Si le titre de cet article opère une inversion entre les supports susceptibles de provoquer un soulèvement et une défense de droits fondamentaux, est-ce que les écologistes du jeune mouvement dont vous aurez reconnu le nom malgré la confusion, et les droits de l’homm-iste de cette vieille, mais ô combien d’actualité, Ligue, se sentiront déconsidérés en se voyant ainsi téléportés d’un point à l’autre sans plus de précautions ? L’intention de cet article est de partager un nouveau filtre ontologique susceptible de fissurer le socle d’une pensée occidentale moderne, que le hasard des lectures m’a permis d’entrevoir, en écho à une indignante actualité qui a fortement interpellé le monde associatif il y a 9 mois. Avec ce nouveau filtre, les deux causes militantes se trouvent embarqués dans un chemin commun. Le lecteur parvenu au bout de cette trop hâtive démonstration pourra quant à lui suivre les pistes de lecture suggérées et plonger pleinement vers ces nouveaux horizons conceptuels.

 

Début avril dernier, la nouvelle croisade à fort retentissement médiatique de notre ministre de l’intérieur Gérald Darmanin visait conjointement du point de vue du timing derrière la qualification d’ultragauche, deux associations emblématiques des mouvements droits de l’homm-iste et écologiques : la « Ligue des droits de l’homme [1]https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/04/05/gerald-darmanin-menace-de-remettre-en-question-les-subventions-publiques-accordees-a-la-ldh_6168412_823448.html et les « Soulèvements de la Terre »[2]https://reporterre.net/Menaces-de-dissolution-Les-Soulevements-de-la-Terre-repondent-a-Darmanin. D’un côté, nous avons les militants défenseurs de la dignité humaine. Pas besoin de connaître l’histoire et les actions en cours de la LDH sur le bout des doigts, sa notoriété nous précède. Elle incarne symboliquement la défense des personnes et des peuples victimes de toute forme d’oppression, raciale, économique, identitaire… De l’autre, nous avons les défenseurs de la nature, de l’environnement, des milieux naturels, de l’écologie; bien que cette imprécision sémantique ne conviendrait sans doute pas aux membres les plus engagés du mouvement, on n’est sans doute pas très loin de comment le commun des mortels désignerait cette mouvance. Voyons donc maintenant en quoi cette manière de figurer la situation mérite d’être redessinée pour repositionner les lignes de fuite selon une nouvelle perspective.

La dite croisade est porteuse d’une seule et même modalité relationnelle, celle de la domination qui finit par basculer vers la volonté d’éradication alors que ces deux mouvements résistent à l’autorité. Pour autant, y a-t-il vraiment deux objets ? D’un côté la défense de la nature, et de l’autre celle d’une société digne ? Avec le développement d’une nouvelle littérature philosophique dont Vinciane Deprest et Baptiste Morizot sont les figures de proue, pour ne citer qu’eux, nous sommes de plus en plus emmenés à parler du vivant, humain et non humain. La refondation conceptuelle qui sous-tend ces approches promouvant une même sensibilité et sociabilité envers toute entité vivante quelle qu’elle soit, nous provient des travaux de l’anthropologue Philippe Descola, dont la notoriété est issue de la mise en lumière de 4 modes d’identifications distincts que l’on trouve répartis à travers le globe et le temps dans les communautés humaines. Pour deux d’entre eux, qu’il qualifie d’animiste et de totémique, il n’y a pas de rupture entre nature et culture[3]https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2017-1-page-555.htm : humains, animaux et parfois végétaux pouvant être dotés d’une même intériorité – âme- qui les inscrit de fait dans le même collectif social. Je passerai sur le mode analogique, pour sauter directement vers le dernier de ces 4 gabarits ontologiques, celui qui régit nos sociétés occidentales modernes : le naturalisme ( le terme peut porter à confusion puisque « naturaliste » désigne par ailleurs le spécialiste de zoologie ou de botanique a priori sensible à la défense de ces espèces). L’avènement de ce 4ème mode d’identification se caractérise par les séparations nature/culture, société/matière, sujet/objet, et s’est développé à mesure que les sciences modernes ont fondé les concepts qui régissent la pensée occidentale. En isolant l’homme et la société dans des sphères autonomes, il a fourni au fil des siècles les fondements intellectuels à la chosification du monde non humain, légitimant son instrumentalisation, conduisant vers sa domination, logique qui aboutit aux graves dégradations actuelles. Ce mode de relation se retrouve tout autant dans la destruction des écosystèmes, que dans les formes d’oppression envers des catégories de population particulière, en ce sens le patriarcat dénoncé par les féministes est aussi une des traductions de ce mode de relation sur le registre homme/femme. S’il fallait suggérer ici un seul ouvrage au regard de sa très grande accessibilité pour suivre le fil conducteur du raisonnement survolé à la hâte ci-dessus, retenons le très stimulant dialogue entre Descola et Alessandro Pignocchi, « Ethnographie des Mondes à venir » [4]https://www.seuil.com/ouvrage/ethnographies-des-mondes-a-venir-philippe-descola/9782021473018(ponctué de nombreux dessins pleins d’humour rendant la lecture très agréable). Impossible de ne pas mentionner Bruno Latour (Où atterir ?[5]https://www.editionsladecouverte.fr/ou_atterrir_-9782707197009, Nous n’avons jamais été modernes), et nous arrêterons après lui les références, pour qui la modernité n’est pas tant une période de l’histoire qu’un mot d’ordre, «  Modernisez-vous ! », qui oriente la flèche du temps et du progrès vers ce qui s’apparente de plus en plus à un « hors sol » mortifère. « Redevons terrestres et réintégrons Gaïa », je jette ici ces quelques termes Latouriens[6]https://www.arte.tv/fr/videos/RC-022018/le-grand-entretien-avec-bruno-latour/ que le lecteur aura sans doute lu au milieu d’un article ou entendu au détour d’un podcast, en l’invitant à explorer plus en profondeur ce qu’ils recèlent.

Mais revenons à notre épisode médiatique. Par leur résistance délibérée aux formes d’oppression, mais peut-être moins conscients de s’opposer au même mot d’ordre de la modernité, nos deux mouvements déclenchent en retour chez notre ministre autoritaire, des velléités d’éradication dont l’intensité est proportionnelle à l’essoufflement de la pertinence de la rupture nature/culture. Darmanin n’incarnerait-il pas le « jusqu’au bout-isme » du naturalisme à bout de souffle ? N’est-ce pas la remise en question de ce paradigme qu’il nous appartient d’opérer ? Formulons l’idée qu’il devient salvateur de ré-ouvrir la porte de notre maison commune aux formes non-humaines du vivant – et aux humains privés de leur dignité – pour les inclure dans le périmètre de notre domaine sensible, affectif, sur un registre amical et bienveillant.

Mais ne prenons pas peur face à ce qui pourrait paraître comme un pur détour conceptuel et abstrait ou même pour une pensée ésotérique, ces comportements sont au contraire déjà présents sous nos yeux ! Bien que nous le fassions tout en inhibant la conscientisation, nous avons déjà dans notre occident moderne des actes, des comportements, parfois même des fonctionnements collectifs qui relèvent d’une logique non naturaliste au sens de Descola. Dès que l’on chouchoute son chat, qu’on fait des papouilles à son chien, ou encore qu’on s’énerve contre son ordinateur comme si ça allait le faire réagir, ce ne sont déjà plus de simples choses : il nous arrive déjà de prêter aux animaux et objets une place dans notre univers des relations sensibles, de nos affects. S’il s’agit là d’actes isolés, la question qui se pose à nous pour détourner quelque peu la trajectoire de la flèche de la modernité est de savoir comment nous pouvons les instituer, leur donner une portée telle qu’ils acquièrent une dimension collective à des échelles suffisamment grandes pour contrebalancer la prédominance des modes de relation basés sur la domination/destruction. De nouveaux c’est une question de lunettes et grâce à la caméra d’Eliza Levy et son documentaire « Composer les mondes »[7]https://composerlesmondeslefilm.com/, nous sommes invités à regarder l’expérience de Notre-Dame-des-Landes avec un point de vue qui rend visible sur le territoire français les traits de comportements animistes. Nul doute que le même exercice pourrait être fait pour re-décrire d’autres pratiques sociales et faire bifurquer cette fois-ci, plutôt que l’action, nos modèles d’interprétation de la réalité en œuvre.

C’est bien la proposition qui nous est faite dans le champ du droit par les promoteurs d’un animisme juridique[8]https://chairenormandiepourlapaix.org/videos/animisme-juridique-et-communs-deux-demarches-proches-mais-pas-identiques/. Bien que relativement récent, ce mouvement s’appuie sur des cas concrets hautement significatifs puisqu’à travers le globe plusieurs fleuves ou milieux naturels ont acquis la personnalité juridique[9]https://composer-en-commun.notion.site/bae4ca952064471d9d03d173b8bec4d5?v=b4dc5459ee2f4c379e68b60c7a1dabf3, ce qui entérine dans des périmètres géographiques non négligeables de toutes nouvelles perspectives de défense du vivant humain et non-humain, et surtout de leurs interdépendances. En effet, la rupture opérée par ces approches se trouve dans l’idée radicalement nouvelle qu’il ne s’agit plus de protéger des objets en particulier, une espèce, une population, mais bien un système de relation qu’entretiennent entre elles les diverses entités d’un ensemble : on parle alors d’ontologie relationnelle[10]https://www.cairn.info/revue-multitudes-2011-2-page-59.htm. Il nous est permis de penser que nous sommes dans un prolongement de la posture promue dans les métiers du « care » si répandus dans le monde associatif, qu’il s’agit d’étendre vers les autres formes du vivant.

Si ces nouvelles terminologies peuvent paraître lointaines, il nous appartient de trouver le courage de dépasser la crainte qui provient du risque d’être incompris. Distiller quelques gouttes de cette nouvelle substance cognitive dans notre quotidien est certainement une tâche relevant du monde associatif, plus largement de l‘ESS, en tant que réceptacle organisationnel des mouvements sociaux, à la manière de Bastien Sibille[11]https://www.linkedin.com/posts/bastien-sibille_descola-activity-7125730748661149697-NVl3?utm_source=share&utm_medium=member_desktop dont on peut apprécier l’effort permanent pour nourrir l’action entrepreneuriale d’une refondation de notre vision par de tels apports intellectuels et sensibles.

 

 

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