Il est stimulant de constater que le même jour – jeudi 2 février 2023 – ont paru, pour le champ interdisciplinaire qui nous occupe, deux ouvrages de même intitulé générique, de même format standard (128 p.) et dans deux collections classiques à même vocation de synthèse des connaissances : Que sais-je / PUF pour le premier, Repères / La Découverte pour le second.

QSJ offre ainsi une 3ème édition, entièrement revue et mise à jour, à « L’économie sociale et solidaire » par Géraldine Lacroix[1]Ancienne élève de l’ENA, Géraldine Lacroix est experte de haut niveau et responsable de la mission de coaching interne de la CDC . et Romain Slitine[2]Enseignant-chercheur à l’IAE Paris-Sorbonne et maître de conférences à Sciences Po Paris, Romain Slitine est consultant spécialisé dans l’ESS en France et à l’étranger., titre initialement paru en 2016 et ayant fait l’objet, compte tenu de son excellente réception, d’une 2ème édition en 2019.

Repères accueille de son côté la 1ère édition de « L’économie sociale et solidaire », par Timothée Duverger[3]Timothée Duverger est docteur en histoire, enseignant-chercheur à Sciences Po où il dirige la chaire TerrESS, le master ESSIS et l’executive master STPI-ESS ; Timothée Duverger est également … Continue reading cette fois.

Ces parutions simultanées interviennent après des livraisons déjà fournies dans des collections plus spécialisées en 2021 et 2022[4]Citons, pour exemple de collections spécialisées très productives d’ouvrages axés ESS en 2021 et 2022, «Mondes en Transition» chez Les Petits Matins ou encore «Histoire des brèches» chez … Continue reading, confirmant dès l’entame de 2023 l’intérêt soutenu de la sphère éditoriale à l’égard des propositions de l’ESS.

 

 

Nous présenterons dans cet article un compte-rendu des deux ouvrages cités (I et II), d’où il ressortira un certain nombre de données et de caractéristiques communes.

Après quoi (III), nous tenterons une rapide approche comparée des deux textes, dans l’optique de restituer pour chacun la singularité et l’apport différentiel.

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I. Constatant en introduction à propos de l’économie sociale et solidaire « un déficit de connaissance d’un pan entier de l’économie », Géraldine Lacroix et Romain Slitine proposent de le combler en emmenant le lecteur à travers six chapitres, ainsi séquencés :

  • Une autre économie ? Ce chapitre brosse un rapide tableau historique des diverses traditions nationales de l’ESS, depuis ses racines jurassiennes médiévales – les fruitières de comté – jusqu’aux derniers avatars entrepreneuriaux au service de l’intérêt général, en passant par les premières Scop et unions départementales de mutuelles, la réinvention de l’économie sociale au début des années 1970 et l’émergence de l’économie solidaire. Ce long processus amènera, malgré une grande diversité d’acteurs et de logiques d’action, à un dépassement des oppositions et à une structuration progressive de l’ensemble, jusqu’à la constitution d’une maison commune et à sa reconnaissance institutionnelle dans la loi du 31 juillet 2014 (Loi Hamon). N’en demeure pas moins « une interrogation identitaire fondamentale, qui est celle du positionnement de l’ESS dans et par rapport à l’économie classique ».
  • Panorama actuel. Cette partie dresse un tableau statistique dynamique de l’ESS, soulignant son poids réel dans l’économie et la création d’emplois, pointant son rôle particulier dans les zones rurales et défavorisées et mettant en avant sa réelle « biodiversité sectorielle ». Si les données chiffrées sont encourageantes, les représentations de l’ESS doivent encore s’affirmer et le dialogue social y faire encore preuves. Point conclusif qui incite à l’optimisme quant à l’« installation de l’ESS dans le paysage français », sa présence de plus en plus marquée dans les milieux académiques, avec 76 formations universitaires dénombrées en 2019, non comptées les spécialisations ESS dans les cursus des grandes écoles.
  • « Une personne, une voix », et autres caractéristiques. Chapitre axé sur les principes, approche les traits distinctifs et les caractéristiques communes des différentes entreprises de l’ESS. Précisant ce qu’il convient de retenir du débat récurrent lucrativité / non lucrativité, les auteurs rabattent cette question sur le modèle hybride des organisations de l’ESS et sur la distinction mieux comprise entre modèles principalement marchands et modèles principalement non marchands. La gouvernance, qu’elle soit démocratique pour les entreprises sous statut d’économie sociale, ou se devant d’associer les parties prenantes à la décision pour les entreprises sous statut commercial, appelle un renouvellement constant des pratiques afin d’intéresser le plus grand nombre. L’ancrage territorial, autre caractéristique affichée de l’ESS, est abordé en fin de chapitre à travers l’exemple documenté de la Scic.
  • Quel financement ? Partie qui s’articule au constat précédent d’une remise en cause des découpages classiques public / privé et marchand / non marchand et à celui de l’enjeu-clé que constitue la question du financement pour le développement du secteur. Ce chapitre constitue de fait l’axe structurant de l’ouvrage. Il débute sur le constat étayé d’une mutation du rôle des financeurs publics et du primat désormais établi de la commande publique sur la subvention (nonobstant la force nouvellement opposable de celle-ci). Tropisme européen de la mise en concurrence et « frilosité » des collectivités territoriales préférant se prémunir de tout contentieux, expliquent ces substitutions. Bonne part est ensuite faite aux organisations financières publiques de l’ESS, à leurs fonds et à leurs partenaires dans l’accompagnement, qui insiste sur le rôle de la CDC (Caisse des Dépôts et Consignations) via la Banque des Territoires et sur celui de BPI France en complément. S’agissant jusque-là de ressources mobilisables par les seuls acteurs très structurés, les auteurs pointent ensuite le rôle classique dévolu aux banques traditionnelles de l’ESS à travers leur activité de prêts, ainsi que le rôle historique des financeurs spécialisés dans l’apport de capitaux. A plus petite échelle enfin, est souligné l’investissement complémentaire des particuliers dans le financement de l’ESS, à l’exemple du crowdfunding, des monnaies locales et des clubs d’investisseurs.
  • De la nécessité de changer d’échelle. Ce chapitre interroge les conditions du passage « du laboratoire à la grande série » et le caractère souhaitable de ce changement pour les acteurs comme pour l’ESS prise dans son ensemble, souhaitable à condition bien entendu que personne n’y « perde son âme ». Si le mot discrétion est d’ordinaire accolé à la perception d’une ESS adepte du small is beautiful, certains acteurs affichent leur volonté de croissance – internationale au besoin – et preuve est faite à l’instar du Groupe UP qu’ils peuvent la satisfaire en conciliant fort développement et respect des valeurs fondamentales. L’auteur de cette section penche pour une réponse positive à sa question du scaling-up, en s’appuyant sur trois raisons : le renforcement attendu de l’impact social de l’activité, une plus grande visibilité et une meilleure légitimité vis à vis des bailleurs publics. Les différentes stratégies pour y parvenir sont ensuite développées : diversification, expansion géographique, partenariats innovants avec des entreprises conventionnelles, coopération des acteurs entre eux ou intégrée à des stratégies territoriales. Quoi de plus engageant en effet que de « renouer avec l’efficacité de la coopération », à l’exemple des Licoornes ou des PTCE, ces derniers faisant l’objet d’un intérêt relancé de la part de la puissance publique ?
  • Les grands défis. Cette section en pointe deux, jugés essentiels pour le futur de l’ESS : une pleine association aux dynamiques de développement économique local et une double obligation de preuve d’utilité sociale et de mesure d’impact social. L’ESS doit s’extraire d’une situation d’« addition de bonnes pratiques » et ambitionner d’intégrer pleinement les politiques publiques. C’est ce que permettent les lois Hamon et NOTRe, qui organisent la tenue de conférences régionales de l’ESS et l’obligation faite aux collectivités de se doter dans le cadre des schémas régionaux d’une stratégie ESS. Constatant une évolution majeure de la relation pouvoirs publics / acteurs, les auteurs attendent des parties prenantes qu’elles s’emparent de tous les leviers de mobilisation à leur disposition pour une véritable coconstruction du développement économique local, à l’exemple d’écosystèmes locaux ambitieux comme en Pays de la Loire, en Bretagne ou encore à Bordeaux. Second défi : savoir pour l’ESS démontrer une « plus-value sociale et sociétale tangible ». L’exigence d’évaluation trouve sa légitimité dans la redevabilité due à l’utilisation de fonds publics et dans la quête en interne d’une optimisation pilotée des ressources. Elle s’impose d’autant à l’ESS que celle-ci évolue dans le contexte nouveau d’une valeur ajoutée des entreprises interrogée par l’élargissement de la RSE aux notions de « raison d’être » et d’« entreprise à mission ». Pour y satisfaire, différentes méthodologies d’évaluation sont à disposition des acteurs, étant admis qu’aucun référentiel partagé ne fait aujourd‘hui consensus. Les contrats à impact social (CIS) peuvent être perçus comme un aboutissement de cette logique évaluatrice mais leur succès relatif doit tempérer toute tentation de remise à des formes exagérées de quantification. Cette exigence d’évaluation appelle en revanche à poursuivre activement les recherches pour de nouveaux indicateurs.

En conclusion de leur ouvrage, Géraldine Lacroix et Romain Slitine partagent leur optimisme pour une ESS qui a su dépasser ses clivages internes, commence à se débarrasser d’une image de « nain politique » et qui bénéficie selon eux d’un alignement clairement favorable des planètes. Pour peu que nous voulions bien nous en emparer, nous recommandent-ils.

***

 

II. C’est par une introduction à quasi-valeur de chapitre que démarre le dixième ouvrage de Timothée Duverger, s’attachant d’emblée à nommer les principes, les statuts, les notions cousines et à souligner la reconnaissance académique avérée de l’ESS, territoire présenté joliment en note de couverture comme un « archipel au caractère insaisissable ». Cette synthèse de connaissances s’articule ensuite autour de 5 parties, suivies de très larges repères bibliographiques.

 

  • Une histoire en trois cycles

Aux sources de l’ESS se découvrent quatre origines doctrinales se référant au socialisme, au christianisme social, au libéralisme et au solidarisme, selon la classification classique d’André Gueslin. Adaptant ses travaux d’historien au format de l’ouvrage, l’auteur restitue à grands traits une périodisation de l’économie sociale, à partir de l’apparition de la première occurrence du syntagme en 1773 et jusqu’à aujourd’hui. Trois grands cycles sont ainsi distingués :

  1. L’émergence (1830-1880) : on y trouve les premières formes d’organisation ouvrière – la « décantation associationniste » -, l’ambivalence d’une notion d’association tiraillée entre référentiels démocratique et philanthropique et dans ce contexte, la surveillance souvent doublée de mise sous tutelle, dont font l’objet les premières configurations mutualistes.
  2. Le compromis républicain (1880-1970) : c’est d’abord la période de la synthèse solidariste et d’une forme d’apogée pour une économie pleinement reconnue à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900. C’est aussi un cycle de fragmentation avec la différenciation progressive des familles – coopératives, mutuelles, associations – et des statuts de l’économie sociale. C’est enfin, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en s’arrimant à l’État-providence et en acceptant l’inscription de ses activités dans un mode de régulation tutélaire, que l’économie sociale trouvera la formule de sa survie et de son redéploiement, à l’exemple des associations gestionnaires du secteur sanitaire et social.
  3. La réinvention (1970 à aujourd’hui) : où l’on assiste à une institutionnalisation progressive de l’économie sociale dans un contexte de tournant libéral des politiques publiques. C‘est une période de structuration des acteurs, de tentatives de définition des périmètres, de renégociation des statuts, avec un premier aboutissement de reconnaissance de catégorie d’action publique dans la création d’un secrétariat d’État en 1984. Avec un commissariat dédié, sa première reconnaissance européenne sera ensuite actée au tournant des années 90. Cette période est aussi celle d’une large remise en cause des logiques en cours, dans un contexte d’effondrement du bloc soviétique et d’installation hégémonique d’une société de marché. Sur ce terreau se développe, à partir d’une économie alternative née de l’après-68, une économie solidaire qui sera constituée en réseau au tournant du millénaire. Cette période est de réinvention enfin, avec l’émergence à la fin des années 2000 d’un entrepreneuriat social source de mise en concurrence avec une ESS en cours de consolidation. Ce n’est donc pas le moindre mérite de la loi Hamon que d’être parvenue en 2014, dans un esprit de compromis inclusif, à stabiliser pour aujourd’hui le périmètre du champ.

 

  • Cadres et perspectives

Cette partie synchronique propose de compléter utilement la partie historique (diachronique) précédemment traitée. Elle s’inscrit dans trois dimensions :

    • Un cadre juridique

Si la loi du 31/07/2014 dite loi Hamon en est à ce jour l’expression aboutie, elle n’est pas la première à avoir fixé un cadre juridique à l’économie sociale. En 1983 et 1985 déjà, le législateur s’y était employé, « pour certaines de ses activités » seulement et c’est sur un seul décret de 1981 portant création d’une délégation à l’économie sociale, que reposera pendant trente-trois ans sa définition juridique.

Abordant les caractéristiques principales de la loi Hamon, l’auteur relève que sa présentation combine une définition micro (un mode d’entreprendre) et une définition méso/macro (un mode de développement), qu’elle acte l’inclusion de l’économie solidaire et qu’elle accueille deux nouveaux acteurs, les sociétés commerciales et les fondations. Ces ajustements de périmètre sont révélateurs des transformations socio-économiques à l’œuvre dans l’ESS comme très signifiant aussi est le rattachement de l’ESS au ministère de l’Économie et des Finances et donc son inscription nouvelle dans le champ des politiques publiques. Autre introduction importante à relever, celle de l’innovation sociale, nouveau référentiel dans lequel la loi souhaite inscrire l’ESS, ce qui peut être perçu comme l’étant au détriment de sa dimension transformatrice potentielle.

    • Le poids de l’ESS

Partant du principe que « ce qu’on ne compte pas ne compte pas », un constant effort de connaissance statistique aura accompagné la longue période d’institutionnalisation d’une ESS en quête de reconnaissance, depuis sa revendication inaboutie d’un compte-satellite de la Comptabilité nationale dédié jusqu’à la mise en place en 2008 d’une méthodologie partagée d’observation et de mesure.

Quels chiffres retenir ? Il convient d’abord de démythifier l’antienne partagée d’une ESS équivalant à 10% du PIB : plutôt 6 à 7% confirme l’auteur, après Kaminski. Son importance en termes d’emplois en ressort renforcée, avec 2 400 000 emplois (10,5 % du total France) répartis dans 160 000 entreprises (8,8% du total France). S’il est démontré que l’ESS est présente dans tous les secteurs d’activité, l’auteur pointe que 2 emplois sur 5 relèvent de la seule action sociale. Notable est aussi la surpondération des emplois ESS en territoires fragiles, territoires ruraux et urbains QPV. Il convient aussi d’apprécier et de prendre en compte, pour une mesure plus fine du poids de l’ESS dans notre société, le poids de l’engagement bénévole et celui du sociétariat.

    • Une comparaison internationale : l’entreprise sociale.

En clôture de ce chapitre, l’auteur nous livre une comparaison internationale des recherches, modèles, notions, courants et usages se rapportant au concept d’ESS tel que formulé chez nous. Il apparaît que c’est à travers la notion d’entreprise sociale que ces travaux, nombreux aux échelles européenne et internationale, peuvent être plus aisément discutés sur la base d’un référentiel partagé.

 

  • Jeux d’échelle : du local au global

Une approche multiscalaire est d’autant plus nécessaire que l’ESS est souvent abordée aux niveaux micro de l’organisation ou méso du territoire, beaucoup moins souvent aux niveaux macro national ou international.

    • L’ancrage territorial. Son association avec l’ESS est souvent présentée comme une évidence et c’est une erreur, nous prévient l’auteur, la notion de proximité territoriale méritant d’être approchée à l’aune de l’étude des processus d’ancrage. A cet égard, la notion de « régimes territoriaux » offre un cadre pertinent d’évaluation, qui relève et distingue les « dispositions sociales à coopérer », la gouvernance territoriale et la régulation territoriale. Ces dynamiques territoriales se traduisent par un processus de polarisation, sous la forme PTCE principalement, dont les bases et la quantification sont ici détaillés. Mais cette « fabrique des territoires » ne se limite pas aux PTCE, il convient d’y inclure d’autres initiatives et mouvements, comme les monnaies locales, les AMAP ou encore les Scic de circuits courts.
    • L’européanisation. Berceau et pointe de l’ESS, l’Europe totalise 13,6 millions d’emplois, soit 6,3 % de la population active. Un tableau comparatif détaillé nous indique cependant une grande hétérogénéité de situations, de 0,6% en Lituanie à 9,9% au Luxembourg. L’auteur déplie ensuite le processus européen d’institutionnalisation de l’ESS, processus long et incrémental, jalonné par la chute du mur de Berlin, la création en 2000 de la (future) Social Economy Europe, l’adoption en 2002 d’une charte de l’économie social, sa reconnaissance comme levier de relance doublée d’une «initiative pour l’entrepreneuriat social» consécutivement à la crise de 2008, et jusqu’au Plan d’action de l’UE pour l’économie sociale de 2021, avancée historique et objet ici d’un long développement.
    • La globalisation. Si la structuration internationale de réseaux par familles est déjà très ancienne, il faut attendre les années 2000 pour qu’apparaisse celle de l’ESS considérée dans son ensemble, à partir de 3 réseaux principalement, le RIPESS (Réseau Intercontinental de Promotion de l’Économie Sociale Solidaire), ESS Forum International et le Global Social Economy Forum. Leurs moyens et capacités encore limités, sont compensés par un activisme et une production de connaissances qui leur permet de bénéficier désormais d’une large reconnaissance de la part d’organisations internationales de haut niveau. Pour preuve de cette considération, la mise officielle à l’agenda international de l’ESS, avec pour dates remarquables la constitution en 2013 d’une Task Force inter-agences des Nations-Unies (UNTFSSE) et en 2022 la contribution de l’ESS aux conclusions de la 110e Conférence international de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) sur le travail décent. A côté de cette structuration internationale en réseaux, significative encore est la diffusion de lois-cadres intéressant l’ESS dans de nombreux pays ; dans un tableau complet, l’auteur en relève une vingtaine, principalement en Europe et en Amérique latine.

 

  • Au défi de l’identité

L’ESS tient-elle ses promesses ? C’est ce que nous propose de vérifier l’auteur dans cette quatrième section.

    • Le risque d’isomorphisme institutionnel

Le risque d’une banalisation de l’ESS est pointé de longue date par de nombreux observateurs.

Avant de le vérifier, l’auteur procède à une large présentation théorique du concept d’isomorphisme institutionnel puis insiste sur le caractère crucial de son éventuelle application à l’ESS : « Peut-elle oui ou non préserver ses spécificités dans un contexte qui homogénéise les logiques d’action ?».

Si un indéniable processus de professionnalisation à l’œuvre, en particulier dans les associations gestionnaires confrontées au déploiement du New Public Management, plaide pour une réponse négative, celles-ci ont l’opportunité de s’extirper de cette logique libérale en développant leur « agir communicationnel » (Enjolras), autrement dit en s’appuyant sur un renforcement de leur dimension démocratique et solidaire.

S’agissant des autres organisations, les mutuelles demeurent sous la pression de normes européennes qui tendent à les assimiler aux assurances et ne conserveront leur identité qu’en continuant d’innover et de développer les services de santé complémentaires qui font leur spécificité. S’agissant des coopératives, toutes sont aujourd’hui concernées par une insertion de plus en plus contraignante sur leurs marchés, même si ce sont d’abord les bancaires qui ont pâti d’un enchaînement de lois et de réformes de normes qui ont progressivement atténué leur spécificité.

    • Métamorphoses du travail

La question du travail a longtemps constitué un impensé de l’ESS, même si les tensions internes aux structures de l’économie sociale ont de longue date été documentées et théorisées. Cet impensé explique l’organisation tardive en son sein de la fonction employeur, dont l’auteur relate le processus historique aboutissant en 2019 à la reconnaissance multi-professionnelle de l’UDES.

Cet impensé explique aussi pourquoi c’est au sein même des organisations de l’ESS que la question du travail se pose avec le plus d’acuité, suscitant de nombreux ouvrages et témoignages, où sont passées au crible les conditions effectives de travail dans de nombreux secteurs associatifs, plus récemment dans les mutuelles. Force est de constater que ces conditions de travail sont touchées – la porosité de la frontière entre travail rémunéré et engagement est à ce titre largement invoquée – et l’établissement par le secteur d’un baromètre de la qualité de vie au travail constitue à la fois une reconnaissance de cette problématique et un bon outil pour l’améliorer.

    • Des identités en recomposition

Les pressions évoquées rendent l’ESS instable : soumise à une managérialisation croissante d’un côté, résistante d’un autre côté en s’efforçant à une mobilisation accrue des bénévoles et sociétaires, l’ESS bouge.

Constater le triplement en trente ans des effectifs salariés du monde associatif, conséquence directe d’une profonde transformation du rôle de l’État dans le traitement des thématiques sociales, offre une excellente clé d’interprétation d’une managérialisation devenue inévitable. Et même si l’État a pu fournir des outils pour accompagner cette mutation, la réalité du passage d’une logique relationnelle et solidaire à une logique marchande est aujourd’hui établie.

L’ESS bouge, cependant ! Elle s’efforce de résister aux dérives, en s’emparant de nouveaux outils et en introduisant au besoin ses formules propres dans des domaines où on ne l’attendait pas, comme l’expertise comptable. De même, des stratégies inventives de remobilisation des sociétariats, souvent mises en œuvre au sein des coopératives et des mutuelles, participent de cette volonté partagée de reconquête démocratique et d’affirmation de compétences propre à contrer les penchants à la banalisation du champ.

 

  • Les tendances

Dans cette dernière partie, Timothée Duverger s’attache à une réflexion prospective qui s’articule autour de trois scénarios non exclusifs : la réforme en cours de l’entreprise, le retour de la logique des communs et l’affirmation d’une démarche sociopolitique en son sein.

    • La réforme de l’entreprise

« RSE et ESS ne sont ni de même nature, ni de même monde » (J.Blanc). Certes, mais c’est bien la RSE qui a tôt fait en France l’objet de la mobilisation du législateur, avec l’installation dès 2001 du reporting extra-financier, complété par un déploiement de labels et de certifications.

L’ESS a suivi, en adaptant ses propres outils (ainsi, la réforme de la révision coopérative) ou bien poussée dans cette voie par les obligations d’une loi Hamon réclamant l’élaboration d’un guide des bonnes pratiques. Aujourd’hui, la prise en compte de la RSE par l’ESS est toujours caractérisée par une grande diversité ; elle est très affirmée par exemple au sein des Scop, où la double qualité s’applique aux salariés, mais beaucoup moins systématiquement mobilisée dans les associations.

En modifiant une définition de l’entreprise intouchée depuis 1804, en introduisant dans celle-ci un objectif de gestion « dans son intérêt social » et en permettant aux entreprises l’adoption d’une « raison d’être » ouvrant droit à qualité d’ « entreprise à mission », la loi Pacte de 2019 constitue un réel défi pour l’ESS. Plusieurs acteurs de l’ESS y ont répondu en se saisissant rapidement de ces notions et qualité nouvelles ; un autre, situé dans le halo de l’ESS, en a profité pour renouer avec son passé d’engagement.

    • Les dynamiques d’action collective

Les liens entre ESS et communs sont source d’un important travail théorique depuis une quinzaine d’années. Une association, la Coop des Communs, a même été créée pour se consacrer à leur rapprochement. L’auteur brosse ici un tableau de ce processus et de ces références en soulignant la richesse de leurs apports, telle l’émergence d’une notion de communs sociaux qui a le mérite de pouvoir s’inscrire dans une démarche macro-institutionnelle.

Dans le prolongement de cette voie, constat est fait d’une nouvelle génération de l’ESS qui pousse à une véritable recomposition « post NPM » de l’action publique, promouvant une participation des acteurs à l’élaboration, à la coconstruction et à la coproduction des politiques territoriales. A cet effet le statut de Scic constitue un instrument fécond, dont la genèse européenne et l’avènement sont ici largement développés.

    • Un projet de société

Lancé par Jérôme Saddier, président d’ESS France, dans un contexte post Covid de « brouillage des cartes », l’appel « Pour une République de l’ESS » aboutit en décembre 2021 à un nouveau texte de référence, « Pour une République de l’ESS : nos raisons d’agir ». Adoptée à l’unanimité, cette déclaration a le premier mérite de rassembler un monde diversifié, voire épars, présent sous la bannière ESS. Son positionnement transparent (raisons d’agir) face aux dernières évolutions voulues par le législateur (raison d’être) marque la volonté d’inscrire l’ESS dans un projet politique et l’ambition de faire de l’ESS « la norme souhaitable de l’économie » de demain.

Ce projet politique fort est révélateur d’une ESS en transition, comme l’exprime l’essor de différents mouvements de résistance aux excès du capitalisme, celui des plateformes en particulier. Plus généralement, à l’ère de l’Anthropocène, la transition écologique offre un vaste terrain de déploiement aux initiatives d’une ESS légitime à construire toutes les solutions à apporter aux problèmes des ressources.

En conclusion de son texte, Timothée Duverger veut retenir une ESS non exempte d’indétermination et de tensions mais qui se présente « unie dans la diversité ». Il perçoit en elle un mouvement régulateur de la société civile, un contre-mouvement de la société face au processus généralisé de marchandisation et aux impasses de la globalisation financière. Pour peu que l’ESS ne fasse jamais l’économie de l’exemplarité.

***

 

III. La lecture simultanée de ces deux ouvrages de synthèse fait ressortir de nombreuses similitudes de contenu. C’est heureux, l’histoire ne s’invente pas, la pièce jouée et les acteurs convoqués sont les mêmes et les chiffres comme la réalité ne se tordent pas. Les deux ouvrages remplissent pleinement leur rôle dans un cadre éditorial comparable : celui de restituer au plus grand nombre un état synthétique des connaissances sur la thématique interdisciplinaire de l’ESS, d’en resituer les perspectives et d’en cerner les enjeux. On y retrouvera donc les mêmes repères historiques, les mêmes chiffres-clés, définitions, énoncés de statuts et de principes, les mêmes familles et activités, un même cadre institutionnel, et pour partie, les mêmes limites, contraintes, arrangements, perspectives et défis, telle la problématique partagée du changement d’échelle.

Ce qu’il nous intéresse de relever ici, ce sont les points saillants qui donnent le ton et la « personnalité » des ouvrages étudiés, singularités que les auteurs font ressortir par choix délibéré, par formation et par insertion dans l’univers professionnel propre à chacun.

Ceci posé, l’approche proposée par Géraldine Lacroix et Romain Slitine apparaît résolument instrumentale et synchronique, avec un développement central consacré aux acteurs, aux dispositifs et aux capacités de financements de l’ESS. Dans l’optique opérationnelle des auteurs, cette ESS est souvent abordée sous l’angle d’acteurs déjà bien structurés et d’un entrepreneuriat social ouvert aux constructions et partenariats internes, mixtes et externes, une approche que nous pouvons qualifier d’« anglo-saxonne ». Ce choix peut expliquer les développements experts consacrés aux notions d’utilité sociale et d’impact social, aux contrats à impact social, aux labels et certifications, ainsi que la place faite aux configurations innovantes telles les start-up de territoires ou encore les Licoornes. Il explique aussi pourquoi le rôle productif de l’ESS y est largement souligné, plusieurs tableaux détaillant par secteur d’activités poids économique et nombre d’emplois, avec un focus récurrent sur les coopératives, acteurs de l’ESS les plus insérés sur le marché.

En regard, l’approche de Timothée Duverger privilégie une vision plus dialectique et pointe plus volontiers la dimension socio-politique de l’ESS. Sa formation d’historien nous offre d’entrée une synthèse à toutes échelles du processus d’installation et d’institutionnalisation de l’économie sociale, depuis l’expérimentation locale jusqu’à la délibération internationale. Caractéristique aussi de cette version, le soin apporté par l’auteur à situer l’ESS dans le cadre institutionnel de son propos, soin qui permet de saisir tout au long de ses développements le terreau et les possibilités, comme les limites et les contraintes, qui y sont attachés. Troisième particularité de cette synthèse, la considération d’une ESS inscrite dans – et tendant vers – un projet complet de société, privilégiant sa dimension socio-politique et la capacité transformatrice qui lui est assignée dans un contexte de société en transitions. Dernière spécificité perçue, et méritoire assurément : pas moins de 12 pages de repères bibliographiques en queue d’ouvrage pour donner à chacun matière à poursuivre.

A l’issue de cette tentative de lecture simultanée, nous nous permettons de souhaiter solidairement aux auteurs une belle coopétition pour la meilleure diffusion de leurs ouvrages respectifs et pour leur empreinte laissée dans la compréhension, la promotion et les bonnes pratiques de l’ESS.

 

 

Jean Philippe BRUN, ancien président de la commission Formation de la CRESS Ile-de-France, de l’ADESS 95 et de France Bénévolat 95

 

 

 

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1 Ancienne élève de l’ENA, Géraldine Lacroix est experte de haut niveau et responsable de la mission de coaching interne de la CDC .
2 Enseignant-chercheur à l’IAE Paris-Sorbonne et maître de conférences à Sciences Po Paris, Romain Slitine est consultant spécialisé dans l’ESS en France et à l’étranger.
3 Timothée Duverger est docteur en histoire, enseignant-chercheur à Sciences Po où il dirige la chaire TerrESS, le master ESSIS et l’executive master STPI-ESS ; Timothée Duverger est également chercheur associé au Centre Emile-Durkheim.
4 Citons, pour exemple de collections spécialisées très productives d’ouvrages axés ESS en 2021 et 2022, «Mondes en Transition» chez Les Petits Matins ou encore «Histoire des brèches» chez Le Bord de l’Eau.





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