Entretien avec Thierry Jeantet, auteur de L’économie sociale et solidaire, la clé des possibles (éd. Les Petits Matins, 2021), président de la Fondation AG2R-La Mondiale, président d’honneur du Forum International de l’ESS, ancien conseiller municipal de Mortagne-au-Perche, délégué à la CDC et au PNR Perche.
C.D. – Pensez-vous que l’économie sociale et solidaire (ESS) est capable, dans cette période de bouleversement, de prendre une place déterminante ?
T.J. – C’est précisément parce qu’il y a un cumul historique de crises ces récentes années – alimentaires, climatiques, financières, sociales, auxquelles la crise sanitaire vient s’ajouter – que le monde a besoin de l’économie sociale et solidaire. A une situation complexe inédite, l’ESS offre une réponse adaptée et concrète. Après l’échec du soviétisme, et celui des diverses formes de capitalisme, il est temps d’agir.
Observons que l’ESS est d’ores et déjà présente sur tous les continents et concerne, pour les seules coopératives, 1,5 milliard de personnes. L’ESS a développé des myriades de micro-associations, d’énergie renouvelable comme d’inclusion sociale, en Inde ou en Afrique. Des coopératives rurales et de pêche sont actives en Amérique du Sud et dans le reste du monde. Mais il existe aussi des coopératives à dimension internationals comme le groupe industriel Mondragon, situé au Pays basque espagnol, ou le groupe de services UP basé en France, le groupe bancaire coopératif Desjardins au Québec, ou encore le groupe coopératif alimentaire AMUL en Inde. Il faudrait citer jusqu’aux puissantes mutuelles de santé ou d’assurance dans le monde. Sans omettre les ONG, les autres composantes de l’ESS.
Oui, l’ESS doit prendre une place déterminante ; elle le peut, elle le doit.
C.D. – Quelles difficultés l’ESS rencontre-t-elle ? Comment doit-elle se renouveler ?
T.J. – Elle ne réussira, d’abord, qu’en réaffirmant ses valeurs, en les valorisant, en mesurant l’impact de leur application. La gestion démocratique, l’équité, la solidarité, la propriété à la fois privée et collective, le respect des personnes et de l’environnement, sont des valeurs cohérentes, inséparables les unes des autres. Donc plus exigeantes que les correctifs – même s’ils sont intéressants – apportés par les entreprises volontaires qui appliquent la « RSE » ou la loi française Pacte (entreprises à mission).
Il faut insister sur la notion de cohérence ; pour l’ESS, il s’agit d’atteindre ensemble des objectifs démocratiques, sociaux, environnementaux, civiques, autant qu’économiques et financiers. Leurs impacts doivent être mesurés simultanément. Le bilan sociétal et économique constitue un tout, dans ce qui doit être une seule publication. Il serait pédagogique autant que logique, qu’au lieu des bulletins boursiers, chacun puisse prendre connaissance, via les médias, de l’évolution d’indices sociéto-économiques des entreprises de l’ESS, et de celles qui appliquent volontairement ses « multi-valeurs ».
Elle doit s’affirmer, reprendre son Projet politique, avec un P majuscule, comme le fait ESS France avec « La République de l’ESS ». Il est en effet ahurissant que les innovations techniques et financières soient « déifiées » et de ne pas accepter plus d’innovations civiques, sociales, écologiques, autant qu’économiques ! Il faut lever les blocages idéologiques à effets pervers. Nous ne pouvons tolérer la contradiction actuelle.
Entre autres enjeux, il y a celui de l’expansion de l’ESS via la création de jeunes entreprises, de start-ups ESS. Les grandes entreprises et banques ESS devraient repérer des initiatives de ce type et les soutenir, et non pas se contenter d’appuyer des start-ups classiques, qui se diluent ensuite dans le monde capitaliste. Pourquoi ne pas créer des plateformes coopératives pour ce faire ?
Parallèlement, l’ESS doit se rendre plus lisible et plus accessible en simplifiant ses statuts. La loi française de juillet 2014 n’est pas allée assez loin en ce sens – comme elle n’est pas allée assez loin pour créer un vrai droit des groupes d’ESS, malgré quelques avancées sectorielles. La législation sur les Sgam, les sociétés de groupe d’assurance mutuelle, a ouvert une voie qui peut servir d’exemple.
C.D. – A propos des Objectifs de développement durable (ODD) définis par l’ONU, y-a-t-il dans l’ESS des exemples d’applications, notamment en termes environnementaux et sociaux ?
T.J. – Des milliers d’exemples existent dans le monde. Je pense aux actions des ONG environnementales, comme aux associations et coopératives de recyclage, au Sud comme au Nord ; bien sûr aussi aux associations d’inclusion sociale, d’accompagnement scolaire, aux associations d’handicapés. Mais je voudrais en cibler quelques-unes : en France, la Scic Ecooparc portée par le parc régional des Vosges et qui réunit deux régions, des fondations, associations, développe des projets à valeur ajoutée sociale et environnementale ; en Gironde, vous trouverez plusieurs initiatives ESS, soutenues par des collectivités locales, comme les « Habitats des possibles » ; en Bourgogne- Franche-Comté il existe des exemples coopératifs d’agroécologie. Il existe aussi des actions de même nature en Afrique : par exemple au Cameroun grâce au réseau « Collectivités Locales/ESS » agissant avec des objectifs sociaux et environnementaux ; ou encore en Algérie, avec l’association de Beni Isguen qui agit pour la préservation de l’eau…
Ce qui est encourageant aussi, c’est le maillage des initiatives. En France, le Projet Licoornes entre Railcoop, Mobicoop, Enercoop, CoopCircuits… regroupe de jeunes entreprises ESS qui, dans des domaines comme le rail, la mobilité, l’énergie verte, l’alimentaire…, mettent en place des solutions innovantes et concrètes, correspondant à l’ensemble des valeurs de l’ESS. Elles ne se contentent donc pas d’être à la pointe en matière de « tech », mais aussi en matière sociétale, démocratique et environnementale. Cette construction transversale constitue une approche neuve permettant un changement d’échelle.
C.D. – Dans votre livre vous évoquez la notion de « convergences » qui caractériserait l’ESS. Pouvez-vous en dire plus ?
T.J. – Il faut, en quelque sorte, renverser le modèle : à la concurrence, il faut substituer la convergence. Cette convergence est d’abord interne à l’ESS, du fait du partage de ses valeurs ; elle n’est pas une simple collection d’entreprises et d’organisations, mais un ensemble puissant qui modifie d’ores et déjà le paysage socio-écolo-économique dans les territoires, au Sud comme au Nord. Renforcer et éclairer ce fait est indispensable.
La culture des convergences est dès à présent aussi externe : avec les entrepreneurs indépendants, agriculteurs, pêcheurs depuis toujours ; avec les artisans, commerçants détaillants, professions libérales depuis de nombreuses années. Les coopératives et mutuelles regroupant ces professionnels sont très nombreuses et importantes. Sans elles, ces secteurs n’auraient en grande partie pas pu se protéger, s’adapter, grandir, innover. Il y a eu des dérives lorsque la vie coopérative a été affaiblie par des montages trop complexes, ou lorsque les directions ont pris le pas sur les coopérateurs administrateurs, ou encore lorsque le mode de management s’est révélé critiquable. Il ne faut pas le nier. Dans un cas récent, ce sont les coopérateurs eux-mêmes qui ont obligé les dirigeants à revenir à une vraie pratique coopérative.
Les convergences entre collectivités territoriales et ESS sont également anciennes, par exemple entre communes et associations dans les domaines sociaux, sanitaires, culturels, sportifs, scolaires… Plus récemment, avec les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) dans différents domaines, comme celui du recyclage. De nouveaux champs d’action apparaissent ; j’ai évoqué plus haut les exemples de la Bourgogne ou de la Gironde. Il faut aller plus loin et faire de la « convergence ESS » un levier de changement afin de réveiller la démocratie et modifier les buts et modes de progrès. C’est l’occasion de réinventer les institutions, de réinitialiser, réajuster les rôles entre Etat, territoires, ESS, avec les autres acteurs de la société civile, en allant vers une démocratie plus directe et participative, une démocratie du partage. Cela peut concerner de nombreux objectifs comme la coopération entre zones rurales et urbaines – ce que pratiquent les métropoles de Rennes et Brest ou des communes du Québec au Canada. Ces coopérations, convergences, doivent se situer dans le cadre d’objectifs de développement durable. A une autre dimension, ce schéma « de la convergence au lieu du conflit » est une vertu fondatrice du commerce équitable – ce que pratique Fairtrade International, cette équité allant du producteur au consommateur, avec le moins possible d’intermédiaires.
Un autre exemple devrait être, plus qu’il ne l’est aujourd’hui, la création d’emplois. L’ESS y contribue en étant créatrice nette d’emplois depuis plusieurs années. Mais elle ne peut être qu’étonnée que l’Etat se fasse le chantre de la création d’activités via un statut peu protecteur « d’auto-entrepreneurs ». Il serait plus approprié de mettre en place un plan de développement des coopératives d’activités et d’emplois (et donc du statut d’entrepreneur-salarié) et d’étendre l’application de la législation sur les « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Un partenariat cadre Etat-collectivités territoriales-ESS devrait être mis en place en ce sens.
Cette politique de « Transformation » via ces convergences devrait aussi s’appliquer au temps. Le moment est venu de donner la possibilité aux individus, aux familles, de gérer leur temps de façon plus souple et plus créative. La période du Covid et le télétravail donnent une actualité nouvelle à cette question. La plateforme VivreDansMaVille est une expérience à suivre. Elle a été précédée par bien d’autres réalisations comme les banques du temps, les systèmes d’échanges locaux (Sel), et bien sûr les tiers-lieux : fablabs coopératifs, espaces de coworking collaboratifs, maisons inter-âges aussi, en pensant aux enjeux croissants de la dépendance.
C.D. – L’ESS est-elle d’abord locale ou aussi transfrontière ?
T.J. – L’ESS est ancrée dans les territoires ; c’est son territoire, la conséquence naturelle d’initiatives locales et territoriales de la société civile. Mais ce serait une erreur de croire qu’elle n’est destinée à prospérer que derrière des frontières. Elle est européenne, elle est africaine…
Surtout, elle est la clé d’une internationalisation humaine et écologique. C’est dans cet esprit qu’est né en 2004 le Forum international de l’économie sociale et solidaire (ESS-FI), plateforme ouverte à toutes les catégories d’entreprises et organisations ; ou aussi un peu plus tard le Global forum économie sociale / villes (GSEF) créé par la mairie de Séoul. ESS-FI et GSEF travaillent de plus en plus ensemble, mais aussi avec des institutions et réseaux. Ce n’est qu’un début devant déboucher sur une « Internationale de l’ESS ».
L’économie sociale et solidaire ne veut surtout pas devenir un modèle unique, ce serait contraire à sa nature, sa vision du monde ; en revanche, elle doit prendre une position « hyperactive » et « incontournable ». Elle doit donc accélérer son changement d’échelle et devenir visible de toutes et tous sans frontière et sans timidité. Parler et agir pour le climat est fondamental mais insuffisant. L’économie sociale et solidaire offre des solutions plurielles à saisir d’urgence !
Interview réalisée par Camille DORIVAL, consultante et journaliste
En savoir plus :
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