Un évènement attendu qui se concrétise : celui de regrouper, au niveau européen les forces de l’économie sociale[1]Rappelons que le terme ESS est peu usité au plan européen et que c’est « l’économie sociale » qui est privilégiée. Nous utiliserons donc ce terme., mais aussi et surtout les décideurs politiques pour arriver à promouvoir l’économie sociale dans toutes ses dimensions, en prenant en compte l’évolution de la société et cette forme d’économie qui, au fil du temps, s’adapte aux contextes nationaux, européens et internationaux.
Durant ces deux jours (lundi 12 et mardi 13 février 2024 à Liège), des acteurs de terrain, des scientifiques, des décideurs politiques et d’autres parties prenantes ont, ainsi pu échanger « autour de modèles économiques innovants, résilients et inspirants pour une Europe plus sociale et plus durable ». Et, disons-le, nous n’avons pas été déçus, tant par les rencontres, exemples et modèles présentés que par le niveau de réflexion et de proposition des représentants de chaque pays ou de chaque secteur d’activité ou entreprise. Nous avons pu constater combien l’économie sociale est au cœur des changements en cours, sur tous les plans : économique, environnemental, social, voire politique (trop peu !). Mais nous avons pu mesurer combien il nous faut rester vigilants pour préserver un modèle économique en évolution, encore fragile car à contrecourant de la conception dominante de l’économie.
La Présidence belge du Conseil de l’Union européenne a fait de l’Économie Sociale une de ses priorités et c’est à ce titre qu’elle a voulu souligner le potentiel de l’économie sociale pour agir dans toutes les transitions « inclusive, verte et numérique ». Ces deux jours ont par conséquent été aussi l’occasion de réunion une Conférence des Ministres européens en charge de l’Économie Sociale, ainsi qu’une réunion du Comité de suivi de la Déclaration de Luxembourg.
Cette démarche s’inscrit pleinement dans les évolutions en cours pour l’économie sociale et particulièrement l’adoption d’une Recommandation du Conseil de l’OCDE sur l’économie sociale et l’Innovation sociale, l’adoption de la Résolution et des conclusions sur le travail décent et l’économie sociale, la résolution des Nations Unies sur l’Économie Sociale et Solidaire ou le plan d’action européen pour l’Économie Sociale, ou encore dernièrement la première recommandation du Conseil de l’UE relative à la mise en place de conditions-cadres pour l’Économie Sociale.
Si politiquement, au niveau européen, il semble qu’il y ait une véritable prise en compte de l’économie sociale, il est plus que jamais nécessaire que tous les acteurs et décideurs puissent se retrouver, échanger, construire ensemble un engagement profond pour promouvoir une économie autrement.
Ces deux journées sont une pierre à l’édifice d’une reconnaissance forte de l’économie sociale. Nous reprendrons donc, ici, des moments forts significatifs des avancées en cours.
L’intervention de Christie MORREALE, vice-présidente du gouvernement wallon, ministre de l’emploi, est à ce titre tout à fait significative de l’investissement de gouvernements pour le développement de l’économie sociale comme forme économique à promouvoir car répondant à des besoins essentiels dans le respect de l’humain. Elle souligne, en particulier, qu’il est important de ne pas travailler en silo pour les différentes formes d’entreprises et combien les valeurs et principes de l’économie sociale doivent modifier les conceptions et les actes des autres entreprises. Pour cela, les entreprises de l’économie sociale doivent travailler avec les entreprises classiques. Il faut du dialogue entre les différentes formes d’entreprises.
Nicolas SCHMIT, commissaire européen Emploi et droits sociaux, insiste sur le fait que l’ensemble de l’économie devrait être sociale et environnementale, « ce qui n’est pas le cas ». « Il faut une économie sociale qui occupe le terrain. Il faut faciliter son action, y compris pour le financement. La mise en œuvre du plan pour l’économie sociale doit être soutenue ». Il appelle à maintenir l’élan de l’UE au plan local, national et international.
Plusieurs acteurs, chercheurs, représentants de l’économie sociale ont apporté leurs regards et leurs expériences pour étayer ce besoin de se retrouver, expliciter les travaux à mener, construire ensemble un corpus partagé, ouvrir des pistes pour le présent et l’avenir.
Nous retiendrons particulièrement les interventions de Nadine RICHEZ-BATTESTI (voir son intervention dans la lettre du CIRIEC-France : « ESS et transition inclusive : vers un nouveau récit fédérateur ») et d’Alain COHEUR. Nadine RICHEZ-BATTESTI, après un cadrage précis de ce qu’est l’économie sociale dans toutes ses dimensions et dans son organisation, rappelant ses règles et ses valeurs, souligne que nous sommes face à trois compromis « instituants » faisant de l’action collective les fondements de la coopération : pérennité, justice sociale (égalité, autonomie et participation), création de valeurs encastrées dans le territoire et la proximité et de partage de la valeur négocié (bien différent d’une économie financiarisée et prédatrice). Elle indique que l’économie sociale est potentiellement un vecteur de transition inclusive (sociale, diversité de ces organisations et pratiques démocratiques).
Elle propose alors de mobiliser 3 leviers :
- Convertir l’acteur public aux pratiques de l’économie sociale
- Faire prendre conscience à l’économie sociale de sa modernité et l’assumer
- Faire mouvement.
Elle conclut en disant que « c’est bien tout l’enjeu de la nécessaire élaboration par l’économie sociale d’un nouveau récit fédérateur pour soutenir la conception des transitions inclusives et leur nécessaire élargissement au vivant ».
Pour sa part, Alain COHEUR rappelle que l’économie sociale travaille pour l’ensemble de la société et pour la cohésion sociale de nos sociétés.
Dans nos sociétés, les différentes formes de précarité sont cumulatives pour les personnes et conduisent à une exclusion plus forte. Certaines catégories sont plus touchées : femmes, personnes âgées, chômeurs… Il faut donc une relation entre le secteur public et le secteur privé pour éviter que les situations deviennent dramatiques, il faut travailler sur le long terme. Il est plus que jamais nécessaire de mettre en place une base légale et un cadre fiscal, une administration plus formée, plus connectée, interlocutrice des entreprises de l’économie sociale. Pour cela, il faut de l’accompagnement, s’appuyer sur les territoires et, dans ce cadre, les élus locaux ont un rôle important à jouer.
L’économie sociale a des atouts en fonction du secteur dans lequel elle intervient, soit sur la manière de répondre aux besoins, soit sur les structures porteuses de ces réponses. Elle a des pratiques plus inclusives, a priori. Mais elle ne peut pas le faire toute seule.
Pour mieux vivre ensemble, il faut passer du toujours plus au toujours mieux pour un nouveau vivre ensemble, sortir du modèle de productivité. Il faut entrer dans des logiques plus « servicielles ». L’éducation populaire joue un rôle important en la matière.
Les travaux menés en ateliers ont conforté cette nécessaire réflexion ancrée dans la réalité de l’intervention des acteurs de l’économie sociale. Mais il est aussi important de faire reconnaître l’intervention de ces acteurs. Pour cela, l’économie sociale doit se doter d’outils permettant cette reconnaissance, à la fois en sachant « raconter l’histoire et convaincre les non-convaincus », mais aussi en « changeant d’échelle tout en restant ancré et connecté ». Les participants ont partagé leur avis sur ce changement d’échelle qui nécessite de travailler à l’anticipation des actions. Pour eux, le changement d’échelle passe aussi par la recherche de nouvelles activités, en trouvant des personnes ayant les compétences pour le faire : pour développer, il faut diminuer au maximum les incertitudes.
Au terme de ces deux journées, les ministres ou représentants de 5 pays ont fait une présentation de la feuille de route de Liège, qui vient dans le prolongement des travaux engagés antérieurement à Luxembourg. Ce sont 21 pays européens qui ont signé cette feuille de route.
Christie MORREALE (Vice-présidente du Gouvernement wallon, Ministre de l’Emploi, de la Formation, de la Santé, de l’Action sociale et de l’Économie sociale, de l’Égalité des chances et des Droits des Femmes de Belgique), Amparo MERINO SEGOVIAN (Secrétaire d’État àl’économie sociale d’Espagne), Ivanka SHALAPATOVA (Ministre du travail et de la politique sociale de Bulgarie), Katarzyna NOWAKOWSKA (Vice-ministre de la famille, du travail et de la politique sociale de Pologne) et Maxime BADUEL (Délégué ministériel à l’économie sociale en France)[2]On peut lire l’interview de Maxime Baduel, publié le 30 janvier 2024, qui trace sa feuille de route pour la France : … Continue reading ont ainsi, respectivement, apporté un éclairage sur les résolutions signées :
- L’économie sociale bénéficie d’une reconnaissance internationale. L’état de chaque pays peut jouer un rôle en soutenant des dynamiques fortes dans l’économie sociale, notamment dans les circuits courts.
- L’économie sociale est portée par des valeurs, profondément politique elle est présente dans tous les secteurs d’activités.
- Le sommet de Liège a permis de souligner que nous avons besoin de favoriser l’engagement, de faire société, de démocratie économique face à la montée des extrémismes
- L’économie sociale a le pouvoir d’élargir et transformer l’économie traditionnelle. La force de l’économie sociale est sa gouvernance démocratique.
- L’économie sociale n’est pas une économie sparadrap, elle est vertueuse. Elle apporte des solutions aux transitions.
- Les pays signataires de la feuille de route européenne ont pris plusieurs engagements. Le texte comprend 25 recommandations engageant le pays signataires et l’Union européenne. Les signataires veulent faire de l’économie sociale un pilier du développement de l’économie européenne.
- La feuille de route permet de voir comment tenir les 25 objectifs.
- Ces recommandations comprennent 3 axes :
- Reconnaître l’économie sociale dans les droits nationaux et européens
- Renforcer les financements , faire des investissements dans l’économie sociale, « jouer dans la cour des grands »
- Faire de l’économie sociale le moteur qui contribuera à faire de l’Europe la plus grande puissance économique et sociale et écologique
- Cette feuille de route permettra de partager un projet commun dans 21 pays. Elle favorisera la reconnaissance mutuelle des structures, permettra l’ouverture à tous les dispositifs pour les structures de l’économie sociale, cela pourrait passer par une réforme d’exemption pour toutes les catégories, encourager l’innovation sociale et l’entrepreneuriat social.
- Il convient de développer les services d’intérêt économique général (Sieg) et les services d’intérêt général (Sig).
- Il convient également de promouvoir et développer une économie de la coopération, de l’innovation sociale, des solutions du quotidien par et pour les citoyens.
- Pour cela doit être mise en place une triple stratégie :
- Développer des activités résilientes
- Favoriser l’accès de l’économie sociale au droit commun ou l’accès à des dispositifs innovants
- Développer et promouvoir ce mode d’entreprendre
Pour conclure, il est indiqué que l’économie sociale est un exemple de démocratie et d’économie. Elle est un modèle féministe qui promeut l’inclusion, elle est la preuve de faire différemment et mieux. Il est demandé d’intégrer les orientations de l’économie sociale dans les orientations de la prochaine Commission européenne, d’élaborer et de soutenir des outils statistiques adaptés à l’économie sociale qui permettent de prendre des décisions basées sur des faits. Il faut promouvoir l’accès au marché pour les entreprises de l’ESS. Pour cela, il est nécessaire d’avoir un commissaire responsable de l’économie sociale avec un calendrier clair pour le développement de l’économie sociale.
À 4 mois des élections européennes, la résolution de Liège est un appel dans le cadre de ces élections. Les prochains responsables auront à poursuivre les travaux en faveur de l’économie sociale. Elle est le pilier de la reconstruction européenne. Être pro-européen est inciter à transformer l’Europe.
Jean-Louis CABRESPINES, Ancien membre du CESE Délégué général du CIRIEC-France
En savoir plus :
Cette article a fait l’objet d’une publication dans La Lettre mensuelle du CIRIEC-France (février 2024)
Chronique des Bords de Sèvre – Niort, les 30 & 31 janvier 2024, Jean-Philippe Brun, Institut ISBL février 2024
- Un ministère pour l’ESS, pourquoi ? : pour faire baisser la contribution en direction de l’ESS ! - 29 octobre 2024
- Enfin, l’été est fini ! - 24 septembre 2024
- IGWE ! (allons-y !) - 24 juin 2024
References
↑1 | Rappelons que le terme ESS est peu usité au plan européen et que c’est « l’économie sociale » qui est privilégiée. Nous utiliserons donc ce terme. |
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↑2 | On peut lire l’interview de Maxime Baduel, publié le 30 janvier 2024, qui trace sa feuille de route pour la France : https://www.carenews.com/carenews-pro/news/maxime-baduel-nous-souhaitons-rendre-l-economie-sociale-et-solidaire-plus-visible |