De prime abord, cette question peut paraître décalée au moment où les célébrations des 10 ans de la loi « Hamon » du 31 juillet 2014 viennent d’avoir lieu. Aussi, il convient de se remettre dans le contexte d’alors et de se remémorer l’acuité du débat portant sur l’entrée des entreprises dites « classiques » dans le périmètre de l’ESS. Qu’en reste-t-il ? En réalité pas grand-chose, si l’on considère le nombre extrêmement faible des sociétés agréées ESUS. Ce qui précisément entraîne la série de questions suivantes : à quoi sert réellement l’agrément ESUS et surtout le capitalisme peut-il devenir responsable ?

 

L’entrepreneuriat social : un domaine très résiduel

La liste des agréments ESUS 2024 publiée le 31 janvier 2025 par la Direction générale du Trésor du ministère de l’Economie et des Finances,  montre que sur 2 888 entreprises bénéficiant de l’agrément ESUS, seules 888 entités sont des sociétés commerciales ! Le reste du panel se compose en réalité d’associations (1691), de coopératives (266), de fondations (13), de mutuelles (6) et d’acteurs de la finance solidaire (31).

Ce constat est éclairant si l’on en juge actuellement le caractère résiduel de l’entrepreneuriat social au regard de l’importance des débats qui ont présidé à l’entrée des sociétés commerciales au sein du périmètre ESS et de son caractère particulièrement visible dans les médias. En effet, alors que l’ESS dite statutaire[1]L. 2014-856 du 31 juill. 2014, art. 1, II, 1° revendique quelque 1,5 million d’associations[2]Tchernonog et Prouteau, Le paysage associatif français – mesures et évolutions, Ed. Juris-associations Dalloz, collec. Hors-Série, 4ème éd., 2023 – même si toutes ne relèvent pas de l’ESS[3]Ibid. note 1, voir art. 1, I et II, 1° – et une dynamique de création de plus de 70 000 nouvelles entités par an[4]Associations.gouv.fr, INJEP, les chiffres clés de la vie associative 2023, plus de 4 500 coopératives, et quelques milliers de mutuelles et fondations. L’entrepreneuriat social avec seulement 888 entités ne s’est quasiment pas développé depuis la promulgation de la loi du 31 juillet 2014.

Cela interroge sur la motivation réelle des créateurs d’entreprise. Sans parler que parmi les sociétés commerciales disposant de l’agrément ESUS, celles qui remplissent réellement les critères posés par les articles 2 et 11 de la loi ne sont pas légion, la DREETS (Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités) ne disposant pas des moyens nécessaires pour vérifier que les sociétés à capitaux[5]Avis du CSESS sur le bilan de la loi du 31 juillet 2014, 2023, p. 59 et s. sollicitant ce « sésame » poursuivent effectivement un objectif d’utilité sociale[6]Ibid. note 1, art. 2 – compte tenu du caractère contingent de cette notion – et que la charge induite par cet objectif a bien « un impact significatif sur [leur] compte de résultat ou [leur] rentabilité financière. »[7]Ibid note 1, art. 11

 

Agrément ESUS : quels intérêts (concrets) ?

Là encore la question se pose tant le dispositif d’agrément initialement prévu a été dévoyé sur le plan politique et opérationnel.

Sur le plan politique, il s’agissait d’entériner l’absence de discrimination statutaire pour que chaque forme juridique d’entreprise puisse faire son entrée dans la sphère de l’ESS, ce qui dans le cas contraire aurait été sanctionné par le droit communautaire[8]CJCE, 23 avr. 1991, Höfner, aff. C-41/90. D’un point de vue dogmatique, il convenait de satisfaire les partisans de la maxime « statuts ne vaut pas vertu » et ainsi créer les conditions propices afin de permettre aux entreprises traditionnelles d’adopter des comportements responsables au sens des valeurs portées par l’ESS.

Sur le plan opérationnel, faire partie de l’ESS devait permettre de bénéficier d’un ensemble d’aides et de soutiens spécifiquement réservé à ces modes d’entreprendre autrement. C’est précisément ce qui explique que le dispositif d’agrément ESUS soit actuellement investi par des structures autres que celles auquel il est originellement destiné. Or, il apparaît que les institutions de financement dédiées (Banque publique d’investissement, etc.), non seulement ne disposent pas des moyens suffisants pour soutenir l’ESS en général, mais en plus façonnent leurs dispositifs d’aide pour bénéficier principalement aux entreprises dites « sociales ». Dès lors, pour les associations, les coopératives, les mutuelles et les fondations, quels sont les véritables avantages à solliciter l’agrément ESUS voire à figurer dans le périmètre de l’ESS, hormis le fait de bénéficier d’un signe d’appartenance commun autour des réponses économiques qu’elles apportent à des besoins sociaux non ou mal satisfaits ?

 

Le capitalisme peut-il réellement devenir responsable ?

Dans la mesure où la France compte plus de 4 millions d’entreprises commerciales dont la plupart sont des micro-entreprises[9]INSEE, Les entreprises en France, éd. 2023 peu concernées par ces questions d’appartenance à l’ESS, la question du développement d’un capitalisme responsable[10]Garcia, Le capitalisme peut-il devenir responsable ? Alternatives Eco, 01 avr. 2022 demeure relativement confidentielle. Certes, la loi PACTE de 2019 a tenté d’infléchir les logiques productivistes induites par ce système économique dominant en permettant aux sociétés de capitaux de se doter d’une mission à vocation sociale et environnementale[11]C. civ. art. 1835 ; C. com. art. 210-10. En d’autres termes, les entreprises à mission n’auraient donc plus uniquement pour objectif la recherche de profit et l’enrichissement personnel de leurs actionnaires. Mais selon le décompte de l’Observatoires des sociétés à mission[12]7ème baromètre 2024, elles sont seulement 1 490 à avoir opté pour cette qualité juridique fin 2023, enregistrant une augmentation substantielle de 34% pour cette seule année, déjà bien loin de la hausse de 81% enregistrée entre 2021 et 2022. Dès lors, avec un total de 0,02 % du total des entreprises françaises[13]France Stratégie, Comité de suivi et d’évaluation de la loi PACTE, 4ème rapport, oct. 2023 appliquant ce dispositif légal créé il y a maintenant 5 ans, nous sommes encore très loin du point de bascule et, concrètement, « l’utilité de ce statut reste à prouver. »[14]Golla, Le nombre d’entreprises à mission grandit mais l’utilité de ce statut reste à prouver, Ouest-France, 1er avr. 2024

Entrepreneuriat social[15]Draperi, L’entrepreneuriat social : un mouvement de pensée inscrit dans le capitalisme, RECMA, févr. 2010, responsabilité sociale de l’entreprise[16]Selon l’Observatoire United Heroes de l’engagement en entreprise 2024, 40 % des salariés accusent leur entreprise de RSE washing, société à mission : « social washing » ou véritable mouvement de transformation du monde de l’entreprise ?

Attendons pour voir.

 

 

Colas Amblard, président de l’Institut ISBL

 

 

 

En savoir plus : 

Liste des agréments ESUS 2024 publiée le 31 janvier 2025 par la Direction générale du Trésor du ministère de l’Economie et des Finances

References

References
1 L. 2014-856 du 31 juill. 2014, art. 1, II, 1°
2 Tchernonog et Prouteau, Le paysage associatif français – mesures et évolutions, Ed. Juris-associations Dalloz, collec. Hors-Série, 4ème éd., 2023
3 Ibid. note 1, voir art. 1, I et II, 1°
4 Associations.gouv.fr, INJEP, les chiffres clés de la vie associative 2023
5 Avis du CSESS sur le bilan de la loi du 31 juillet 2014, 2023, p. 59 et s.
6 Ibid. note 1, art. 2
7 Ibid note 1, art. 11
8 CJCE, 23 avr. 1991, Höfner, aff. C-41/90
9 INSEE, Les entreprises en France, éd. 2023
10 Garcia, Le capitalisme peut-il devenir responsable ? Alternatives Eco, 01 avr. 2022
11 C. civ. art. 1835 ; C. com. art. 210-10
12 7ème baromètre 2024
13 France Stratégie, Comité de suivi et d’évaluation de la loi PACTE, 4ème rapport, oct. 2023
14 Golla, Le nombre d’entreprises à mission grandit mais l’utilité de ce statut reste à prouver, Ouest-France, 1er avr. 2024
15 Draperi, L’entrepreneuriat social : un mouvement de pensée inscrit dans le capitalisme, RECMA, févr. 2010
16 Selon l’Observatoire United Heroes de l’engagement en entreprise 2024, 40 % des salariés accusent leur entreprise de RSE washing





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