À l’occasion de la sortie de l’ouvrage « L’économie sociale et solidaire » chez la Découverte / Collection Repères , l’Institut ISBL vous propose un entretien avec son auteur, Timothée Duverger, sur les principaux enjeux et défis de l’Économie Sociale et Solidaire aujourd’hui.
Institut ISBL – À l’ère de l’anthropocène, qui des « sociétés à mission » (p. 90) ou des entreprises de l’ESS vous semblent la mieux à même de répondre aux défis les plus urgents auxquels nous sommes confrontés ? Et pourquoi ?
T.D. – Contrairement à ce qu’a pu indiquer le rapport Notat-Senard, je ne crois pas que l’on puisse opposer les sociétés à mission et les organisations de l’ESS. D’abord parce que les premières sont une qualité (et non un statut) que les secondes peuvent adopter, ce qu’elles ne manquent pas de faire. Nous l’avons vu dans le cas des mutuelles (Harmonie mutuelle, MAIF…), des banques coopératives (Crédit Mutuel…) et même des Scop, à l’instar d’Up qui se présente désormais comme une « Scop à mission ». Ensuite, parce que cela amène les entreprises de l’ESS à innover, comme l’ont fait récemment le Crédit Mutuel ou la MAIF avec leur dividende « sociétal » ou « écologique » pour créer de nouveaux modèles de partage de la valeur en contribuant à la transition écologique et sociale. Mais, pour vous répondre très directement, de telles initiatives trouvent un cadre favorable dans les modèles de l’ESS qui ne sont pas régis par une gouvernance actionnariale. De ce point de vue, l’ESS offre des garanties face au risque de « purpose washing » en ajoutant à la « mission » des règles de partage du pouvoir et de la valeur. C’est en ce sens qu’elle est la « norme souhaitable de l’économie de demain ».
Institut ISBL – La généralisation par les acteurs de terrain du triptyque entrepreneurial proposé par l’Institut ISBL, incluant une hybridation des financements (publics et privés) et une imbrication de structures, peut-elle selon vous participer à cette nouvelle orientation de l’ESS que vous évoquez sous la terminologie d’« entreprise sociale » (p. 94) ?
T.D. – Oui, les frontières sont de plus en plus poreuses. Si d’un côté le « public » se replie, de l’autre il se diffracte. Les entreprises conventionnelles voient ainsi leur recherche de bénéfices atténuée par la prise en compte des enjeux sociaux et écologiques de leur activité, comme l’a illustrée la modification de l’article 1833 du Code civil par la loi Pacte en 2019. Dans le même temps, face à la raréfaction des ressources publiques, les organisations de l’ESS recourent à des recettes marchandes et philanthropiques tout en affirmant leur recherche d’utilité sociale. Votre triptyque entrepreneurial en fournit une sorte d’idéal-type pour l’association. Pour que la logique démocratique l’emporte, il importe toutefois d’entretenir une forte participation démocratique face au risque de dégénérescence vers une simple « économie de service » soucieuse uniquement des prestations qu’elle dispense. Les modèles de l’ESS restent un préalable à l’impact social.
Institut ISBL – Alors, qu’il est question de réformer la loi du 31 juillet 2014 relative à l’ESS, il manque selon vous « un projet politique » (p. 99) à la loi actuelle : quelles pourraient-être les grandes orientations de ce volet politique ?
T.D. – La secrétaire d’État a annoncé au Bureau du Conseil supérieur de l’ESS qu’elle ne modifierait pas l’article 1er, sauf demande expresse des acteurs. Or, ESS France a récemment arrêté une position stabilisant la définition de l’ESS. Les débats sur son périmètre semblent donc clos, même si un bilan de l’élargissement à certains sociétés commerciales devra être réalisé. Il ne pouvait en être autrement à l’heure où cette définition s’impose à l’échelle internationale, notamment dans une résolution à venir de l’ONU. S’il n’appartient pas à la loi d’institutionnaliser le projet politique de l’ESS, elle peut en affirmer le modèle en reprenant dans son article 2 (consacré à l’utilité sociale) la « raison d’agir », adoptée lors de son Congrès de décembre 2021, et prévoir un élargissement de la révision coopérative à l’ensemble des familles. Au-delà, alors que le « local » était relégué dans la loi de 2014, la priorité doit être aujourd’hui de développer les écosystèmes territoriaux de l’ESS. Cela passe par une augmentation conséquente des moyens des CRESS pour renforcer l’accompagnement à la création d’entreprises ainsi que la mise en œuvre de dispositifs de conversion à l’ESS (voir par exemple : https://www.alternatives-economiques.fr/timothee-duverger/dividende-salarie-une-transformation-cooperative-de-lentreprise/00105918). Plus largement, le législateur doit inciter et soutenir l’émergence de nouvelles politiques locales de « responsabilité territoriale des entreprises » visant à faire coopérer l’ensemble des acteurs socio-économiques et institutionnels pour le bien commun, à l’instar de ce qu’expérimentent déjà par exemple les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE).
En savoir plus :
Rubrique de l’Institut ISBL « A découvrir… » – « L’économie sociale et solidaire » par Timothée Duverger – la Découverte / Collection Repères n°796 – 1ère édition 2023
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