Note de lecture de Matthieu Hély concernant l’ouvrage de Pascale Dominique Russo : Souffrance en milieu engagé. Enquête sur des entreprises sociales. Editions du faubourg, 2020.

Avec l’augmentation du nombre de salariés, les conditions de travail et d’emploi dans les entreprises de l’économie sociale et solidaire sont désormais devenues un enjeu central pour l’identité de ce mouvement. En effet, les entreprises « ordinaires » à but lucratif se sont adaptées aux préoccupations de la société et entendent désormais, comme le dit l’article 1833 du Code civil révisé par la loi dite « PACTE »[1] LOI n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises. de 2019 : « prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux » de leur activité. Certaines vont même jusqu’à définir leur « raison d’être » dans leurs statuts. Le temps où l’économiste Milton Friedman pouvait écrire que la seule responsabilité sociale de l’entreprise est de faire du profit relève clairement d’une autre configuration historique du capitalisme[2]Friedman, Milton. « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits, by Milton Friedman ». The New York Times Magazine, septembre 1970. . De fait, les frontières entre le périmètre des entreprises consacrées par la loi de 2014 relative à l’économie sociale et solidaire et les entreprises capitalistes s’érodent dangereusement en dépit des dénégations des forces historiques de l’économie sociale[3]   « Loi Pacte : le projet de société à mission est « une fausse bonne idée » ». Le Monde.fr, 15 mars 2019.. Autrement dit, le temps où l’ESS se contentait d’invoquer ses valeurs fondatrices pour se différencier de l’économie de marché est révolu. Il lui faut désormais démontrer ses spécificités par les pratiques qu’elle organise. Ce n’est en effet pas le moindre des paradoxes de l’ESS que de se poser en alternative au tout marché quand, dans le même temps, la principale confédération patronale, l’union des employeurs de l’ESS, a apporté son soutien à toutes les réformes néolibérales du marché du travail : de la loi travail de 2016 à celle des retraites à point de 2020. Dans un contexte que certains qualifient de « guerre sociale »[4]Godin, Romaric. La guerre sociale en France: Aux sources économiques de la démocratie autoritaire. La Découverte, 2019., l’ESS aurait-elle fini par se rallier au camp du capital ?

 

L’orée de la décennie 2010 avait été marquée par la création du syndicat ASSO (plusieurs syndiqué(e)s font d’ailleurs partie des personnes rencontrées par Pascale Dominique Russo), désormais affilié à l’Union syndicale Solidaires, qui entendait dénoncer la spécificité des conditions de travail à l’oeuvre dans le secteur associatif[5]Hély, Matthieu, et Maud Simonet. « Le monde associatif en conflits : des relations professionnelles sans relation ? » In L’année sociale 2011, édité par Sophie Béroud, Nathalie … Continue reading. La décennie 2020 s’ouvre avec la publication du livre rédigé par Pascale Dominique Russo. L’auteure est loin de découvrir l’ESS. Elle a en effet exercé pendant vingt ans le métier de journaliste spécialisé dans le secteur social et a été salariée de la mutuelle Chorum à partir de 2007 pour rédiger la newsletter du CIDES (Pôle de recherche ESS de la mutuelle)[6]https://www.chorum-cides.fr/. Il s’agit donc d’un ouvrage documenté et s’appuyant sur de nombreux témoignages de salariés, syndiqués ou non, comme de représentants des directions des entreprises de l’ESS concernées. Seule la direction de la MACIF a refusé, par deux fois, les sollicitations de l’auteure. L’ouvrage de Pascale Dominique Russo n’est donc pas un pamphlet à la manière d’un « livre noir de l’ESS » qui viendrait dénoncer des injustices. Comme elle l’indique en introduction, « l’origine du malaise que je cherche à mettre à jour ici est profonde et systémique » (p.21). Sans prétendre à l’exhaustivité, les situations décrites ne sont pas limitées aux seuls cas examinés. Certes, on pourrait reprocher à l’auteure de généraliser à partir d’organisations bien particulières. Compte tenu de l’ampleur du champ de l’ESS, l’auteure a en effet concentré son enquête auprès des mutuelles (Chorum et la MACIF) et du monde associatif (Groupe SOS, France Terre d’Asile, Emmaüs France, Emmaüs international et Emmaüs Solidarité). Ceci-dit, bien d’autres exemples, comme la Croix-Rouge, sanctionnée par l’inspection du travail en 2015[7] « Heures supplémentaires : la Croix-Rouge épinglée par l’inspection du travail », Le Parisien, 31 mai 2015., ou la Sauvegarde du Nord, dont la fusion avec l’ADSSEAD (Association de Services Spécialisés pour Enfants et Adolescents en Difficulté) a engendré une dégradation des conditions de travail des travailleurs sociaux œuvrant dans la protection de l’enfance[8]Carreras Laure, « Le processus de concentration dans le secteur associatif social et médico-social et ses incidences sur le travail et l’emploi. L’exemple d’une fusion-absorption à la … Continue reading, auraient ainsi pu être convoqués. En outre, Pascale Dominique Russo indique clairement son attachement aux organisations de l’ESS et elle ne souhaite pas les voir disparaître. Loin d’être un pamphlet sans nuance, son livre doit donc être compris comme un appel à renouer avec les valeurs originelles afin de « participer à un renouveau de la démocratie en entreprise » (p.23).

 

L’ouvrage est organisé en trois parties : les dérives hiérarchiques et autoritaires y sont tout d’abord évoquées en contrepoint de l’idéal démocratique revendiqué par l’ESS. On y apprend ainsi que le délégué général de France Terre d’Asile est en poste depuis vingt-trois ans et que le conseil d’administration est soigneusement mis à l’écart des négociations sur l’organisation du travail puisqu’il n’a pas « à se substituer évidemment à la partie opérationnelle » comme l’indique la direction générale. L’ouvrage rappelle que l’association France Terre d’Asile a été condamnée en juillet 2017 par les prud’hommes de Paris à verser à son ancienne directrice de l’accompagnement et de l’hébergement des demandeurs d’asile : 15 000 euros de dommages et intérêts pour « harcèlement moral » et 38 000 euros pour « licenciement nul ». L’institution a ainsi pointé «  des pratiques managériales humiliantes, une mise à l’écart, des attitudes persécutrices ayant eu pour conséquence d’altérer la santé physique et mentale de la salariée » (p.44-45). Dans un autre registre, le Groupe SOS, composé de trois associations fondatrices : SOS Drogue international (1984), SOS Habitat et soins (1985) et SOS Insertion et alternatives (1995), se singularise par une stratégie de concentration organisationnelle qui pratique l’évitement des « effets de seuil » imposés par la législation des institutions représentatives du personnel. Bien que la cellule « commerce et services » comprenne 400 salariés, elle est organisée en entités de 50 salariés afin qu’il n’y ait pas délégué syndical selon l’un des anciens salariés interrogés. Par ailleurs, en dépit de son discours humaniste, le groupe SOS se conforme aux pratiques managériales ordinaires et son organisation verticale est « finalement d’une facture très classique » (p.52).

 

Le second chapitre, intitulé « au nom de la concurrence, tout semble permis », met en lumière les logiques de concentration à l’œuvre dans le domaine des mutuelles et les nouvelles formes de financement du monde associatif qui se rapprochent davantage du marché public que de la subvention. Cette intensification des logiques concurrentielles a des effets manifestes sur la manière dont les entreprises de l’ESS organisent leurs relations sociales. Dans le cas de la MACIF[9]Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et des salariés de l’industrie et du commerce., Pascale Dominique Russo note que la transformation managériale, engendrée par le projet de fusion avec AESIO (une mutuelle dédiée à la santé et à la prévoyance), a été réalisée « à la hussarde » : «  le tournant a été mal préparé et le rythme des changements est trop soutenu, comme l’indiquent les auteur [d’une étude réalisée à la demande du CHSCT] : les plans se sont succédés pendant cinq ans, la demande de rentabilité commerciale devenant l’alpha et l’oméga des directions. Le conseil d’administration dans sa presque totalité y ayant donné son aval » (p.74). Comme le note Pascale Dominique Russo, la MACIF n’est pas un cas isolé. La plupart des mutuelles sont concernées par ce processus de concentration comme l’indique l’auteure : en 2006, on recensait 1 200 mutuelles dans le domaine de la protection sociale complémentaire contre 400 en 2019. D’où cette interrogation formulée par l’Union nationale de prévoyance de la mutualité française (UNPMF) : « le passage du code de la mutualité au code de l’assurance n’a-t-il pas jeté aux oubliettes le principe fondateur des mutuelles, un homme égale une voix, et n’a-t-il pas renforcé par la même l’hégémonie des grosses mutuelles ? » (p.84). Dans le monde associatif, la concentration est également un processus à l’œuvre. Le cas de deux associations de la Gironde, MANA[10]Imana signifiant « forces vitales qui désignent tout ce qui est la chance, la vie, le divin », et ALEMA (Accueil loisir enfant de Martignas-sur-Jalle), toutes deux absorbées par le Groupe SOS, est exemplaire. Pour ces deux associations, l’intégration au sein du groupe s’est traduite par une reprise en main de la gouvernance, avec la constitution d’un nouveau C.A. dont les membres ont été nommés par le groupe SOS, et une rigidification des rapports hiérarchiques avec une standardisation des procédures de travail. Pascale Dominique Russo ne s’étant pas limitée aux témoignages critiques à l’encontre de SOS, les justifications données par le service de communication s’avèrent tout à fait instructives. Selon ce dernier, ce sont les directions des organisations qui font appel à eux « pour pouvoir s’adosser à une organisation outillée afin de leur permettre de pallier les difficultés qu’elles rencontrent ou pour maximiser leur développement ». Le contrat serait d’emblée clair, « La décision est prise en toute connaissance de cause. L’association est informée des conséquences d’une intégration et du mode de fonctionnement de notre groupe » (p.107). Les cas de France Terre d’Asile, d’Emmaüs Solidarité et des Missions locales montrent ensuite que la concurrence organisée par la puissance publique peut prendre des formes plus ou moins radicales selon les secteurs et l’identité des groupements qui disposent de plus ou de moins de ressources pour en limiter les effets. Néanmoins, tout se passe comme si le modèle associatif, disposant de ressources publiques stables par la subvention et contribuant à l’extension des missions de l’État social, était derrière nous.

 

Enfin, le troisième chapitre pointe les écarts entre les discours de promotion de l’ESS, qui insistent sur le registre du « sens » et de « l’accord avec ses valeurs », et la réalité des conditions de travail. Le récit des déconvenues salariales est ainsi tout à fait révélateur de l’enrôlement au travail par les valeurs. A cet égard, le témoignage d’une ex-chargée de communication du Groupe SOS est exemplaire : « la pratique la plus courante est la rémunération au SMIC, quelque soit le niveau d’études du candidat. Nos interlocuteurs invoquent l’éthique de l’entreprise. L’économie sociale et solidaire a bon dos ! À SOS, en 2014, on est passés de 19 000 € bruts annuels pour les “petits salariés” dont je faisais partie, à 40 000 euros et plus pour les responsables dont nous dépendions. Il n’y a pas de grille de salaires et aucune négociation n’est possible. » (p.135). La réponse du service communication, rapportée par l’auteure, balaie l’objection : « sur 18 000 collaborateurs, il est normal que certains ne trouvent pas leur bonheur, d’autant plus que dans le champ de l’intérêt général, on observe une surreprésentation de candidats qui idéalisent le secteur et peuvent être déçus par les contraintes et l’exigence de nos organisations, alors même que nous avons une responsabilité de bonne gestion, d’efficience et d’impact, auprès de nos partenaires et surtout de nos usagers bénéficiaire ». SOS affirme faire évoluer « ces jeunes collaborateurs et responsabiliser très tôt l’expertise des jeunes cadres » (p.136). Or, la question salariale est loin d’être anecdotique. Et de nombreux travaux académiques ont mis en évidence le différentiel significatif existant dans les rémunérations entre individus partageant des caractéristiques identiques en termes d’expériences, de qualifications et de postes de travail[11]Narcy, Mathieu. « Le travail associatif : des salariés intrinsèquement motivés ». In Le travail associatif, édité par Matthieu Hély et Maud Simonet, 19‑32. Nanterre: Presses … Continue reading. Or, comment l’ESS pourrait-elle envisager convertir le capitalisme à ses « bonnes pratiques » sans aborder sérieusement l’enjeu de la rémunération. En renonçant à interroger sérieusement les fondements de la valeur économique et en reprenant, à bon compte, la morale sacrificielle du « don de soi », l’ESS se condamne elle-même à demeurer une « économie dominée dans une économie dominante » comme nous l’avions écrit avec Pascale Moulévrier[12] Hély, Matthieu, et Pascale Moulévrier. L’économie sociale et solidaire: de l’utopie aux pratiques. Paris: La Dispute, 2013. .

 

Dans sa conclusion, Pascale Dominique Russo n’adopte pas une posture dénonciatrice qui aurait consisté à stigmatiser les pratiques de telle ou telle organisation. En effet, au-delà de l’amélioration des formes d’organisation du travail, c’est bien le « contexte » concurrentiel dans lequel évoluent les organisations de l’ESS qui conduit aux pratiques décrites avec rigueur dans l’ouvrage. Faute de remettre en cause ce cadre, des alternatives existent pour mieux réguler les conflits comme donner une voix délibérative dans les conseils d’administration aux représentations des institutions représentatives du personnel ou développer des outils de prévention des risques. A cet égard, des initiatives existent, comme le recours à la médiation en cas de conflits[13] Voir Juris associations, n° 510 – 15 décembre 2014 – Médiation : des paroles et des actes, autant de pratiques qui, si elles étaient mises en œuvre, favoriseraient une mise en conformité des entreprises de l’ESS avec les valeurs qu’elles proclament. Ce qui, à l’heure de la loi PACTE et de la promotion des « sociétés à mission », constituerait une voie de sortie par le haut à la crise d’identité que traverse l’ESS. Quoiqu’il en soit, l’ouvrage de Pascale Dominique Russo aura contribué, en proposant de regarder sans fard l’ESS telle qu’elle est, à poser les bases d’une prise de conscience lucide des contradictions à l’œuvre et à pointer quelques solutions pour les résoudre. Les institutions de l’ESS, et en particulier les organisations patronales, pourront choisir de l’ignorer. Mais ce serait alors au prix d’une dissolution des « spécificités » de l’ESS dans les eaux glacées du néolibéralisme.      

 

 

Matthieu HELY, Professeur de sociologie, Versailles SQY

 

 

 

 

 

 

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References

References
1 LOI n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.
2 Friedman, Milton. « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits, by Milton Friedman ». The New York Times Magazine, septembre 1970. 
3    « Loi Pacte : le projet de société à mission est « une fausse bonne idée » ». Le Monde.fr, 15 mars 2019.
4 Godin, Romaric. La guerre sociale en France: Aux sources économiques de la démocratie autoritaire. La Découverte, 2019.
5 Hély, Matthieu, et Maud Simonet. « Le monde associatif en conflits : des relations professionnelles sans relation ? » In L’année sociale 2011, édité par Sophie Béroud, Nathalie Dompnier, et David Garibay, Syllepse, 2011, p.127‑139.
6 https://www.chorum-cides.fr/
7 « Heures supplémentaires : la Croix-Rouge épinglée par l’inspection du travail », Le Parisien, 31 mai 2015.
8 Carreras Laure, « Le processus de concentration dans le secteur associatif social et médico-social et ses incidences sur le travail et l’emploi. L’exemple d’une fusion-absorption à la Sauvegarde du Nord », mémoire de Master 2 Sociologie des Métiers de l’Expertise du Travail et des Associations META 2018-20
9 Mutuelle assurance des commerçants et industriels de France et des cadres et des salariés de l’industrie et du commerce.
10 Imana signifiant « forces vitales qui désignent tout ce qui est la chance, la vie, le divin »,
11 Narcy, Mathieu. « Le travail associatif : des salariés intrinsèquement motivés ». In Le travail associatif, édité par Matthieu Hély et Maud Simonet, 19‑32. Nanterre: Presses Universitaires de Nanterre, 2013
12 Hély, Matthieu, et Pascale Moulévrier. L’économie sociale et solidaire: de l’utopie aux pratiques. Paris: La Dispute, 2013.
13 Voir Juris associations, n° 510 – 15 décembre 2014 – Médiation : des paroles et des actes





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