À titre exceptionnel ISBL CONSULTANTS vous propose, pour ce mois de janvier 2015, la lecture d’une « réflexion citoyenne » inspirée par les événements tragiques du 7 janvier dernier et rédigée par Karim Mahmoud-Vintam, cofondateur et délégué général des Cités d’Or (1).
Abasourdis. Stupéfiés par tant de criminelle stupidité. Tuer des caricaturistes – humanistes de surcroît –, tenter de réintroduire le délit de blasphème à la Kalachnikov au 21ème siècle en France. Le coup a été rude, et nous ré-émergeons de tout cela abattus. Est-il possible de « récupérer » des individus aussi aveugles ?
Ce qui nous rend infiniment tristes, et aussi en colère, c’est que de tels individus alimentent une dialectique de peur, de haine et de dissociété qui est déjà en train de ronger toute l’Europe. Et eu égard au profil des criminels, on peut malheureusement présumer qu’il ne s’agit que de pauvres pantins au parcours psycho-social chaotique, des paumés embrigadés par un réseau quelconque, qui sans doute jusqu’au bout auront pensé avoir enfin posé un acte positif et courageux dans leur vie.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment se fait-il que nos sociétés et les individus qui la composent soient aujourd’hui si désarmés face aux propagandes et aux fondamentalismes de toutes sortes ? Comment se fait-il que nos sociétés soient devenues aussi inaptes à produire et à diffuser du sens – de la direction, de la signification, de l’incarnation dans nos vies quotidiennes –, que ce soit à l’école, au travail, dans l’espace public ?
Ici et là fleurissent des initiatives qui nous démontrent à quel point l’humain est beau, inventif, généreux. Mais partout prospèrent la médiocrité portée aux nues, le conformisme effréné, la soumission aveugle, le consumérisme érigé en religion – qu’il s’agisse de consommer des marchandises, des personnes ou la planète. Le débat public est devenu une arène où s’entrechoquent les slogans, les procès d’intention, les attaques personnelles, les rumeurs et l’approximation, la mauvaise foi, le dogmatisme, le sectarisme, le manichéisme, la bêtise. Désormais, pour beaucoup, l’argent est considéré comme l’étalon de toute réussite, quels que soient les moyens déployés ou les fins poursuivies pour le gagner. Aujourd’hui, ce qui n’a pas un prix n’a pas de valeur.
Oui, nous sommes effrayés de voir à quel point les gens, de plus en plus nombreux – y compris nous-mêmes ! – sont désarmés : dénués de sens critique ; poreux à toutes les propagandes, qu’elles soient politiques, religieuses ou commerciales ; incapables d’articuler une pensée cohérente, argumentée, soucieuse de vérité plus que de popularité au sein de son petit clan, quel qu’il soit ; lâches et prêts à toutes les compromissions ; fragiles si fragiles affectivement. Car la plupart d’entre nous sommes malheureux, creusés par un sentiment de vide intime, avides de sens, avides d’être, avides de reconnaissance et de visibilité. Du coup, le premier camelot, le premier manipulateur venu, pour peu qu’il soit un peu psychologue, nous embobine. Comme si nos sociétés avaient perdu leurs défenses immunitaires, prêtes à toutes les servitudes volontaires pour peu qu’elles aient le confort matériel – de plus en plus précaire – et que les apparences soient sauves (surtout ne pas passer pour un looser, être du bon côté du manche).
Aujourd’hui, nous sommes tous Charlie – du moins aimerions-nous bien l’être, car il faut du courage pour défendre ses convictions en bravant quotidiennement les menaces de mort et les tombereaux d’insultes. Et avouons-le : nous préférons la liberté d’expression quand elle va dans le sens de nos opinions. Une chose est sûre, nous sommes tous responsables de cette société déliquescente, par notre incapacité à inventer notre vie, à refuser de faire des choses qui n’ont aucun sens pour nous, à refuser de propager du prêt-à-penser. Nous en sommes tous responsables par notre propension à nous lover dans un simulacre de liberté sans faire aucun effort de libération, par notre propension à considérer l’autre comme un adversaire ou un instrument plutôt que comme un compagnon – fût-il de galère – et un partenaire.
En démocratie, l’action du pouvoir s’exerce au nom du peuple. Nous sommes donc responsables de ce qui est fait – ou pas – en notre nom, y compris à travers le monde. Et nous devons redire que le fanatisme religieux frappe d’abord et avant tout des hommes, des femmes et des enfants musulmans ; redire que ce qui se passe là-bas – au Proche-Orient ou en Afrique notamment – alimente ici le sentiment qu’une vie n’en vaut pas une autre, le sentiment d’une justice à géométrie variable.
En ces sombres jours de janvier 2015, une partie de la France est morte à travers des vies saccagées – celles de personnalités et celles d’inconnus, celles des victimes et celles de leurs bourreaux. Et même si demain, par un coup de baguette magique, tous les symptômes des maux qui rongent notre société étaient éradiqués – fanatismes, dogmatismes, violences, clanismes de tous bords et de toutes couleurs –, la maladie resterait intacte et les symptômes, un jour ou l’autre, reviendraient, plus virulents encore que lors de la dernière poussée.
Depuis des décennies, la France s’abîme et se meurt, faute de projet commun digne de ce nom, faute d’élites dignes de ce nom, faute d’abord et avant tout de citoyens dignes de ce nom. Or la France peut renaître. La France doit renaître. Nous avons besoin d’un sursaut civique. Nous avons besoin d’entrer dans une lutte intime et résolue contre la bêtise, l’ignorance, la lâcheté et la barbarie qui résident d’abord en chacun de nous. La tâche sera difficile. Mais elle n’est pas impossible pour peu que nous refusions d’être une seconde de plus, même par notre passivité, responsables de l’effondrement de tout ce en quoi nous croyons, c’est-à-dire :
- de la liberté – non pas celle qui s’arrête là où commence celle des autres, mais l’exercice par chacun de sa pleine liberté qui seule garantit la liberté de tous ;
- de l’égalité – non pas l’égalisation arithmétique des conditions ou des vies, mais l’égale liberté pour chacun d’inventer et de poursuivre sa vie, car nous n’en avons qu’une ici-bas ;
- de la fraternité – vivre et être prêt à mourir pour une société où chacun agit envers autrui comme il aimerait qu’autrui agisse envers lui.
Cela, il est temps que nous nous engagions résolument et concrètement à le défendre et à le faire vivre par les moyens que nous déployons déjà et par d’autres moyens qui restent à inventer, à titre collectif tout autant qu’à titre individuel, avec tous ceux qui choisiront d’écrire une nouvelle page d’histoire, quel que soit leur parcours, quelle que soit leur sensibilité politique ou religieuse. Plus que jamais nous avons besoin d’idéal. Ce n’est pas parce que les choses sont impossibles que nous ne les entreprenons pas, c’est parce que nous ne les entreprenons pas qu’elles sont impossibles (Sénèque).
Karim Mahmoud-Vintam
Cofondateur et délégué général des Cités d’Or
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