Dans son ouvrage Réinventer le mutualisme (éd. Les petits matins, 2023), Christian Oyarbide, dirigeant mutualiste, met un coup de pied dans la fourmilière. Pour lui, le mutualisme se revendique certes toujours de certaines valeurs, comme la solidarité ou la démocratie, mais ne prend plus la peine de réinterroger leur sens historique ou leur incarnation présente.
« Et si l’on se shootait aux utopies mutualistes ? », suggère-t-il. « Et si l’on reprenait plaisir à être utiles aux autres ? Et si on repensait le mutualisme ? Ou plutôt si on repensait au mutualisme comme une des voies possibles de transformation du monde ? ». A l’aide du questionnement philosophique, Christian Oyarbide nous invite à retrouver les fondements du mutualisme et à en réaffirmer une raison d’être exigeante, qui le distingue clairement de ses concurrents du monde lucratif.
L’auteur nous propose ci-dessous quelques extraits du livre, dans le style à la fois direct et décalé qui fait sa singularité.
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C.O. – « Le mutualisme porte une histoire riche, contrastée, bousculée. Mais, aujourd’hui, il ronronne sur des mots-valeurs dont il ne prend plus la peine de questionner ni le sens historique, ni l’incarnation présente, ni les espoirs d’avenir. Alors, ces valeurs s’étiolent et le mutualisme avec elles : il est devenu le royaume des passions finissantes.
J’entame donc cette partie sur une proposition : ouvrons une « salle de shoot » aux utopies mutualistes ! J’enchaîne avec les impératifs qui devraient nous guider pour proposer des (re)formulations de notre raison d’être et de nos valeurs essentielles. Immédiatement, il faut préciser que ces (re)formulations sont partielles et partiales. Partielles parce qu’elles doivent se couler, se mouler, dans les spécificités de chaque mutuelle. Partiales parce qu’elles s’appuient sur une conception militante de la mutualité, une conception délibérément clivante.
Chapitre 1 : Se shooter aux utopies mutualistes
Proposition étrange ? Ras le bol d’égrener des motifs raisonnables d’être mutualiste ! Et donc ? Si nous nous laissions aller à nous shooter aux utopies, à prendre le risque d’affirmer que réenchanter l’engagement mutualiste, c’est se donner les moyens de se sentir utile, libre, acteur, aligné, humain ? Rien que ça ? Tout ça ! Je prends le pari que si l’un de ces mots, un seul, fait écho en vous à une envie inassouvie, un rêve inabouti, alors nous pouvons, ensemble, réfléchir à comment « refaire mutualité ». Mais attention ! Peu de mutuelles sont aujourd’hui outillées en utopies. Et pourtant ? Si nous rêvions de nous sentir…
Utiles ?
La mission d’une mutuelle, c’est d’être utile. Utile aux autres, utile à l’autre. Utile à celui qui en a le plus besoin. À tous ceux qui en ont besoin. Utile au monde. Cette mission ne souffre pas de compromis. Dans une période de quête de sens, quoi de plus exaltant que d’être au service d’une utilité qui nous grandit, nous dépasse ? Évidemment, « être utile », c’est bien davantage qu’exécuter un contrat, calculer des résultats, empiler des process ou marketer des services. Mais alors, qu’est-ce que c’est ?
Libres ?
Être utile, c’est d’abord s’octroyer la liberté de penser aux autres. La liberté de rêver que nous pouvons faire plus que de payer des prestations, rembourser des prêts ou prendre en charge des bris de pare-brise. Rêver que nous pouvons donner accès à la santé, au logement, à la mobilité. Prendre conscience que cette mission non seulement nous oblige mais nous rend légitimes à enjamber tout ce qui entrave : réglementations, injonctions de l’État ou du marché.
Libres et légitimes d’imaginer que nos ressources mutualistes (données, logiciels, argent, adhérents, bénévoles) puissent servir à régler les vrais problèmes des vraies gens. Libres de prendre le temps de les écouter, de leur donner la parole, parce que le temps mutualiste échappe au court-termisme financier ou mercantile. Libres d’apprendre de ceux qui innovent. Libres de nous tromper, de chercher, d’inventer. Libres de faire éclore des relations, des engagements qui ne doivent rien à l’argent, au contrat, au process. Libres de nous mettre collectivement en mouvement : élus, salariés, adhérents, délégués, bénévoles, militants, citoyens, acteurs qui partagent notre envie d’être utiles…
Quel plaisir, quand on croit être isolé, reclus dans les espaces qui nous sont assignés, de sentir qu’il est possible, tous ensemble, d’aller plus loin, d’aller ailleurs ! Le mouvement crée le mouvement, l’envie des uns relaie celle des autres et ce qui semblait être un rêve soudain s’incarne. Mais pour aller où ?
Acteurs ?
Pas besoin de boussole. Les valeurs mutualistes guident et pavent le chemin vers l’utilité. Même si les pavés sont parfois glissants. Prenons l’exemple de la démocratie. Beaucoup d’entre nous – élus et salariés mutualistes – vivons, dans nos organismes, la démocratie – la vraie – comme une contrainte : la démocratie, la vraie, c’est lent, c’est « prise de tête ». Et pourtant, dans les sociétés modernes, elle est partout désirée et partout menacée. Ses formes traditionnelles se sont essoufflées, mais partout germent de nouvelles pousses démocratiques qui expérimentent et proposent.
Rêvons un instant d’une mutuelle dans laquelle la délibération et la dispute bienveillante seraient la règle, la mesure. Une mutuelle en mouvement, créative, qui, à tout instant, se poserait collectivement la question du sens de son action, qui ne craindrait pas d’affronter et d’assumer par l’argumentation les inévitables tensions entre utilité et économie. Quel beau laboratoire, quel bel exemple pour tous ceux qui croient possible de réinventer la démocratie ! Et quel pied de nez à tous les populistes de mauvais augure ! Quelle bonne raison de témoigner devant tous ceux qui rêvent encore d’un monde meilleur ! Ne boudons pas notre plaisir d’être présents au monde avec tous les acteurs de sa transformation.
Alignés ?
Agir en étant utile, agir selon des valeurs… Sentir qu’un collectif engagé partage les mêmes interrogations et les mêmes buts, par-delà ou avec nos différences, quoi de plus réconfortant ? Il est d’usage aujourd’hui de désigner cette sensation sous l’expression « se sentir aligné ». Je ne développe pas : tout un chacun a vécu la souffrance de ne pas l’être et le plaisir de le redevenir.
Simplement humains ?
Le projet mutualiste permet, collectivement et individuellement, par l’alignement des buts (être utile) et des voies (les valeurs), de dépasser une bonne partie des tensions qui traversent toute action, tout acteur. Il offre la liberté de conjuguer les plaisirs des chemins singuliers et ceux d’une universelle utilité. Libre, singulier et universel, en un mot : humain.
Chapitre 2 : Affronter nos devoirs mutualistes
Nos devoirs mutualistes sont à mon sens de trois ordres.
Questionner notre utilité
Le mutualisme n’a de nécessité spécifique que s’il imagine des réponses différentes de celles proposées par le marché ou l’État aux besoins de ses adhérents et, au-delà, des populations les plus en difficulté. Aucune raison ne saurait justifier l’abandon de cette exigence. Si, dans la mutualité, il n’y a pas l’énergie, le courage et l’inventivité pour résister aux injonctions externes et repenser ces réponses à la lumière des besoins du moment, alors le mutualisme n’a plus d’utilité.
Aujourd’hui, les espaces et les moyens d’intervention pour être utiles sont immenses. Mais ils sont largement à réinventer. Si nous ne savons pas nous saisir de cette opportunité, alors ne déplorons pas d’être perçus par nos gouvernants comme des supplétifs d’une Sécurité sociale étatisée et ne fustigeons pas le manque d’enthousiasme des jeunes à s’engager avec nous.
Une mutuelle ne peut pas faire l’économie du débat démocratique sur son engagement à activer de telles réponses. Pour cela, nous devons réaffirmer et prouver que l’horizon de notre raison d’être dépasse les seules dimensions assurantielles de nos activités. Il nous faut élargir nos finalités de la couverture d’un risque à la prise en charge de besoins essentiels (accès aux soins plutôt que complémentaire santé, accès au logement plutôt qu’assurance des emprunteurs, autonomie plutôt qu’assurance auto…), mais aussi nous engager à peser sur les conditions économiques et sociales qui génèrent ces besoins.
La reformulation de la mission du mutualisme est donc un préalable à l’affirmation de son utilité. Mais cette reformulation passe par celle de notre ambition. Les mutuelles ont-elles pour mission de jouer le plus utilement possible dans les règles imposées par d’autres (le marché, la finance, l’État, les régulateurs) ? De changer ces règles du jeu ? Ou encore de changer le jeu ? Quelle que soit la réponse, être mutualiste, c’est au minimum être au clair collectivement sur notre mission et démontrer par l’exemple, par l’action, comment celle-ci nous rend spécifiquement utiles aux autres.
La forme mutualiste nous impose de travailler démocratiquement cette utilié: c’est d’ailleurs par l’alchimie de la démocratie que la non-lucrativité se transforme en valeur ce qui ne serait, sans elle, qu’une modalité économique d’exercice d’un métier. C’est cette alchimie qui permettra de nous mettre collectivement en mouvement, au même rythme et à l’unisson.
Les organisations prétendant diriger – au sens d’un chef d’orchestre – ce mouvement doivent également travailler leurs partitions. Si elles se limitent à la défense des intérêts de leurs membres (les mutuelles), elles ne peuvent se réclamer de valeurs universelles. Si elles prétendent ontologiquement être « utiles au monde », elles doivent s’outiller pour aider leurs mutuelles à le prouver.
Ne jamais sacrifier une valeur
Les multiples dimensions de l’utilité mutualiste, comme les valeurs qui les guident, sont parfois contradictoires, mais elles sont indissociables. Il n’est pas concevable de sacrifier les unes aux autres sans débat : elles se nourrissent mutuellement et n’ont de sens que si elles font système.
L’omerta sur les tensions entre nos valeurs, ou entre celles-ci et nos formes d’utilité, débouche toujours sur la victoire des solutions les moins coûteuses ou des plus rentables. L’élucidation collective de ces tensions et des critères de choix qui hiérarchisent les réponses fait partie intégrante de la démocratie mutualiste : elle n’en est pas un préalable, elle en est la substance.
La référence aux valeurs guide ces choix : notre devoir minimal est d’incarner celles-ci dans le pilotage de nos mutuelles.
Repenser notre mission
Mais l’invocation des valeurs nous oblige bien au-delà de l’exécution vertueuse du contrat d’assurance qui nous relie à nos adhérents. L’horizon du mutualisme, c’est de défendre les valeurs pour elles-mêmes et pas seulement pour leur utilité dans nos métiers. Nous devons incarner les valeurs non pas pour nous différencier, mais pour prouver par l’exemple à l’ensemble de la société que l’on vit mieux avec ces valeurs. Ce « mieux » reste à définir et nous impose de formuler notre raison d’être. Mais, là aussi, celle-ci ne sera mutualiste que si elle dépasse nos métiers et nos engagements contractuels pour parler à l’ensemble de la société.
Certes, nous ne pouvons pas prétendre avoir à dire, et encore moins devoir agir, sur tous les problèmes du monde. Nous devons donc préciser où, quand et comment nous sommes utiles et comment cette utilité limitée contribue à une utilité plus globale, transformatrice du monde. Nous devons donc également admettre de devoir dire et agir avec d’autres et choisir nos amis. Ces amis, selon moi, se trouvent parmi tous ceux qui œuvrent pour construire un monde durablement habitable. Ils ne sont donc pas nécessairement ni exclusivement dans le camp mutualiste.
Éclairer ces lignes de front est une absolue nécessité si nous voulons éviter les confusions. Cependant, nous ne serons crédibles – y compris à nos propres yeux – que si nous acceptons d’incarner nos « dire » dans nos « agir ». Les critères d’évaluation des impacts de cette incarnation doivent donc également et urgemment être repensés si nous ne voulons pas courir après ceux élaborés par nos adversaires.
Évidemment, les valeurs, ça coûte : en termes d’écoute, d’efforts d’imagination, de bienveillance. Et ce d’autant plus que le nombre de personnes concernées par leur mise en œuvre est plus grand. Il n’y a pas d’économies d’échelle dans la solidarité ou la démocratie les deux valeurs mutualistes les plus incontournables ! À l’inverse, l’exemplarité dans l’incarnation ne vaut pas moins parce qu’elle s’adresserait à un plus petit nombre. Petites et grandes mutuelles ont des devoirs à proportion de leur taille, mais leur utilité ne se mesure pas à l’aune de celle-ci. »
Propos recueillis par Camille Dorival, consultante chez Coopaname et journaliste
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