Aujourd’hui, il apparaît clairement que le mutualisme « hérité » des XIXème et XXème siècles est en fin de vie.
Le début de l’agonie ne date pas d’hier mais j’ai peu de goût pour les rétrospectives : d’autres que moi, plus anciens dans le mouvement mutualiste, feront utilement l’histoire des causes de cette lente dégringolade.
Pour en revenir à la situation actuelle, deux éléments majeurs peuvent donner le coup de grâce à un corps social très affaibli :
- Le changement dans la protection sociale complémentaire (PSC) de la fonction publique consacrera un opérateur unique avec adhésion obligatoire à des contrats négociés avec l’Etat. Les mutuelles de ce secteur incarnaient encore, pour certaines, des modèles du passé : prééminence du politique, assemblées générales vivantes, parfois houleuses, proximité, engagement, etc. La dissolution de la Mutualité Fonction Publique, l’éparpillement des alliances pour répondre à la réforme de la PSC démontrent si nécessaire que les derniers dinosaures mutualistes sont en voie d’extinction. Pas comme entreprises, mais comme survivants d’une lignée mutualiste de militants engagés.
- La future directive européenne sur la durabilité (dite CSRD) va imposer un référentiel règlementaire extrêmement pesant et normatif sur le terrain de l’engagement environnemental et sociétal. Il va faire disparaître ce qui reste de spécificité à l’engagement mutualiste sous une avalanche de textes, de rapports et de mesures d’impact accessibles à toutes les familles d’acteurs assurantiels dès lors qu’ils seront « gros ».
La Fédération nationale de la Mutualité Française (FNMF) et les mutuelles ne disparaitront pas : elles ne seront que les représentants d’une forme particulière d’exercice du métier d’assureur comme les banques coopératives et mutualistes sont une forme particulière d’exercice du métier de banquier, forme qui ne change rien (ou presque) au secteur de la finance et encore moins à la marche du monde.
L’un des dirigeants majeur du secteur de l’ESS a d’ailleurs déclaré publiquement récemment qu’il ne croyait plus possible d’incarner le mutualisme dans l’exercice du métier d’assureur.
Et pourtant nos valeurs – solidarité, démocratie, engagement, proximité, lien social … – partout ailleurs dans nos sociétés, ouvrent des fenêtres sur des horizons possibles, souhaitables, de citoyennetés à reconstruire.
Cruel constat que celui de notre impuissance mutualiste au moment où nous pourrions, au moins par l’exemple, témoigner de la possibilité de ces horizons de citoyenneté dans un univers libéral mondialisé en crise.
Pourquoi cette impuissance ?
Pourquoi sommes-nous incapables collectivement d’affronter ce que pourraient être nos devoirs, nos apports spécifiques face aux enjeux des pandémies, du climat, de la biodiversité, des migrations, de l’Intelligence Artificielle, du vieillissement de la population … ?
Au mieux nous égrenons les initiatives locales (et elles sont nombreuses) sans être capables de montrer en quoi elles sont les embryons, les témoins d’une réponse globale aux enjeux du moment. Au mieux nous les raccrochons aux valeurs que nous voulons incarner. Mais elles restent irrémédiablement « locales » et ne disent rien des combats à mener au-delà d’elles pour un monde meilleur.
De ce très bref et très partiel diagnostic, tentons de poser quelques conditions nécessaires à la réinvention d’un mutualisme acteur de la transformation du monde :
- Ne pas jouer perdant sur les métiers que nous exerçons avant même d’avoir travaillé sur les possibilités d’incarnation de nos valeurs. J’ai proposé à l’issue de chacune des conférences à propos de mon livre de réunir un groupe de mutuelles disposées à travailler collectivement avec des chercheurs universitaires dix questions sur l’incarnation concrète du mutualisme aujourd’hui. L’idée a fait son chemin et elle est en bonne voie d’aboutir. Tout ne serait donc pas perdu et nous serions un certain nombre partants pour y réfléchir en commun.
- Rechercher dans chacune de nos initiatives solidaires ou démocratiques ce qu’elles disent de notre avenir commun par-delà leur utilité locale. En un mot refaire de la politique mutualiste à partir de ce que nous faisons concrètement. J’ai commencé à travailler sur la fameuse directive durabilité pour la confronter à la vision politique de notre mission chez Mutlog d’une part, et aux actions concrètes que nous développons pour incarner nos valeurs d’autre part. Le travail est en cours mais d’ores et déjà, à l’appui du point précédent, il montre la nécessité d’inventer des mesures d’impact nouvelles. Juste un exemple : je prétends qu’il n’y a pas d’économies d’échelle liées à la taille de l’organisme dans l’incarnation des valeurs mutualistes. Plus vous êtes gros, plus il est difficile de faire démocratie ou proximité donc vous y devez passer du temps à proportion de votre taille. Une fois ceci posé, rapporter le nombre d’heures passées par les élus de l’organisme à son chiffre d’affaires pour en tirer un ratio d’engagement démocratique serait plus pertinent qu’une mesure en valeur absolue qui mettrait sur le même plan les gros et les petits. Bien entendu, je partagerai avec les dirigeants mutualistes qui le souhaiteront les enseignements du travail sur la CSRD sans autre retour que ce partage précisément. Nombreux sont ceux qui se sont déclarés preneurs.
- Imaginons, décalons, sortons des sentiers à sens unique et sans bifurcations dans lesquels les règlementations nous enferment. Réinventons-nous des obligations spécifiques : là encore, avec quelques amis nous avons en préparation un ouvrage collectif où nous demandons à une dizaine de dirigeants effectifs mutualistes deux idées, adressées à nous-mêmes, pour réinventer le mutualisme. A ce jour, dix d’entre eux ont d’ores et déjà répondu « banco ! »
Ces trois exemples montrent que l’envie de réinvention est là sous trois conditions :
- Prendre le temps et le risque de réfléchir, de travailler au fond (pas dans l’objectif d’une communication marketing immédiate).
- Collectivement, dans le partage (pas égoïstement au bénéfice de sa propre organisation).
- Avec pour seul objectif de mettre en lumière ce que le mutualisme peut apporter au monde (et pas à nos organisations).
On y va ?
On y va !
Christian Oyarbide, président des structures mutualistes du groupe Mutlog
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