En France, entre 700 000 et 900 000 entreprises devraient changer de main à l’horizon 2020 (1). La loi du 31 juillet 2014 relative à l’Economie Sociale et Solidaire (2) a récemment mis en avant le rôle des salariés dans la reprise d’entreprise en promouvant la formule des SCOP d’amorçage. Moins connu en France, le recours à une fondation ou à un fonds de dotation « actionnaire » peut également déboucher sur un modèle de reprise doublement vertueux : protéger le capital des entreprises et déployer de nouvelles sources de financement des activités d’intérêt général.
I. – Vers un renouveau du capitalisme en France ?
Amorcé par la loi « Hamon » du 31 juillet 2014 (3), le rapprochement entre le monde de l’entreprise capitaliste classique et celui de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) se construit de jour en jour. En favorisant la création de formes juridiques hybrides (4) appartenant aux deux univers, les frontières existantes entre logique économique et logique sociale tendent à s’abolir. Les coopérations économiques combinent de plus en plus des démarches entrepreneuriales distinctes (lucratives – non lucratives), hier encore opposées.
Afin d’optimiser leur situation, les associations et autres institutions sans but lucratif (ISBL) n’hésitent plus, désormais, à prendre des participations dans le capital de société commerciales, dans le but de développer leurs ressources financières par le biais de la distribution de dividendes (5) ou dans l’optique de sécuriser leur statut fiscal en filialisant les activités lucratives prépondérantes (6) qu’elles ont su développer. Ce processus entraîne de profonds bouleversements dans le pacte social de ces entreprises d’un genre nouveau, notamment en ce qui concerne les rapports entretenus entre bénévoles et salariés (7) :
– D’une part, parce que ces deux composantes humaines se trouvent dans l’obligation de développer des formes de coopération de plus en plus étroites (8).
– D’autre part, parce que les contours du bénévolat et du salariat deviennent de moins en moins nets à l’intérieur de ces structures, un bénévole pouvant dorénavant percevoir une rémunération (9) tandis qu’un salarié peut exercer des fonctions dirigeantes (10). Enfin, en offrant aux « salariés sociétaires » la possibilité de créer des sociétés coopératives et participatives (SCOP) d’amorçage (11) dans le cadre de la reprise de leur propre entreprise – n’en déplaise à Karl Marx (12), les prolétaires auront bien leur patrie ! – la loi « Hamon » du 31 juillet 2014 (13) contribue également à brouiller la traditionnelle distinction entre salarié et dirigeant, comme celle faite entre force productive (main d’oeuvre) et détenteur du capital.
Ainsi, on le voit, les réformes précédemment décrites ne constituent pas de simples variables d’ajustement d’un système économique à bout de souffle. En introduisant de la démocratie dans le concept d’entreprise (14), une véritable révolution est en marche qui devrait, inéluctablement, entraîner un renouveau du capitalisme.
De ce point de vue, l’émergence des « fondations actionnaires » pourrait même permettre d’accélérer le processus.
En effet, favoriser le développement d’ISBL reconnues d’intérêt général (cf. infra II et III) qui contrôleraient l’actionnariat d’entreprises permettrait de redonner du sens au concept d’entreprise tout en luttant contre la financiarisation de l’économie. Même s’il n’en est qu’au stade des premiers balbutiements, ce nouveau mode de gouvernance capitalistique pourrait, à l’avenir, constituer l’une des manifestations les plus abouties du rapprochement entre l’univers philanthropique et l’univers entrepreneurial, bouleversant par là même les frontières entre désintéressement et lucrativité. À l’inverse de l’entrepreneuriat social pour partie suspecté de « social bashing » (15), c’est en réalité la finalité sociale et d’utilité publique des fondations qui, dans un tel schéma, exercera son emprise sur l’entreprise, ce qui incontestablement constituerait un fait nouveau (16).
II. – Fondations « actionnaires » : les limites du capitalisme philanthropique à la française ?
Alors même qu’il en existe plus de 500 en Allemagne, 1 300 au Danemark et 1 000 en Norvège, très peu d’entreprises françaises ont fait le choix de confier leur actionnariat à des fondations (17). Pourtant, des sociétés d’envergure internationale, telles que IKEA (Suède), Rolex (Suisse), Tata (Inde), Bosch ou encore Carlsberg (Allemagne), n’ont pas hésité à adopter ce mode de gestion parfaitement efficient. En effet, on observe que ces « fondations actionnaires » « conservent un taux de rentabilité et de croissance comparable aux entreprises classiques, mais avec un niveau de sécurité financière bien plus élevé » (18).
Dans ces conditions, quelles peuvent être les raisons de ce désamour pour les « fondations actionnaires » en France ?
Sur un plan juridique, le Conseil d’État a longtemps mis son veto sur toute possibilité pour des fondations reconnue d’utilité publique (FRUP) de détenir des participations majoritaires dans des entreprises, seuls les placements financiers accessoires étant autorisés. Il a fallu attendre une réforme de la loi du 23 juillet 1987 (19), introduite en 2005 par le dispositif « Dutreil » pour l’initiative économique (20), notamment dans le but de faciliter la transmission d’entreprise et la reprise des PME, pour débloquer la situation. À présent, il suffit de prévoir, dans l’objet statutaire, l’activité de gestion majoritaire de titres de sociétés commerciales (21) pour permettre aux « fondations actionnaires » d’exister sur le plan juridique (22).
Sur le plan fiscal, il n’existe quasiment plus d’obstacles dans la mesure où, d’une part, la transmission des parts et actions à titre gratuit est exonérée des droits de mutation (23) et, d’autre part, la distribution de dividendes peut échapper à l’impôt sur les sociétés (IS) (24), si la « fondation actionnaire » opte (annuellement) pour le régime « mère-fille » (25). En revanche, il est impératif que l’activité de gestion de titres fasse l’objet d’une sectorisation comptable (26) dans le cadre d’une détention capitalistique majoritaire. Pour la « fondation actionnaire », le risque le plus important réside également dans l’existence de liens économiques privilégiés (27) qu’elle pourrait entretenir avec sa filiale, laquelle en retirerait un avantage concurrentiel. Dans ces hypothèses, la fiscalisation globale de la fondation aux impôts commerciaux (IS, TVA et CET (28) serait immédiate, en cas de contrôle de la part de l’administration fiscale. Par ailleurs, un doute subsiste quant à l’appréciation de la notion d’activité prépondérante (29) au sein de la « fondation actionnaire », dans la mesure où l’essentiel de ses ressources proviendrait de l’activité (lucrative) de gestion de titres. Sur ce point, nous verrons que le choix de la forme juridique de fonds de dotation peut constituer une solution plus sécurisante (cf. infra III).
Sous ces quelques réserves – qui peuvent par ailleurs inspirer le Haut Conseil à la vie associative pour des propositions d’ajustements techniques dans un proche avenir – plus rien ne s’oppose a priori au développement des « fondations actionnaires » en France.
Sur le plan politique, il en va peut-être encore autrement, dans la mesure où le Conseil d’État et le ministère de l’Intérieur conservent une approche particulièrement discrétionnaire et centralisatrice en matière de délivrance de la reconnaissance d’utilité publique (RUP). À cela, doit-on ajouter le fait que l’administration fiscale demeure la grande perdante dans la mise en oeuvre de ce type de restructuration en raison de l’exonération de droits de mutation applicable à la transmission du capital… Deux raisons expliquant peut-être le manque d’intérêt pour une formule ayant pourtant fait ses preuves à l’étranger.
III. – Le fonds de dotation : un support juridique performant pour réconcilier capitalisme financier et philanthropie ?
Plus que la FRUP, le fonds de dotation (30) instauré par la loi de modernisation de l’économie (LME) du 4 août 2008 (31) dans le but de réaliser ou de financer des activités ou des organismes d’intérêt général, peut constituer l’outil efficace et attractif qui actuellement fait défaut en matière de gestion philanthropique d’un capital social d’entreprise.
Sur le plan juridique, le fonds de dotation dispose de la capacité juridique pour détenir tous biens meubles et, par conséquent, des participations dans des sociétés commerciales (actions et parts sociales). À la différence de la FRUP, difficilement maîtrisable sur le plan de la gouvernance (32), le fonds de dotation est une personne morale unipersonnelle qui supporte l’obligation de nommer au minimum trois administrateurs au moment de sa constitution. En outre, elle présente la particularité – et non des moindres – de pouvoir être créée librement, c’est à dire sans supporter de contrôle administratif a priori (cf. supra II, à propos de la FRUP).
Sur le plan fiscal, il existe beaucoup de similitudes entre le régime fiscal des fonds de dotation et celui des FRUP (cf. supra II). Bien entendu, le fonds de dotation devra jouer le rôle d’un actionnaire passif (33) pour éviter tout risque de contamination fiscale lié à l’activité de gestion de titres. En cas de détention majoritaire, celle-ci devra faire l’objet d’une sectorisation comptable (34).
Par rapport à la FRUP, le principal atout dont dispose le fonds de dotation réside dans sa capacité à accumuler des actifs (biens et droits de toute nature) et dans le fait que celui-ci peut ne pas déployer, lui même,des activités d’intérêt général (35). À la différence de la FRUP, qui doit réaliser par elle même ce type d’activités, le fonds de dotation peut se contenter d’être un organisme relais destiné uniquement à apporter des financements à des organismes ou des oeuvres eux mêmes reconnus comme étant d’intérêt général (36). Dans cette hypothèse, le fonds de dotation ne supporte que deux contraintes : avoir une gestion désintéressée et financer des organismes bénéficiaires, eux mêmes éligibles au dispositif du mécénat. Sous ces conditions, le fonds de dotation n’a pas à justifier d’avoir des activités non lucratives significativement prépondérantes – à la différence de la FRUP qui en tout état de cause demeure une entité opérationnelle – et peut, en toute sécurité, conserver sa capacité de recevoir des libéralités (dons et legs) dans un cadre fiscal avantageux (37).
Incontestablement, ce modèle de gouvernance du capital social présente de nombreux avantages : d’une part, il permet de protéger les entreprises capitalistiques des OPA hostiles en leur garantissant une meilleure stabilité (cela concerne les grandes entreprises, mais aussi les PME et TPE) ; d’autre part, il assure au « fonds de dotation actionnaire » des revenus réguliers lui permettant ainsi de financer (indirectement) des activités d’intérêt général. L’expansion de ce modèle de gouvernance pourrait ainsi donner un nouveau visage au capitalisme « à la française » : après le capitalisme de type « paternaliste » de la seconde moitié du XIXe siècle et le capitalisme financier qu’a connu notre pays à partir de la fin du XXe, l’avenir nous dira si ce modèle peut déboucher sur un capitalisme de type « philanthropique » capable de remettre l’Humain au centre du développement économique.
Colas AMBLARD
Docteur – avocat associé NPS CONSULTING
Directeur des publications
Cet éditorial a fait l’objet d’une publication dans le Bulletin Actualité LAMY ASSOCIATIONS, n° 238, juin 2015 : voir en ligne
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