Malgré le rouleau compresseur du droit commun et du droit des branches, les espaces existent pour que les coopératives puissent réellement encourager le sociétariat.
Des banques mutualistes les plus banalisées aux jeunes coopératives les plus militantes des Licoornes, nombreuses sont les coopératives qui se lamentent de ne pas avoir davantage de sociétaires et ne pas avoir plus d’engagement coopératif. Pour rappel, être sociétaire dans une coopérative, c’est être détenteur de parts sociales, autrement dit l’équivalent des actionnaires dans les sociétés à but lucratif. Sociétaires des entreprises de l’ESS et actionnaires des entreprises à but lucratif peuvent être rassemblés sous le terme générique d’associés de leur entreprise. Donc, quand on est sociétaire en coopérative, on est associé . Les coopératives se distinguent des associations loi 1901 par leur capacité à avoir une certaine forme de lucrativité – appelée lucrativité limitée.
- La lucrativité, c’est la possibilité quand on met du capital dans une entreprise de pouvoir en cas de bénéfices toucher des dividendes et en cas de revente réaliser une plus-value.
- La lucrativité limitée, c’est la reconnaissance par la coopérative du service rendu par le sociétaire qui apporte du capital. Cette reconnaissance peut donner lieu à versement de l’équivalent des dividendes en cas de bénéfices, appelés intérêts, exactement sur le même principe que les intérêts qu’on touche sur nos livrets développement durable ou Caisse d’épargne. En revanche, on parle de lucrativité limitée parce que ces intérêts sont plafonnés (le plus souvent au taux de rendement obligataire ou avec 2% en plus selon le type de parts détenues) et parce que quand on veut récupérer ses parts sociales, on ne peut pas faire de plus-value.
L’idée d’une coopérative (et d’une mutuelle) n’est pas de motiver ses associés à investir pour gagner de l’argent, mais de rémunérer le service rendu d’un apport d’argent.
Les grandes coopératives ont-elles encore besoin de capital?
La question est donc : quel intérêt d’apporter de l’argent à une coopérative ou à une mutuelle si la rémunération est si faible et si on ne peut pas faire fructifier son argent ? L’idée initiale des premières coopératives et mutuelles était tout simplement d’aller chercher l’argent auprès des utilisateurs et bénéficiaires eux-mêmes et de mutualiser cette cagnotte pour créer une force collective en l’absence d’autres leviers de financement. Aujourd’hui, le monde a changé et notamment le monde financier : particuliers et entreprises ont maintenant à leur disposition pléthore de solutions de financement. La difficulté est l’inverse du 19e siècle : parvenir à identifier les bonnes solutions dans ce trop-plein d’information parfois très technique. Dans ce contexte, on a en gros deux cas de figure : celui des coopératives importantes et installées qui n’ont pas de problèmes de fonds propres et qui grâce au système ESS vertueux, n’ont aucune difficulté de trouver les banquiers qui aiment investir en cadre sécurisé. Et à l’autre bout, on a les jeunes et petites coopératives qui sont en grand besoin d’argent car l’apport cumulé et mutualisé des sociétaires ne suffit pas. Dans les métiers de services peu gourmands en investissement, la faiblesse du capital n’est pas un problème. Mais dans des métiers nécessitant des équipements matériels ou de l’innovation et de la R&D, l’enjeu peut être déterminant, comme l’illustre la complexité de soutenir des salariés qui créent un collectif pour reprendre leur entreprise en coopérative.
Services identiques pour les sociétaires et les non sociétaires
Donc si on comprend bien pourquoi une jeune coopérative a besoin d’argent et donc du capital de ses membres pour pouvoir fonctionner, quel peut être l’intérêt d’une grande coopérative de continuer à solliciter ses nouveaux membres (clients, entreprises ou salariés) pour amener du capital alors qu’elle a déjà de solides fonds propres ? La première raison qui vaut dans tous les métiers est la résultante du fameux principe de la « porte ouverte » : une coopérative est (en principe) une organisation qui permet à ses membres de venir et partir facilement (d’où la forme à capital variable). Et de ce point de vue, il n’y a aucune raison de faire deux poids deux mesures entre ceux qui ont amené du capital qui a solidifié la structure et ceux qui arrivent ensuite. La seconde raison est consubstantielle de l’identité coopérative : en principe, on ne peut pas bénéficier des services d’une coop ou d’une mutuelle si on n’est pas en même temps sociétaire. C’est le fameux principe de double qualité : « tu as le droit au service, mais en contrepartie, tu t’engages, notamment financièrement ».
Des lois coopératives perfectibles
Malheureusement, au fil du temps, le droit des sociétés a évolué en ignorant totalement la spécificité coopérative et la plupart des lois coopératives ont dû s’adapter et accepter qu’une coopérative puisse faire bénéficier de ses services des clients ordinaires n’ayant pas souscrit de part sociale. Sur le fond, cette évolution n’est pas illogique : sur un territoire donné, il est par exemple pertinent qu’une CUMA, coopérative d’utilisation de machines agricoles, puisse faire bénéficier de son parc machines sa Communauté de Communes pour l’entretien de ses espaces publics. La loi coopérative générique a entériné cette possibilité en admettant un seuil de 20% d’activité réalisé avec des clients non associés. Mais elle a aussi entraîné des incohérences : la loi sur les Scop, coopératives de travail, impose que le collectif des salariés associés soit majoritaire avec au moins 51% du capital social, mais ne dit rien sur le nombre ou le pourcentage d’associés qui doit détenir cette majorité. Autrement dit, rien n’empêche dans la loi de créer une Scop avec 2 salariés qui possèdent 51% du capital et 200 autres qui sont de simples salariés. Seule l’existence d’un réseau d’accompagnement solidement ancré permet d’éviter cette dérive contraire au principe même d’une coopérative.
Quel avantage à devenir sociétaire ?
En tout état de cause, la dilution des coopératives et de leur loi dans le droit commun des sociétés a abouti aujourd’hui à des coopératives avec deux types de clients ou utilisateurs : ceux qui sont associés (les sociétaires) et ceux qui ne le sont pas. Dans les banques coopératives, tous sont clients, mais les sociétaires sont moins nombreux. Et la très large majorité des souscripteurs de parts sociales ne comprennent pas le sens de leur contribution, souvent moins de 200€, ou ignorent même qu’ils sont sociétaires. Immobiliser 100€ dans sa banque ou rien du tout, quelle différence ? C’est comme si on avait 100€ de plus sur son Livret sauf que c’est dans la case « part sociale ». Dans les Scop, coopératives de travail, qui ont fait le choix – comme la loi le leur permet – d’accueillir de simples salariés non associés, même bizarrerie : pourquoi souscrire au capital de sa coopérative et devenir sociétaire alors qu’on bénéficie des mêmes avantages que ceux qui sont sociétaires, notamment financiers (la part des bénéfices dite part travail) ? Les puristes mettront en avant la possibilité pour les salariés de participer aux assemblées générales, d’avoir le droit à la parole dans les instances formelles et de pouvoir postuler aux instances de direction. Mais combien dans une entreprise sont motivés par cette perspective ? La très large majorité des travailleurs attend surtout la sécurité de son emploi, une bonne relation avec son N+1 ou ses collègues et voit la différence Scop en touchant plus de participation et d’intéressement qu’ailleurs. La très large majorité des travailleurs n’ont aucune envie de s’engager davantage ou d’aspirer à des responsabilités managériales.
Des avantages sur le service rendu
Et donc, quel intérêt de devenir sociétaire ? Répondre à cette question mérite une réflexion plus approfondie, mais en première analyse, la réponse est triviale : on ne peut encourager quelqu’un à devenir sociétaire que si on lui propose quelque chose de différent, et pour tout dire, quelque chose en plus que n’ont pas les autres clients ou utilisateurs. Pour ceux qui, minoritaires, sont motivés par un engagement militant, l’accès à la co-décision, la possibilité de devenir co-acteur est un réel levier. Mais pour tous les autres, il faut nécessairement des leviers plus concrets. Mieux rémunérer le capital investi ? Ce n’est pas l’approche ESS qui se distingue des autres entreprises par la priorité au service rendu et considère le capital comme un outil nécessaire, mais secondaire. Et les lois coopératives sont conformes à cet esprit avec toutefois une exception : la loi sur les Scop qui est la seule à pouvoir consacrer jusqu’à 33% de ses bénéfices (excédents) à la rémunération des parts sociales, ce qui dans certains cas, peut être extrêmement motivant. Donc Scop excepté, pas question de jouer sur la carotte du capital. Reste la carotte du service rendu, qui est bel et bien la priorité d’une coopérative ou une mutuelle : on mutualise nos efforts pour se procurer mutuellement des services meilleurs et moins chers. Et c’est bien sûr cette carte là qu’il faut jouer. En clair, une mutuelle ou une banque motivera plus de clients au sociétariat lorsqu’elle comprendra que c’est sur son cœur de métier qu’elle doit apporter des avantages tarifaires ou de services meilleurs aux sociétaires. De même, un salarié de Scop sera plus motivé pour devenir associé s’il sait que moyennant cet engagement, il aura un avantage comparatif en termes de sécurisation ou rétribution du travail (quelle qu’en soit la forme à adopter en phase avec le cadre législatif). C’est ça, la logique coopérative et mutualiste : la priorité au service et à l’utilité sociale. Et donc il est normal aujourd’hui qu’une coopérative (ou une mutuelle) puisse ouvrir ses services à tous. Mais il est tout aussi normal de récompenser l’engagement supplémentaire des sociétaires par des avantages réellement différenciants par rapport aux autres utilisateurs. Le principe mutualiste, c’est l’égalité en ce qui concerne le capital (une personne = une voix), mais c’est l’équité en termes de service. L’immense majorité des dirigeants coopératifs et mutualistes et même leurs juristes confondent dans leurs statuts logique capitalistique et logique de services de l’ESS et n’ont pas le temps de prendre de la hauteur pour explorer les possibilités réelles de faire vivre dans le droit leur projet coopératif ou mutualiste. Les lois sont compliquées, surtout en France. Le carcan du droit commun et du droit de chaque branche est réel. Mais les espaces existent.
Pierre Liret, expert coopératif, formateur, conférencier, membre de Coopaname
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