de ne pas retrouver les meilleures performances économiques possibles. Et plus encore quand les concurrents tels que Nestlé sont à l’affût pour gagner des positions.
2000 suppressions de postes
Reste donc à examiner les mesures envisagées par Danone pour renouer avec le taux de marge espéré et dégager un milliard d’€ d’économies à horizon 2023, soit sur une période de 3 ans. Premier axe : économiser 300 millions grâce à une meilleure « efficience industrielle et logistique », autrement dit examiner « au cas par cas » chaque ligne de produit dans chaque région, rationaliser le portefeuille et « abandonner les unités les moins rentables, comme en Argentine ». Deuxième axe : en droite ligne de la stratégie « Local first », réduire les frais généraux à la tête de l’entreprise, avec par exemple le regroupement des deux sièges sociaux de Paris et Rueil-Malmaison en un seul à Rueil. Troisième axe et le principal : supprimer 2 000 postes (sur environ 100 000 dans le monde), principalement dans les sièges mondiaux du groupe, soit 25 % des effectifs dont 400 à 500 en France . Sur ce point bien sûr le plus sensible et plus encore dans une entreprise réputée sociale, Emmanuel Faber assure qu’il protégera « dans tous les pays les 20% de salariés les moins payés », une mesure à souligner si elle est bien mise en oeuvre sur le terrain. Et il annonce aussi que ces suppressions de postes se feront sans licenciements. Là encore une mesure sociale, mais comment économiser 700 millions d’€ si les personnes concernées par les suppressions de postes restent dans l’entreprise ? La seule solution possible serait nécessairement en ce cas de baisser les salaires. Et de fait, en la matière, Danone a de grosses marges de manœuvre puisqu’elle a cédé comme toutes les entreprises du CAC40 (et autres grandes entreprises) à l’inflation démesurée et irrationnelle des dernières décennies en matière de rémunération des cadres dirigeants
4,75 millions € net pour Muriel Pénicaud
En témoigne le cas le plus célèbre de Muriel Pénicaud qui, en devenant ministre du Travail du premier gouvernement Macron en 2017, a été contrainte de rendre publique une déclaration d’intérêts à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et a déclenché le scandale médiatique sur ses rémunérations perçues lorsqu’elle était DRH du groupe Danone. C’est le journal l‘Humanité qui a révélé que la ministre a perçu entre 2012 et 2014 une rémunération de 4,75 millions d’€ net[1]1 212 721 € en 2012, puis 1 144 924 € en 2013 et 2 388 877 € en 2014. ainsi qu’une plus-value de 1,13 million € sur ses stock-options, contestée à l’époque parce qu’elle intervenait précisément suite à l’annonce de mesures de restructuration. Des montants faramineux qui ont fait dire à Muriel Pénicaud dans le cadre d’une interview au Figaro : “Chacun a le droit d’avoir et d’exprimer son avis sur le niveau de rémunération et je ne rentrerai pas dans ce débat”. Qu’ajouter de plus en effet ? Comment justifier un tel salaire et de tels avantages quelles que soient les compétences de la personne ? D’autant que la déclaration mentionnait une rémunération nette et que par conséquent, pour l’entreprise, le coût était sans doute environ du double avec les cotisations sociales patronales et salariales, soit pas loin de 10 millions d’€. Sans même parler de la plus-value sur les stock-options, on peut rapidement calculer qu’en divisant par deux la rémunération et les avantages de tous ses cadres dirigeants dans le monde, Danone pourrait sans peine dégager son milliard d’économies, sans pour autant priver les mêmes cadres dirigeants du statut favorable dont ils bénéficient ni de leur capacité à financer un quotidien luxueux et toutes leurs fantaisies de dépenses ou d’investissements. Est-ce la piste qu’envisagerait secrètement de suivre Emmanuel Faber ? On peut en sourire et en douter compte tenu du marché du travail – pour ne pas dire mercato comme au football – de l’élite dirigeante en France. Mais on peut rêver !
Mutualisme et coopération, une alternative ?
En tout état de cause, comme redouté par plusieurs dont l’auteur de ces lignes, le cas Danone démontre qu’avec la loi PACTE de 2019, la montagne a accouché d’une souris. Rendre effectifs une raison d’être, un statut d’entreprise à mission ou un label B Corp quand on dépend des marchés financiers relève de l’illusion. D’autant que la loi PACTE est nationale et qu’elle vise prioritairement les grandes entreprises mondialisées bien plus dépendantes des règles (ou plutôt absence et disparités de règles) de l’international. Comment alors moraliser le capitalisme dans l’impossibilité de parvenir à une régulation mondiale de l’industrie financière ? Serait-il possible de faire en sorte que la priorité soit le service rendu et l’argent un simple carburant ? Le modèle de l’entreprise familiale est revenu à la mode pour ses vertus long-termistes, mais sauf dans de très rares cas, guère transposable aux énormes multinationales compte tenu des besoins capitalistiques. L’actionnariat par des organisations « non-profit » (ISBL) existe, mais il est marginal, car peu attractif et par nature peu rémunérateur. Reste une piste encore trop peu explorée pour mieux orienter l’activité des grandes et très grandes organisations : le modèle coopératif et mutualiste par trop méconnu, ignoré et dédaigné des décideurs politiques et économiques. De fait, par choix ou par contrainte, la plupart des grandes organisations coopératives et mutualistes se sont laissé entraîner dans les dérives de la banalisation et de la financiarisation comme leurs concurrents dans les années 80 et 90. Mais depuis la crise financière de 2008/2009 dans laquelle elles se sont pour la plupart perdues comme leurs concurrentes capitalistes, elles semblent retrouver la fierté de leur identité. Si elles parviennent à démontrer que leurs valeurs ne sont pas qu’une façade de communication et s’incarnent dans des pratiques compatibles avec l’économie et les enjeux du 21e siècle, pourquoi ne feraient-elles pas école ?
Pierre Liret
consultant, formateur, auteur
En savoir plus :
Pierre Liret, “Loi PACTE : quel impact pour l’ESS ?“, 25 avril 2020, Institut ISBL
- L’ESS, un atout pour la souveraineté - 26 novembre 2024
- Il est possible de donner à chaque jeune en difficulté un accompagnement spécifique - 24 septembre 2024
- ESS et société à mission : un non-sens - 24 juin 2024
References
↑1 | 1 212 721 € en 2012, puis 1 144 924 € en 2013 et 2 388 877 € en 2014. |
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