A 97 ans, le grand résistant Claude Alphandéry nous livrait dans un appel à la résistance publié le 6 avril dernier, comment ce qu’il a appris pendant la guerre pouvait nous être aujourd’hui utile pour penser l’après pandémie. Ce témoignage n’est pas sans me rappeler celui de Stéphane Hessel, grand résistant lui aussi, co-rédacteur de la Déclaration universelle des Droits de l’homme en 48, qui publiait il y a 10 ans, à 93 ans, un essai intitulé « Indignez-vous ! ».

 

Stéphane Hessel en 2010, défendait l’idée selon laquelle l’indignation est le ferment de « l’esprit de résistance » et concluait son essai par ces quelques mots « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer ». 10 ans nous séparent de cet essai à l’appel de Claude Alphandéry. Peut-être la durée nécessaire pour avancer à tous petits pas, pour objectiver les réalités désastreuses dans le monde, à l’échelle des pays, des régions, de chaque territoire, pour prendre conscience de l’épuisement d’un système, et pour passer de l’indignation à la résistance. Dans la suite logique de cette lente mais sans doute indispensable maturation, la nouvelle décennie nous pousse maintenant à agir, individuellement, collectivement et à l’unisson, sans regarder l’avenir comme si nous allions pouvoir reproduire le passé, en admettant sans compromis que le retour de la croissance est inenvisageable dans les conditions d’hier, et finalement en nous obligeant à changer de paradigme.

Le secteur de l’ESS est déjà engagé dans cette voie, depuis longtemps, pour autant cette économie substantielle [1]« Sur les concepts d’économie en général et d’économie solidaire en particulier » – Alain Caillé – Dans Revue du MAUSS 2003/1 (no 21)a peu de poids actuellement dans le débat public, sans doute car sa place dépend avant tout du regard porté par nos dirigeants sur la manière de créer des richesses dans notre pays, comme dans de nombreux autres dans le monde. Serait-ce aussi car elle implique d’une part l’Etat (l’économie sociale) et le local (l’économie solidaire) et que ceux-ci manquent encore d’articulations et d’espaces de régulation ou encore parce que les associations, la plus importante composante du secteur de l’ESS (en quantité), ne se reconnaissent qu’à la marge dans le modèle entrepreneurial prôné par l’ESS ? Pourtant, cette économie où le « lien précède le bien [2]Marcel Mauss, Essai sur le don, Puf, 2007 [1924-1925]» existe bel et bien.

Dans le contexte que nous vivons, conjointement aux mesures et dispositifs nationaux mis en place dans l’urgence, des actions territoriales remarquables existent, invisibles dans les médias actuellement, à l’échelle d’une commune, d’un quartier, d’une rue, en témoignent les nombreux exemples issus des territoires que nos membres, les maisons des associations nous remontent en cette période de crise sanitaire. Ces expériences reposent sur des réseaux d’acteurs, quelques fois informels, des écosystèmes d’entre-aide, composés de citoyens de tout âge et de toute classes sociales, bénévoles, salariés, agents territoriaux, élus, retraités, enseignants, chefs d’entreprises, …qui s’organisent, seuls ou avec l’aide de structures d’appui à la vie associative locale. La solidarité et l’entraide sont donc bien en place, souvent différentes de leurs formes habituelles hors covid-19, où des associations mais aussi des citoyens viennent en aide au secteur hospitalier local (secteur public) ou au secteur marchand, en mettant à disposition des masques, des logements à proximité de leur lieux de travail, par exemple ou en organisant la garde des enfants de personnels hospitaliers, en mettant à disposition de restaurateurs leur parc de vélos afin de permettre un bout de maintien d’activité par le biais de livraisons des repas, … les exemples sont nombreux, quelques fois simples et d’autres fois d’une inventivité presque déroutante.

A côté de ses micro-initiatives invisibles, mais effectives, les conséquences de la crise sanitaire révélées par toutes les associations d’aide à la personne, les associations caritatives, d’aide aux migrants, de soutien aux personnes en situation de handicap, en première ligne pour répondre à toutes les urgences sur le terrain auprès de ceux qui en ont encore plus besoin aujourd’hui qu’hier, doivent nous alerter individuellement et collectivement. Par exemple, le 16 avril dernier, le Secours populaire qui multiplie les actions auprès des familles dont les difficultés à subvenir à leurs besoins ont été provoquées ou accentuées par l’épidémie de Covid-19, publiait le bilan de ce premier mois de confinement « dont les traces se feront sentir pendant longtemps, en particulier pour les ménages des catégories moyenne et populaire. » Sans l’action, malheureusement invisible – mais là aussi bien réelle et effective – de ces associations, de ces « urgentistes », la situation pour de nombreux concitoyens serait encore plus invivable comme le relate cet article « et si les associations n’étaient pas là… » de Politis[3]article paru dans l’hebdo Politis n° 1600 du 2020-04-22 . Les associations sont des communautés, des lieux du vivre et du faire « ensemble », les personnes s’y rencontrent, partagent un projet, y pratiquent leurs activités et dès lors que celle-ci s’arrête, comme actuellement, les liens entre personnes se renforcent, se démultiplient, à travers d’autres modes de contacts (téléphone, mails, listes de diffusion, réseaux sociaux) et d’autres intentions :  pour prendre des nouvelles, distraire, aider, entre-aider, apporter un peu réconfort, s’organiser pour ne laisser personne dans l’isolement… même s’il ne peut être attribué intégralement aux associations, le réseau d’entre-aide de proximité trouve en grande partie ses racines dans le terreau associatif et dans ce qui le fonde.

Des entreprises viennent également en aide aux associations à l’échelle locale ou nationale, comme par exemple, des hôteliers [4]https://www.solikend.com/fr/pages/aide(touchés de plein fouet par la crise actuelle rappelons-le) qui s’engagent dans une démarche citoyenne et solidaire en reversant 100% de leurs prochaines recettes à des associations, ou encore des entreprises locales qui viennent en aide aux associations sur des aspects logistiques, des collectivités qui mettent à disposition des locaux pour faciliter les distributions alimentaires dans le respect des règles de sécurité sanitaire… là aussi les exemples sont nombreux, mais là aussi invisibles. Ces actions collectives nous renvoient vers le concept « d’associationnisme[5]Associationnisme : le bien commun aux confins du marché et de l’État – Jean-Louis Laville – Dans Finance & Bien Commun 2010/2-3 (No 37-38)» cette solidarité démocratique, axée sur l’entraide mutuelle autant que sur l’expression revendicative, et qui relève à la fois de l’auto-organisation et du mouvement social et devraient nous amener à nous requestionner durablement et à plus grande échelle qu’a celle de micros-territoires « sur l’articulation entre démocratie et économie[6]Associationnisme : le bien commun aux confins du marché et de l’État – Jean-Louis Laville – Dans Finance & Bien Commun 2010/2-3 (No 37-38)».

Même si aujourd’hui seules 23% des associations déclarent maintenir une petite activité[7]Selon l’Enquête Mouvement Associatif – RNMA et Recherche et Solidarités, 82% des structures, même en sommeil, disent entretenir des relations avec leurs bénévoles. Le secteur associatif joue incontestablement en cette période, un rôle essentiel pour maintenir le lien social entre les citoyens, mais aussi en contribuant aux écosystèmes qui maintiennent coûte que coûte des bribes d’économies locales indispensables à la survie des territoires. Cette crise montre qu’il y a besoin de liens et de coopérations, que ceux-ci se renforcent lorsqu’ils existent déjà hors contexte de crise, que d’autres se créent finalement assez simplement en période d’urgence, mais qu’ils existent majoritairement, et c’est ce qui fait, en période de guerre comme le décrit très justement Claude Alphandéry dans son appel, comme dans la période de crise sanitaire que nous vivons, que ce système fonctionne, et que c’est bien cela qui fait et qui devrait faire société.

C.Alphandéry nous appelle collectivement, acteurs de l’ESS, à convaincre, à apporter des preuves, à faire reconnaître qu’une autre façon de faire est possible d’autant qu’elle est déjà en œuvre. Le premier pas ne serait-il pas de donner à voir l’ensemble de ces actions, initiatives locales dans les espaces publics nationaux, à travers davantage de grands médias, par le biais de tribunes individuelles et collectives ? Communiquer pour convaincre du bien-fondé de ces modes de faire ensemble, de ses bienfaits indéniables pour l’ensemble de notre société aujourd’hui, aiderait finalement à faire reconnaitre objectivement et sans conteste, qu’une autre logique de gestion économique et sociale pour demain n’est pas souhaitable mais indispensable.

 

 

Carole ORCHAMPT, Déléguée générale du Réseau National des Maisons des Associations – RNMA

 

 

*Traduction : les yeux largement clos. Titre à double sens qui met en avant une double contrainte : celle de voir et de fermer les yeux en même temps, celle d'être témoin et de se taire.

 

 

En savoir plus :

« Pour résister à la pandémie comme au temps des maquis », par le grand résistant Claude Alphandéry, Tribune Bibliobs, 6 avril 2020 

 

 

 

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