Dans une note de synthèse réalisée en janvier 2013, Philippe Frémeaux (Editorialiste à la Revue Alternatives économiques) s’attache à « évaluer la connaissance de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) d’un ensemble d’économistes reconnus dans le champ académique et actifs dans le débat social ». Si les résultats de cette enquête sont sans surprise, la méthode suivie interpelle : que peut-on en effet attendre d’une enquête dont son auteur reconnaît lui-même avoir interrogé des universitaires et chercheurs ne disposant d’aucune connaissance approfondie sur l’ESS ? Pourtant intitulée « Les économistes interrogent l’économie sociale et solidaire », cette note de synthèse réalisée pour le compte du Labo-ESS (avec le soutien de la Caisse des dépôts et consignations) constitue un véritable « pavé dans la mare » au moment précis où des négociations sont en cours pour finaliser le futur projet de loi d’ESS en France. Certes, il est peu probable que cette analyse ait une quelconque résonance. Néanmoins, l’ « idéologie » qu’elle sous-tend inquiète et apparaît bien peu en phase avec les espoirs que ce projet de loi suscite chez bon nombre de nos concitoyens.
D’entrée, à la lecture de cette note de synthèse, une question nous vient à l’esprit : quels sont les véritables objectifs poursuivis par Philippe Frémeaux ? Dans un précédent ouvrage[1] paru en juin 2011, c’est-à-dire quelques mois seulement avant les premiers Etats généraux de l’ESS, l’auteur n’avait-il pas déjà conclu qu’ « il ne [fallait] pas trop attendre de l’ESS » ? Malgré les critiques formulées par Jean Gadrey[2] à l’encontre de cet essai, il était en effet peu probable que ce dernier opère un virage à 180 degrés. Quel intérêt avait alors le Labo-ESS à s’attacher les services de cet observateur qualifié d’« acteur incontournable de l’ESS »[3] par le Groupe SOS, l’un des principaux promoteurs de l’entreprenariat social en France ?
Les résultats de cette enquête sont sans surprise. Personne ne peut nier l’existence d’une certaine forme de méconnaissance chez la plupart des économistes – il en va de même chez les juristes, les magistrats, voire même chez nos élus politiques – mais que peut-on en tirer comme conclusions ? Au mieux, les résultats de l’enquête de Philippe Frémeaux n’apportent rien de bien nouveau : « l’ESS (…) est un processus en devenir autant qu’une réalité concrète » ou encore « l’ESS mérite sans doute plus d’intérêt de la part des économistes ». Au pire, cette articulation suscite un doute sur les réelles perspectives de changement proposées par l’ESS : en effet, selon l’auteur, « une large majorité des économistes interrogés – ceux qui ont précédemment reconnus n’avoir aucune compétence particulière dans ces secteurs – considère la contribution de l’ESS [dans notre dynamique de société] comme limitée ». Citant les économistes Dominique Plihon (« Son poids très faible fait qu’elle a plutôt une dimension de témoignage ») ou encore André Orléan ou Christian Chavagneux qui auraient « qualifié de marginal » l’apport de l’ESS, Philippe Frémeaux n’hésite pas à prendre position : sur la prétention de l’ESS à incarner une véritable force de transformation sociale face aux grands défis auxquels la société française est confrontée, ce dernier nous livre son propre point de vue : « du rêve à la réalité, il y a un sérieux pas à franchir » ; sur la problématique de gouvernance démocratique à laquelle l’ESS est confrontée : « un peu d’ESS contribue à faire vivre la démocratie, mais le fantasme du tout ESS, qui nierait la question du pouvoir, pourraient être un mauvais remake du communisme » ! Enfin, lorsque Jean-Michel Servet, un autre économiste interrogé, rappelle fort à propos qu’ « il ne suffit pas d’être en coopérative ou en association dite sans but lucratif pour être vertueux, si votre activité détruit les nappes phréatiques », le même s’empresse d’adresser ce message aux coopératives bretonnes ! Les victimes de l’Erika, quelques années plutôt, apprécieront la justesse du propos…[4]
S’il faut incontestablement clarifier ce qu’est l’ESS – cette problématique est partagée depuis longtemps par l’ensemble des spécialistes – est-il besoin pour cela d’invoquer systématiquement les quelques pratiques déviantes auxquelles les entités qui la composent peuvent donner lieu ? Après tout, il ne viendrait à personne l’idée de définir l’économie « classique » uniquement à partir des dérives engendrées par le capitalisme financier ! Cet argument peut-il servir indéfiniment à condamner les initiatives d’ESS auxquelles nous assistons partout dans les territoires ? Certainement pas.
Ainsi, on le voit, l’assemblage didactique conçu par l’auteur n’est pas simplement contestable sur la forme – dès lors que le panel retenu est composé d’économistes qui reconnaissent expressément ne pas être spécialistes de l’ESS, comment pourraient-ils utilement l’interroger ? – il l’est aussi sur le fond en allant jusqu’à douter de l’importance que revêt l’ESS dans notre pays, et alors même que les nombreuses données statistiques dont nous disposons depuis peu[5] confirment l’essor de cette économie alternative au cours de ces vingt dernières années et sa capacité à résister en période de crise économique. Sur la question de la définition du périmètre de l’ESS, la pensée développée par l’auteur nous semble emprunte d’une contradiction majeure : comment peut-on à la fois militer pour l’intégration de l’entrepreneuriat social dans la sphère d’ESS[6], tout en pointant du doigt l’incapacité de cette « autre » économique à définir ses propres contours ?
A ce stade, et sans aucune acrimonie, c’est bien la question de la légitimité de l’auteur de cette note de synthèse qui nous semble devoir être posée. Philippe Frémeaux, ne serait-ce pas vous en définitive le « griot du capitalisme » [7] (sic) ? Certes, ce dernier a largement contribué au développement et au succès indéniable d’une société d’édition constituée en société coopérative ouvrière de production (SCOP) : Alternatives économiques. Pas sûr pour autant que cela suffise à légitimer la position quelque peu « nihiliste » de cet éditorialiste qui, en pleine crise financière, va même jusqu’à s’interroger sur « l’existence de l’économie en soi »[8]. Plus problématique encore, le rappel du spectre de cette ESS « sans rivage » dérange au moment précis ou s’écrit le projet de loi d’ESS pour la France[9]. Ses rédacteurs devront s’en convaincre : L’ESS, c’est cette capacité des associations à proposer une économie d’utilité sociale[10], c’est aussi cette autre conception de la gouvernance entrepreneuriale portée par la forme coopérative, c’est enfin l’esprit de solidarité que tente de préserver les mutuelles. Ces « trois piliers » s’organisent principalement autour du principe de propriété impartageable des bénéfices – « l’outil de production »[11] en fait partie – et à partir d’une dimension collective (et non pas collectiviste) de l’entreprise[12].
Bien d’autres critiques pourraient être formulées à la lecture de cette note de synthèse. Pour notre part, nous ne retiendrons que cette intervention de Michel Henochsberg (p. 13) : « [l’ESS] est porteuse d’une exemplarité dangereuse pour le capitalisme en montrant clairement que l’on peut développer la coopération au travail et poursuivre des objectifs sociaux et solidaires, tout en respectant l’équilibre financier, voire profitable, des entités de l’ESS ». A la lumière de cette observation, peut-être eut-il été opportun de s’attarder sur cette capacité de l’ESS à sortir de la dimension utopique ? Tout est question de point de vue.
Colas Amblard
Directeur des publications
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Notes:
[4] Ce navire vieux de 25 ans battant pavillon Maltais affrété par le groupe français Total avait laissé échapper en 1999 du pétrole entraînant la pollution de 400 kilomètres de côtes, de la pointe du Finistère à la Charente-Maritime, ainsi que la mort de quelque 150.000 oiseaux.
[5] Voir notamment les travaux de l’ADDES (www.addes.asso.fr) et de l’Observatoire national de l’ESS (www.cncres.org)
[6] Mouves, L’entrepreneuriat social, une chance pour l’économie sociale, mars 2010 (Document cosigné par Philippe FREMEAUX).
[7] P. Frémeaux, « L’économie n’existe pas en soi », Le Point, Les rencontres de Cannes, interview publiée le 25 novembre 2012 : Terme utilisé par Philippe Fremeaux lui-même à l’attention de l’Economiste Jean-Marc Daniel
[8] Ibidum
[9] Colas AMBLARD, « Economie sociale et solidaire : pour une loi en France ! », Juris Associations, n°444, septembre 2011
[10] Cette notion fiscale qui fonde cette distinction avec « l’économie traditionnelle » a notamment été rendue possible par la méthode proposée par l’instruction fiscale BOI 4 H-5-08 du 15 septembre 2008 (« Règle des 4 P » reprise par l’instruction fiscale de synthèse BOI 4 H-5-06 du 18 décembre 2006)
[11] N. Richez-Battesti, économiste, « L’ESS, les entreprises sociales et le capitalisme : énoncer ce qui nous sépare », propos recueillis par Cédric Lefebvre (http://www.apeas.fr/L-ESS-les-entreprises-sociales-et.html), 8 nov. 2010 ; voir égal. Jean-François Draperi, « L’entrepreneuriat social, un mouvement de pensée inscrit dans le capitalisme », Cestes-Cnam, Recma, Acte1, févr. 2010
[12] Ibidum