L’ouvrage Etre radical. Dialogue entre deux générations pour transformer l’économie (éd. Les petits matins, 2022) fait dialoguer Hugues Sibille (70 ans), dirigeant coopératif retraité, longtemps engagé dans la lutte contre le chômage et l’économie sociale et solidaire (ESS), et son fils Bastien Sibille (42 ans), dirigeant d’entreprise coopérative, activiste, porteur d’une nouvelle vision entrepreneuriale fondée sur la transition écologique.
Face aux crises écologiques, démocratiques, sociales, que faut-il changer, jusqu’où et comment ? Si les deux auteurs sont le plus souvent d’accord sur les modalités de la transformation du modèle économique, leurs motivations initiales ne sont pas exactement les mêmes, ni leurs systèmes de pensée, ni le fondement de leur radicalité. Ils font ici de leurs discussions des lettres croisées, ouvertes, et sans concessions.
Derrière ce projet épistolaire, la conviction partagée que le dialogue intergénérationnel est indispensable à l’action. Pour ne pas réinventer la roue et comprendre ce qui a marché ou a failli. Pour que les « anciens » ne restent pas cantonnés au paradigme qui a conduit leur action, que les « modernes » s’enrichissent de l’expérience passée et ne se sentent pas la responsabilité de devoir réparer, seuls, le bilan écologique de la génération précédente.
Extrait.
Première lettre, de Bastien à Hugues
Où il est question de la profondeur de la crise écologique ; du déploiement de nouvelles formes de radicalités économiques pour le XXIe siècle ; de la temporalité de la transformation sociale et de l’utilité du dialogue intergénérationnel ; mais aussi de l’aventure des Lip, de Lionel Jospin et des Licoornes.
Dunkerque, le 12 septembre 2021,
Hugues,
(…) J’ai eu l’occasion de te le dire de vive voix : je ne crois plus que nous puissions mener dans la temporalité de l’urgence climatique les transformations socio-économiques qu’appelle la crise écologique, tant celles-ci sont profondes et radicales. Je crois au contraire qu’il nous faut inscrire notre action dans le temps le plus long. Nous ne changerons pas les modes de consommation, de production, le rapport à l’espace, au temps, au politique de nos sociétés en dix ans ni en vingt. Nous, professionnel·les de la transition écologique et sociale le savons et nos contemporain·es, plus éloignée·s de la technicité de ces questions, le pressentent. Nous sommes donc pris·es dans une forme d’étau entre « l’urgence de la crise climatique » et la lente temporalité de la transformation de nos sociétés. Il nous faut sortir de cet étau ; il nous faut sortir de l’urgence ; il nous faut envisager le temps long.
D’où l’intérêt d’un dialogue entre générations. Je crois que la discussion intergénérationnelle, parce qu’elle peut courir de ta jeunesse à celle de mes enfants, parce qu’elle engage un siècle dans sa parole, apporte la longueur de temps nécessaire pour affronter la crise écologique. Aussi, je pense utile d’approfondir ce que nous échangeons, toi et moi, depuis longtemps aux coins de nos cuisines : comment ta génération a construit son action et comment cela peut éclairer la nôtre, l’état de la société dans laquelle ma génération doit agir, notre souci des conditions de vie des générations à venir. Cet approfondissement de la parole passe chez moi par l’écrit (…).
J’ai grandi dans ton univers économique, avec ses grandes figures, ses constellations et ses mythes. Parmi ces derniers, je voudrais revenir quelques instants sur celui, à mon avis central, des Lip. Lip est une manufacture horlogère, fondée en 1867 à Besançon par la famille Lipmann. La manufacture et la famille qui la possède et la dirige traversent les crises du XXe siècle jusqu’au début des années 1970. L’entreprise fait alors travailler 1 300 personnes et jouit d’une renommée internationale pour la qualité de ses montres, dont elle maîtrise l’ensemble de la production. En 1967, Fred Lipmann décide de céder 33 % du capital de l’entreprise à un consortium suisse, qui en devient l’actionnaire principal avec 43 % du capital en 1970. L’entreprise connaît des difficultés économiques et Fred Lipmann est remercié par son actionnaire majoritaire. En 1973, les difficultés sont très vives, le dépôt de bilan est proche et un plan de licenciement est mis en place.
C’est ici que commence ton histoire, ou plus exactement celle dans laquelle le petit enfant que j’étais a inscrit en lui une part de l’engagement économique qui fut le tien. Les salariés de Lip étaient des professionnels de l’horlogerie de haut niveau. Ils refusèrent la mort de leur entreprise et leur licenciement. Ils se réunirent sous le slogan « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Ils s’emparèrent du stock de montres, des machines, et des outils et relancèrent la vente et la production. Et surtout, ils reprirent le contrôle de la direction de l’entreprise, nouant ici leur action avec le principe ancien d’autogestion qu’on retrouve, à travers les siècles, des coopératives laitières du Jura aux imprimeries parisiennes.
Claude Neuschwander, proche de Michel Rocard, prit alors la direction de l’entreprise au nom de ses salariés. Mais la pente est ardue : Claude démissionne en 1976 et l’entreprise dépose le bilan en 1977. Ses salariés créent dans sa suite six coopératives, sauvant la marque, l’esprit et l’histoire qui est venue jusqu’à nous. Claude fonde ensuite la coopérative de conseil en politiques publiques TEN, dont tu fus à ses côtés directeur général puis président et qui contribua à mettre les coopératives en particulier et l’économie sociale en général au cœur du développement territorial et, plus certainement encore, au cœur de ta vie et de la mienne.
Voilà le récit, voilà l’enfance. Les Lip tentèrent de reprendre leur entreprise quelques années seulement avant ma naissance en 1979 et incarnèrent une forme de radicalité économique marquante pour le petit bonhomme que j’étais (…)… Résister à l’injustice sociale par l’action économique. (…) Constituer une contre-proposition économique, celle d’organisations produisant sur le marché mais avec des formes équilibrées de gouvernance et de répartition de la richesse. Ce que vous avez peu à peu appelé l’économie sociale et solidaire (ESS). Voilà l’engagement qui fut le tien et celui d’un certain nombre d’hommes et de femmes de ta génération. Je l’écris sans l’ombre d’un doute : je suis fier de vos combats. Je reconnais votre héritage. Vous étiez justes dans votre évaluation des défis économiques et des façons d’y faire face.
Mon engagement, et l’engagement de nombreuses personnes qui travaillent au renouvellement coopératif, prolonge vos combats. Tu le sais, j’ai employé une part conséquente de mon énergie à la création et au développement de Mobicoop, société coopérative d’intérêt collectif (Scic) travaillant au partage des mobilités individuelles. Mobicoop réunit aujourd’hui plusieurs centaines de milliers d’utilisateurs et des centaines de collectivités territoriales de toutes tailles, emploie trente-cinq personnes et s’appuie sur 1 200 sociétaires qui nous ont apporté une part du capital nécessaire à notre action.
Plus largement, mon engagement coopératif s’est également traduit par la fondation d’une alliance de neuf Scic de la transition écologique portant le nom évocateur de Licoornes. (…) Cette proximité d’action entre toi et moi, entre vous qui défendîtes le coopérativisme des années 1970 à aujourd’hui et nous qui le promouvons dans votre sillage, s’inscrit dans une tradition plus longue que notre histoire : cela ne doit pas masquer des divergences qui ne sont pas liées uniquement à nos sensibilités respectives, mais sont aussi le produit de notre décalage générationnel. Nous n’avons pas eu, à travers notre enfance, à travers l’époque dans laquelle nous avons forgé nos convictions les plus fortes, à affronter les mêmes enjeux. (…) Le défi de ta génération fut celui du chômage et vos combats visèrent surtout à promouvoir un accès à l’emploi plus juste en modifiant le curseur entre capital et travail et en déployant des politiques publiques adéquates. Ceci culminant dans les politiques menées par le gouvernement formé par Lionel Jospin en 1997 et notamment les lois sur les Emplois jeunes et les 35 heures, dans lesquelles tu t’es fortement impliqué aux côtés de Martine Aubry.
Les défis de ma génération sont d’une autre nature et d’une autre dimension. Leur cœur est bien sûr écologique et leur expression est multiforme : réchauffement climatique, disparition du vivant, migrations, guerres, détérioration des conditions de vie humaine (pollutions, nutrition, réduction des espaces naturels, stress etc.). Et le sujet se pose à toutes les échelles territoriales, de la plus locale à la plus globale.
Tu me devines avant de me lire : au cœur de cet échange, il est question de l’approfondissement de la radicalité de notre action économique, parce que la crise que nous traversons est infiniment plus radicale que celle que vous eûtes à affronter et qu’elle nous pose un problème moral beaucoup plus grave. (…) Mes enfants, tes petits-enfants, ne vivront-ils pas dans un monde dans lequel il n’y aura moitié moins d’oiseaux à écouter dans le ciel ? Moitié moins de poissons à admirer dans la mer ? Plus aucune forêt ancienne pour traverser un temps plus vaste que le leur ? Si peu de mers, lacs ou rivières dont la qualité de l’eau permette à leurs corps de découvrir la magie d’un rapport léger à la gravité ?
Ne vivront-ils pas dans un monde où les déplacements de populations liés au réchauffement généreront les conflits les plus violents ?
(…) Face à l’immensité du défi écologique qui est celui de ma génération, ta génération porte à la fois une très grande responsabilité et, dans le même temps, une partie de la solution. (…) Dans ce dialogue intergénérationnel autour de la radicalité économique, dialogue informé par nos actions respectives, trois questions me semblent devoir être traversées. La première est celle du rapport de nos organisations d’économie sociale au politique et à ses formes instituées, l’État et les collectivités territoriales. (…)
La deuxième est celle de notre rapport au marché dans ses expressions les plus diverses. Dans une certaine mesure, votre génération a été incroyablement tendre avec le marché. Vous y avez massivement consommé ; vous avez accepté de vous y confronter en suivant ses règles. Or le marché capitaliste tue la vie sur terre. (…)
Vous étiez contre les dérives du marché mais, en réalité, vous avez dérivé avec lui. Vous l’avez laissé garantir la paix sociale au prix d’un approfondissement de la guerre écologique. La question que je vous pose aujourd’hui est, finalement, celle de la résistance aux forces du marché. (…)
Enfin, au cœur de ce questionnement sur nos radicalités économiques, la qualité des racines de nos structures d’ESS, leur rapport à la démocratie et au capital, doit être évaluée avec la plus grande sincérité. Car ces racines semblent en voie d’assèchement. Comment incarner une véritable alternative si nos conseils d’administration se comportent à peu près comme ceux du CAC 40 ? Tel est bien le constat qu’il faut faire aujourd’hui tant la démocratie est faiblement opérante dans les grandes structures d’ESS. Sur le plan de la démocratie économique, ne faut-il pas avec beaucoup plus de rigueur et de courage, mettre nos actes en conformité avec nos paroles ?
Mais le problème le plus grave qui se pose à nos organisations d’ESS est lié à notre rapport à la croissance. Il n’y a pas de solution technologique à la crise écologique. La crise écologique est liée à une surconsommation du monde et une voiture électrique reste une voiture, c’est-à-dire un artefact hautement polluant. La seule solution est une décroissance de notre consommation et de notre production. (…)
Ma génération est face à des enjeux qui vont nécessiter de nous une radicalité économique d’un autre ordre que celle que ta génération a connue. Pour construire cette radicalité, une radicalité positive et non pas une radicalité de la dénonciation, nous avons besoin d’un constat lucide de la part des forces économiques de progrès sur ce qu’elles ont tenté ces cinquante dernières années. Nous avons besoin d’un dialogue intergénérationnel intelligent et optimiste. Un dialogue lucide qui reconnaisse la gravité de la crise : votre génération ne peut pas sortir du jeu comme si de rien n’était, comme si nous n’avions pas perdu 70 % des vertébrés en 50 ans.
Nous avons besoin d’un dialogue intergénérationnel qui n’écarte aucune piste, car les actes que nous poserons ces vingt prochaines années, s’ils ne peuvent sans doute pas écarter la crise, détermineront l’idée que nos enfants se feront de nous. (…)
Je t’embrasse,
Bastien
Extrait de l’ouvrage publié dans la collection Mondes en transitions dirigée, pour les éditions Les Petits Matins, par Camille DORIVAL
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