Timothée Duverger, L’économie sociale et solidaire, « Repères », La découverte, 2023 : Recension[1]Cette recension est la version longue du texte à paraître dans la revue Esprit d’avril 2023 réalisée par Simon Cottin-Marx, sociologue, maître de conférences contractuel, Cergy Paris Université.

 

En juin 2022, lors de la remise de leurs diplômes, des étudiants de l’école Polytechnique ont pris la parole pour dénoncer l’impact écologique des industries dans lesquels ils sont voués à travailler. Dans le discours à plusieurs voix qu’ils ont tenu à leurs camarades de promotion, et qui a été largement relayé dans les médias[2]https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/video-le-discours-des-etudiants-de-lecole-polytechnique-sur-limpact-ecologique-de-leur-industrie_5227207.html, ils expliquent qu’il leur est impossible de faire comme leurs aînés, de travailler pour des industries polluantes, et esquissent alors le projet de travailler autrement. De travailler dans des entreprises qui cherchent à concilier activité économique et enjeux environnementaux, mais aussi sociaux et démocratiques. C’est pour eux un impératif.

Pour y répondre, comme eux, ils et elles sont nombreuses à se tourner vers l’économie sociale et solidaire (ESS). Les entreprises qui s’en revendiquent cherchent à démocratiser l’économie, à la rendre plus juste, et à permettre de travailler autrement pour un projet d’utilité sociale ou d’intérêt général. C’est du moins le discours officiel porté par les grandes organisations de promotion de cette économie qui se veut à la fois sociale et solidaire, et de plus en plus au service de la transition écologique. Dans la réalité, les 2,3 millions de salarié·es de l’ESS, connaissent un grand écart entre l’utopie et les pratiques[3]Matthieu Hély, Pascale Moulévrier, L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2013, 219 p.. Un constat qui a amené le sociologue Matthieu Hély à écrire, en 2008 dans La vie des idées, que « l’économie sociale et solidaire n’existe pas »[4]Matthieu Hély, « L’économie sociale et solidaire n’existe pas », La Vie des idées , 11 février 2008. URL : https://laviedesidees.fr/L-economie-sociale-et-solidaire-n-existe-pas.html. Dans cet article, il soulignait « l’illusoire homogénéité [donnée] à un champ aussi hétérogène qu’hétéronome. » Les structures non-lucratives, comme les associations, les mutuelles et les fondations, et à lucrativité limitée, comme les coopératives et les entreprises solidaires d’utilité sociale (ESUS), qui composent l’ESS ont en effet des pratiques (politiques, sociales, économiques, financières) très diverses et parfois éloignées des idéaux, nous y reviendrons, et l’unité n’apparaît que comme le fruit d’un travail idéologique.

Pourtant, depuis 2014, il y a une « unité » juridique. La « loi Hamon », relative à l’économie sociale et solidaire, est venue lui donner une définition, un périmètre, des normes, des institutions, etc. Cette loi, qui consacre l’idée d’ESS et lui donne une reconnaissance officielle, est le fruit d’histoires et de pratiques multiples, de débats intellectuels et académiques, comme en atteste le livre que Timothée Duverger lui consacre.

Timothée Duverger est docteur en histoire, ingénieur de recherche à Sciences Po Bordeaux où il dirige le Master « Économie Sociale et Solidaire et Innovation Sociale » (ESSIS). Également directeur de la chaire « Territoires de l’économie sociale et solidaire » (TerrESS), il a publié sa thèse sous le titre L’économie sociale et solidaire. Une histoire de la société civile en France et en Europe de 1968 à nos jours en 2016. Auteur prolifique (5 ouvrages en 7 ans), il est aussi actif à la Fondation Jean Jaurès et contributeur du journal Alternatives économiques, où il promeut et rend compte de l’actualité de l’économie sociale et solidaire (ESS). Enfin, entre 2020 et 2022, il a œuvré auprès du maire écologiste de Bordeaux ; une ville qui a été choisie pour présider le Forum mondial de l’économie sociale et solidaire.

Le « Repères » sur l’Économie sociale et solidaire, qu’il publie aux éditions La Découverte en février 2023 n’est donc pas seulement le fruit du travail d’un universitaire ayant pris l’ESS pour objet, mais aussi de l’un de ses partisans. Une spécificité qui peut laisser craindre un ouvrage orienté « idéologiquement », mais qui offre en réalité une large synthèse des travaux sur le sujet, restituant les principales tensions qui traversent l’ESS.

L’auteur propose d’abord une histoire institutionnelle, politique et intellectuelle de l’ESS, qu’il organise autour de trois cycles. Le premier est celui de son « émergence » (1830-1880), qui se fait malgré son interdiction et sa mise sous « tutelle » de l’État, royal puis napoléonien, qui voit avec méfiance les organisations issues du peuple. La seconde période est celle du « compromis Républicain » (1880-1970), où les mutuelles, les coopératives et les associations sont légalisées, se voient donner des statuts juridiques, et où l’on voit l’ESS s’arrimer à l’État-providence et jouer un rôle complémentaire à celui-ci. La dernière période est celle de l’institutionnalisation de cette économie d’abord « sociale », puis « sociale et solidaire ». Une histoire où nous retrouvons les principales figures qui ont marqué le secteur, comme l’économiste Charles Gide, qui théorisa « l’économie sociale » au début du XXe siècle, ou encore le philosophe Henri Desroche qui remit cette notion au goût du jour dans les années 1970.

Puis l’ouvrage dessine les contours actuels de l’ESS. Elle commence par la « loi Hamon » de 2014, qui concrétise la reconnaissance législative de l’ESS et la définit comme « un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine ». Elle précise également que l’ESS rassemble des structures ayant plusieurs formes juridiques. Une définition « statutaire », qui fait écho à la conceptualisation historique de l’ESS. On retrouve sans surprise les coopératives, les mutuelles et les associations. Nouveauté introduite par la loi, s’y ajoutent les fondations mais aussi les sociétés commerciales recherchant une utilité sociale et obéissant à des règles de lucrativité limitée. En introduisant ces dernières dans le champ de l’ESS, la loi fait que « la logique sociale (finalité) l’emporte sur la logique démocratique (organisation). Autrement dit, la recherche de l’utilité sociale et le but non lucratif qui lui est associé priment sur la gouvernance démocratique » (p. 27). Avec la loi de 2014, explique Timothée Duverger, l’ESS est ainsi orientée selon une logique davantage socioéconomique que sociopolitique. Pour résumer, pour appartenir à l’ESS, ce qui compte est plus ce qu’elles font (de l’activité économique) que ce qu’elles sont (des structures démocratiques).

Cette seconde partie offre aussi une photographie économique et sociale de la famille ESS, qui rassemble des cousins qui paraissent parfois très éloignés : « les coopératives de commerçants (138 milliards d’euros de CA), parmi lesquelles dominent Leclerc, Système U et Astera, les coopératives agricoles et agroalimentaires (84 milliards d’euros de CA), les coopératives bancaires (68 milliards d’euros de CA), avec notamment les groupes Crédit Agricole, BPCE et Crédit Mutuel, les associations de l’humanitaire, du social et de la santé (56 milliards d’euros de budget), et les mutuelles de santé et d’assurance (20 milliards d’euros de CA chacune) » (p. 37).

La troisième partie propose une approche de l’ESS en jouant sur les échelles. Alors que le niveau national est abordé dans les deux premières parties, ce sont les niveaux locaux, européens et internationaux qui sont ici explorés. Le lecteur apprend notamment, que l’ESS est plébiscitée par la Commission européenne et par l’Organisation Internationale du Travail, qui voit en elle un relais de croissance, mais surtout un moyen d’atteindre le plein emploi.

L’auteur s’intéresse aussi aux tensions qui traversent l’ESS, notamment au regard des valeurs qu’elle porte. Puisque, comme en conviennent les acteurs qui représentent l’ESS (« ESS France » ou la Confédération générale des SCOP pour n’en citer que quelques-uns), les « statuts ne font pas la vertu ». Le fait d’être une association ou une mutuelle non-lucrative, une coopérative dirigée par ses salariés, ne protège pas contre les dérives que connaissent toutes les entreprises (ex : mauvaises conditions de travail, inégalités de salaires, etc.). Mais alors, l’ESS tient-elle ses promesses de construire une « autre économie » ? L’auteur revient sur les principaux débats qui animent le champ de la recherche, et plus largement des acteurs de l’ESS.

Le premier défi auquel elle doit faire face est, selon Timothée Duverger, le risque de l’isomorphisme institutionnel, « un processus contraignant qui force une unité dans une population à ressembler aux autres unités de cette population qui font face au même ensemble de conditions environnementales »[5]Paul DiMaggio et Walter Powell, « The iron cage revisited: Institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields », American sociological review, 1983. (qu’il soit coercitif, mimétique ou normatif). Les mutuelles ont par exemple été particulièrement affectées par les directives européennes (1973, 1988 et 1992) qui ont mis fin au monopole mutualiste sur la complémentaire santé. En conséquence de quoi elles ont énormément grossi, notamment aux dépens de la démocratie interne, et ont développé des logiques gestionnaires. Le secteur social et médico-social, très dépendant des finances publiques, a quant à lui été marqué par le déploiement du New Public Management. L’auteur mobilise plusieurs exemples pour expliquer les pressions qui pèsent sur l’ESS, prise en étau entre le marché et la puissance publique, qui la font ressembler à des administrations ou à des entreprises privées classiques.

Le second défi auquel est exposée l’ESS est celui du travail. Dans le secteur, les conditions de travail ne sont pas reluisantes, les structures ont des difficultés à tenir ensemble projet politique et économie, ou encore à organiser une fonction employeur engagée, collective et parfois bénévole. L’auteur fait une synthèse des travaux qui s’intéressent aux spécificités du travail dans l’ESS avant de se pencher sur le dernier défi, qui est celui de la managérialisation de l’ESS, que nous pourrions également appeler « marchandisation ». Pour accéder aux ressources publiques, l’ESS est en effet de plus en plus mise en concurrence avec les acteurs privés ce qui les pousse à rationaliser leur organisation, aux dépens de ses spécificités.

Comment dès lors l’ESS pourrait-elle se recomposer ? Timothée Duverger dessine trois « tendances ». La première est le risque de dissolution dans le mouvement plus large qui touche l’économie, de réforme des entreprises, dont la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ou la loi Pacte, qui signent l’apparition des « entreprises à missions » (qui déclarent des raisons d’être à travers plusieurs objectifs sociaux et environnementaux). Le second est une reconfiguration de l’ESS à partir de la logique des communs, qui soulève le problème de la gouvernance des ressources, en particulier au niveau local. Enfin, le troisième scénario est celui présenté par « ESS France », l’instance nationale représentative de l’ESS, qui consiste à faire de l’ESS la « norme souhaitable de l’économie » (p.100).

L’ouvrage est synthétique et clair. Et si l’on retrouve de nombreux éléments présents dans le « Que sais-je ? » publié en 2019, il s’en démarque en évitant la vision néo-libérale[6]Gilles Claire, « Recension de L’Économie sociale et solidaire. Géraldine Lacroix et Romain Slitine, PUF, « Que sais-je ? », 2e éd., 2019, 128 pages », RECMA, n°354, 2019. développée dans cet autre manuel écrit par une cadre de la Caisse des Dépôts et Consignations, mais aussi en donnant à voir les ambivalences et les débats qui traversent l’ESS, portés aussi bien par les acteur·trices que les milieux académiques.

Cependant, ce livre laisse le lecteur sur sa faim. Comme l’écrit Timothée Duverger, « l’économie sociale et solidaire […] doit être appréhendée comme une construction institutionnelle. » (p.25) L’ESS est construite « par le haut », ce dont l’ouvrage témoigne. Au fil des pages, nous rencontrons des intellectuels et des théoriciens, des institutions et des entreprises, des discours et des idéaux. Mais ces institutions ont aussi des pratiques (faisant écho aux valeurs de démocratie, de partage des richesses, de travail « autrement » invoqué) que le livre donne peu à voir. Pour les découvrir le lecteur peut se tourner vers les ouvrages publiés par le REPAS[7]http://editionsrepas.free.fr/, qui a par exemple publié un livre sur l’expérience autogestionnaire de la coopérative Ambiance Bois[8]Michel Luleck, Scions… travaillait autrement ?Ambiance Bois, l’aventure d’un collectif autogéré, Ed. Repas, 2003. (fonctionnement horizontal, élection sans candidat ou tiré du chapeau, salaire unique, etc.), mais aussi vers la Revue internationale de l’économie sociale (RECMA) qui publie depuis 120 ans des textes d’acteur·trices et de chercheur·euses s’intéressant à l’économie sociale et solidaire.

 

 

 

Simon Cottin-Marx, sociologue, maître de conférences contractuel, Cergy Paris Université.

 

 

 

 

En savoir plus : 

Cette recension est la version longue du texte à paraître dans la revue Esprit d’avril 2023

« L’économie sociale et solidaire », par Timothée Duverger, chez La Découverte, collection Repères (n°796)

Rubrique de l’Institut ISBL   « A la rencontre de … » – L’Institut ISBL échange avec Timothée Duverger

L’ESS en librairie : une note de lectures, Jean-Philippe Brun, Institut ISBL, février 2023

Simon Cottin Marx

References

References
1 Cette recension est la version longue du texte à paraître dans la revue Esprit d’avril 2023
2 https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/video-le-discours-des-etudiants-de-lecole-polytechnique-sur-limpact-ecologique-de-leur-industrie_5227207.html
3 Matthieu Hély, Pascale Moulévrier, L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2013, 219 p.
4 Matthieu Hély, « L’économie sociale et solidaire n’existe pas », La Vie des idées , 11 février 2008. URL : https://laviedesidees.fr/L-economie-sociale-et-solidaire-n-existe-pas.html
5 Paul DiMaggio et Walter Powell, « The iron cage revisited: Institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields », American sociological review, 1983.
6 Gilles Claire, « Recension de L’Économie sociale et solidaire. Géraldine Lacroix et Romain Slitine, PUF, « Que sais-je ? », 2e éd., 2019, 128 pages », RECMA, n°354, 2019.
7 http://editionsrepas.free.fr/
8 Michel Luleck, Scions… travaillait autrement ?Ambiance Bois, l’aventure d’un collectif autogéré, Ed. Repas, 2003.





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