Le mutualisme est depuis quelques décennies confronté à de nombreux défis : mise en concurrence, hyper-réglementation, poids de l’État, éloignement des populations, surenchères de référentiels de vertus extérieurs à lui-même …
Ces défis questionnent sa pérennité en tant que modèle alternatif aux modèles entrepreneuriaux fondés ontologiquement sur la performance économique en économie de marché mondialisée et financiarisée.
Mais le pire n’est pas là.
Les défis actuels (changement climatique, biodiversité, pandémies, inégalités, migrations, diversité …) auxquels nos sociétés ont à faire face aujourd’hui questionnent le mutualisme non plus sur sa capacité de survie mais sur l’utilité même de cette survie.
Or, comme le disait V. Jankélévitch à un tout autre propos certes : « Les motifs de vie sont plus importants que la vie elle-même.»
Rappelons, comme je l’ai développé dans mon livre « Réinventer le mutualisme », que je suis en recherche de l’utilité spécifique du mutualisme pour changer le monde dans lequel nous vivons. Voilà ma motivation, voilà celle qui m’importe en tant que dirigeant mutualiste.
J’insiste sur les termes : utilité du mutualisme pas pour lui-même mais pour les gens. Un mutualisme qui aurait pour seule ambition de durer ne m’intéresse pas. Dans mon esprit ce n’est d’ailleurs pas un mutualisme.
J’insiste encore : utilité spécifique. Que peut-il apporter au monde que les autres formes d’agir ne peuvent apporter ? Un mutualisme qui ne proposerait que des meilleurs produits à un meilleur prix à des clients sélectionnés et ainsi évaluerait sa performance sociale à l’aune des critères du marché n’est pas un mutualisme. Nos critères de performance sont ailleurs, notamment dans l’incarnation de nos valeurs.
Enfin, l’utilité du mutualisme est de contribuer à changer le monde, à le rendre durablement plus vivable. Cependant, s’il s’agit simplement de tenter de réparer les dégâts du système économique pour assurer sa « durabilité », les milliards des fondations de Bill Gates et autres néo-mécènes seront plus puissants que le mutualisme.
Face à cette triple ambition, les défis évoqués ci-dessus sont cruellement exigeants.
Je propose d’en projeter quelques-uns sur le modèle mutualiste pour dégager quelques pistes rapides d’évaluation de son utilité.
J’en ai choisi trois de nature très différente :
- la protection du monde où l’on vit
- la place de l’humain face à l’Intelligence Artificielle
- le rapport des salariés au travail.
Sur ces trois plans le mutualisme est actuellement muet. Ou plus exactement, il ne dit rien de différent des autres modèles d’agir, qu’ils soient lucratifs ou non lucratifs. Il ne s’exprime donc pas en tant que tel. Et à ma connaissance, il ne travaille pas collectivement à une expression spécifique.
Entendons-nous bien : je ne veux pas dire qu’individuellement les mutuelles ne traitent pas ces sujets, ne les mettent pas en jeu dans leurs organisations. Je dis que le mutualisme ne travaille pas à démontrer en quoi son modèle pourrait enrichir, infléchir, appuyer les réponses des autres acteurs de la société en prise directe avec ces questions.
Et d’ailleurs, selon certains, pourquoi le faudrait-il ? Le mutualisme a assez à faire avec ses propres enjeux pour ne pas se fatiguer à imaginer des réponses là ou on ne l’attend pas.
Pouvons-nous nous contenter de cette facilité ? Qui nous dit que l’on ne nous attend spécifiquement pas sur ces questions ? Et qui nous dit qu’il n’est pas de notre « devoir » d’apporter notre pierre à leur résolution.
Raisonnons par l’absurde.
Nous, sociétés de personnes, qui plaçons l’humain au cœur de notre mission, nous nous n’aurions rien à dire sur l’IA qui questionne précisément la place de cet humain dans nos sociétés ? Nous qui faisons de la proximité avec nos adhérents, avec ceux qui sont en souffrance dans l’accès à la santé ou au logement, nous ne nous poserions pas la question de ce que l’IA peut apporter ou soustraire dans l’attention que nous devons aux situations particulières de ces personnes ?
Nous qui nous revendiquons démocratiques, à qui le code de la mutualité impose la formation des populations, nous n’aurions aucun engagement spécifique dans nos rapports à nos collaborateurs et à leurs représentants et à la capacité d’émancipation par le travail que nous leur proposons?
Pour ce qui concerne la protection du monde où l’on vit, n’avons-nous pas un devoir de vigilance sur la solidarité avec ceux qui souffrent le plus du changement climatique sans avoir les moyens d’y faire face ? N’avons-nous pas à poser le débat démocratique comme condition d’acceptabilité des inévitables contraintes collectives de durabilité à venir ?
Si donc, nativement, ontologiquement, ces trois enjeux (comme bien d’autres) ne sont pas au cœur originel du projet mutualiste, ils le deviennent dès lors que nous nous imposons cette ambition toute simple : « Le mutualisme se doit d’examiner comment il peut être plus ou différemment utile sur ces sujets. Nous savons qu’il le peut parce qu’il apporte au monde les valeurs et les exigences de son modèle.»
Mais ces deux phrases imposent trois devoirs :
- Nos valeurs, nos exigences doivent être actives sur nos terrains d’engagement natifs. Pour cela, leur incarnation demande à être retravaillée au regard des évolutions de nos sociétés.
- Nous devons procéder également à ce travail sur des terrains moins naturels pour nous en toute humilité mais sans renier notre histoire, nos missions et nos valeurs qui seront d’autant plus convaincantes qu’elles seront incarnées sur nos terrains natifs.
- Forts de cela, nous devons aller au-devant de ceux qui œuvrent sur ces mêmes questions : nous ne pouvons pas prétendre – tout comme d’ailleurs sur nos terrains natifs – changer les choses seuls et nous devons apprendre à travailler avec d’autres dans le respect de nos différences et de nos modèles respectifs.
Sur ces trois dimensions, le travail de réflexion collective reste à ouvrir. Et il est immense.
Christian Oyarbide, président des structures mutualistes du groupe Mutlog
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