Sort-on de la crise et laquelle ?
Sortie de crise sanitaire (en tout cas, annoncée comme telle !) et poursuite d’une crise politique, sociale, humanitaire, voire psychologique qui semble s’inscrire dans la durée, dans un contexte anxiogène et pathogène.
Et dans tout cela, une conviction profonde que, si le « monde d’après » n’existera jamais tel que certains l’avaient imaginé comme étant une remise en cause des prébendes, des inégalités, des désespérances, de l’irrespect, il faut que nous puissions continuer à construire des existences plus en phase avec notre volonté de créer plus de solidarité, de justice sociale et économique, une plus grande prise en considération de tous et chacun.
Il nous revient à tous, acteurs à des degrés divers de l’économie sociale et solidaire, de trouver les moyens d’avancer pour qu’elle devienne l’économie de demain, respectueuse des ses valeurs, de ses fondements, de ses engagements sociaux et sociétaux, mais surtout de sa vision politique qui devrait nous conduire à considérer qu’une autre manière de vivre (et d’entreprendre) est possible.
Un premier cadre a été posé par la loi du 31 juillet 2014 qui donne un certain nombre de pistes et qui pose un cadre d’acceptation politique pour l’avenir, marquant la reconnaissance législative “d’un mode d’entreprendre différent”.
« En mettant au cœur de leurs préoccupations entrepreneuriales les femmes, les hommes et leur territoire, les entreprises de l’ESS sont porteuses de projets utiles à notre société et sont soucieuses du partage du pouvoir et des richesses qu’elles produisent. Inclusive, la loi rassemble les acteurs au-delà des notions de statuts, autour des principes fondamentaux de l’ESS que sont l’égalité, le partage et la démocratie dans le cadre d’un développement économique et social créateur de richesses. Elle encourage ces acteurs à innover et à se perfectionner, pour répondre toujours mieux aux besoins actuels de notre société comme l’emploi, la cohésion sociale ou le respect de l’environnement. » (Plaquette de présentation de la loi ESS de 2014 par le CNCRESS )[1]Plaquette de présentation de la loi ESS de 2014 par le CNCRESS
Je disais, dans ce même ouvrage : « Nous devons continuer à démontrer qu’une autre économie est possible et porteuse d’une autre conception des relations humaines et entrepreneuriales. L’ESS est une économie d’avenir pour les acteurs comme pour les territoires. »
Aucun mot n’est à jeter dans cette présentation et dans cette affirmation. Mais si les mots disent, les actes traduisent (trahissent ?) ces mots. Et, s’il est vrai que j’ai la critique dure (selon certains) sur cette loi, c’est parce que j’ai la conviction de sa nécessité et de son utilité, mais que j’en vois les limites et combien elle a été, pour certains, une force d’opportunité entrainant des dérives.
Re-définir le cadre politique de l’ESS
Dans la Lettre du CIRIEC de février 2022, j’ai fait part de propositions, particulièrement sur les 4 premiers articles de cette loi[2]https://www.ciriecfrance.org/ciriec/custom/module/cms/content/file/LETTRE_MENSUELLE_FEVRIER_2022.pdf, et de ma certitude qu’il y avait besoin de faire le point sur son application par une saisine du CESE. ESS France en fait l’un des éléments importants de son programme. Je pense que nous mesurons tous cette nécessité.
Mais ce qui manque dans la parution de la loi, c’est une contextualisation politique, un cadre de référence commun à tous, porteur des valeurs et pouvant servir de rappel quand nous constatons des dérives de la part d’entreprises « canada dry » de l’ESS. Or, ce cadre existe, il était le préambule de la loi présentée à l’Assemblée Nationale et au Sénat, mais il a disparu lors de la parution de celle-ci, transformant un texte fondateur en un texte technique sur l’ESS.
Il serait temps de le ressortir, de le relire et de l’appliquer !
Mais peut-être avons-nous trouvé, en juin 2021, un ouvrage qui peut servir dans notre réflexion sur la révision de notre loi ESS : le « Guide pour la rédaction d’un droit de l’économie Sociale et Solidaire » par David Hiez, édité par ESS Forum International (ESSFI)[3]https://www.socialeconomynews.eu/fr/guide-pour-la-redaction-dun-droit-de-leconomie-sociale-et-solidaire/.
Car ce guide, s’il fait un travail important dans l’appréhension et la compréhension de ce qu’est l’ESS dans de nombreux pays, est aussi un cadre de référence sur la notion même de ce qu’est l’ESS.
Il est à la fois clair et précis, il ne s’enferme pas dans des considérations que d’aucuns pourraient considérer comme sectaires (en particulier à l’encontre de ceux qui défendent une ESS « historique ») ni dans des propositions avant-gardistes pour une extension vers une économie libérale que d’autres pourraient considérer comme des dérives vers un capitalisme échevelé. Il fait la part des choses et exprime, au travers d’exemples pris dans tous les pays ayant une loi, les avancées (ou reculs) que peuvent signifier la création et l’application (ou non) de cadres.
Pour une ESS au projet politique clair
Quelques extraits montrent cette capacité à nous faire comprendre l’importance de ce mode d’entreprendre. Ainsi, dans l’édito d’ESS Forum international, ce rappel : « En accord avec l’histoire, le contexte et les idiosyncrasies de chaque État, la rédaction d’un droit de l’Économie Sociale et Solidaire est un projet politique. En effet, sans que cela ait une quelconque visée politicienne, l’ESS assume fièrement sa dimension politique. ». Voilà clairement posé ce que nous disons : l’ESS est politique, l’entrepreneuriat social et solidaire n’en est que la traduction économique. »
Et d’ajouter, à ce titre : « L’ESS n’est qu’une facette d’une économie plurielle et polymorphe dans laquelle cohabite une diversité́ de modelés économiques. Parce qu’elle rassemble des entreprises et organisations qui ont des valeurs sociales et solidaires dont l’activité́ bénéficie à toutes et tous, parce que son fonctionnement la soumet à des contraintes différentes du modèle dominant des entreprises, l’ESS doit faire l’objet d’un traitement particulier afin d’être reconnue comme un mode d’entreprendre spécifique et à part entière. »
Alain Coheur, co-président d’ESS forum international, précise que « C’est en plaçant l’efficacité économique au service de l’objectif social que l’Économie Sociale et Solidaire crée une véritable interdépendance entre l’économique et le social et non une subordination de l’un vis-à-vis de l’autre ainsi nous ne pouvons plus résumer notre économie à une simple variable d’ajustement de l’économie capitaliste. (…) L’histoire et les évènements récents montrent que l’ESS est non seulement un modèle résilient en temps de crise mais elle continue à croitre, à se développer, à se renforcer alors que d’autres secteurs économiques peinent à s’en sortir. Il ne s’agit pas d’un épiphénomène, certains voudraient bien le voir comme cela, mais nos entreprises et organisations traduisent le besoin de voir émerger une économie conciliant dimensions sociales, environnementales, économiques, financières en capacité́ de créer de la richesse et qui ne se mesure pas uniquement à travers son capital financier mais également et surtout par son capital social. La rentabilité à deux chiffres, les bénéfices, tout en respectant l’équilibre financier, ne sont pas les objectifs ultimes mais elles en visent d’autres tels que la contribution à l’intérêt général, à la cohésion sociale, au bien-être de nos sociétés. », concluant « Cet ouvrage remet en perspective l’indispensable nécessité de rendre à l’être humain la maitrise de sa destinée et d’inscrire l’Économie Sociale et Solidaire dans l’histoire de la transformation sociale et du progrès social, indispensable objectif au mieux-être des citoyens de la planète. »
A titre d’exemple de la complétude de ce rapport, prenons l’obligation où nous sommes de donner à l’ESS toute sa place dans le développement économique, social et environnemental et de bien préciser comment nous pouvons agir pour que l‘ESS ne soit pas dévoyée. Là encore, ce guide nous donne des pistes en prenant en compte la réalité de ce qu’il se passe du fait de l’acceptation (plus ou moins volontaire) des entreprises sociales dans le périmètre de l’ESS : « Au premier abord, l’entreprise sociale est perçue dans l’Europe continentale comme une entreprise en dehors du spectre de l’ESS, notamment en raison de la quasi-absence du principe démocratique mais également car elle est dans le sillage de l’entreprise capitaliste, puisqu’elle ne cherche pas à limiter ses gains. Cette perception négative se manifeste par la crainte d’une atteinte au principe de non lucrativité. En effet, une partie de la critique repose sur le fait que les entreprises sociales sont des entreprises qui n’entendent pas remettre en cause le modèle capitaliste de l’entreprise, mais qui décident de s’imposer certains engagements vis-à-vis de l’extérieur, qui manifestent la volonté de se préoccuper des conséquences de leurs activités sur leur environnement humain et naturel. Les origines, les intentions, la méthode, tout cela différentie donc fortement les deux projets.
Mais d’autres voix se font entendre pour accueillir l’entreprise sociale, faute de pouvoir s’opposer efficacement à son développement ; l’insertion de l’entreprise sociale par la Commission européenne dans l’Économie Sociale et Solidaire en constitue une traduction frappante, et critiquable au regard de l’irrespect d’un certain nombre de principes fondamentaux proclamés par la Charte européenne de l’Économie Sociale. Qui plus est, certaines entreprises d’Économie Sociale et Solidaire se considèrent aussi comme entreprises sociales, et celles-ci respectent en pratique les principes de l’ESS.
Certaines législations nationales font aussi ce choix d’ouverture à l’égard des entreprises sociales. Dans l’énoncé de principes communs, certaines législations proposent en effet des orientations partiellement différentes de l’ESS, notamment sous l’influence du modèle de l’entreprise sociale. La Loi luxembourgeoise de 2017, en son article premier, consacre des principes que l’on peut qualifier de sobres, de sorte à y inclure aussi les entreprises sociales. Cette approche est considérée comme susceptible de générer une confusion ; elle correspond peut-être aussi au stade de l’évolution d’un pays donné.
Pour l’heure, les deux courants conservent leur individualité, avec une zone d’influence différente. Ceci n’empêche pas des juxtapositions, puisqu’on trouve des références aux deux concepts sur tous les continents. En outre, plutôt que de s’appesantir sur le conflit entre les deux projets et leurs composantes, on observe un développement législatif concomitant et souvent complémentaire des deux réalités juridiques au niveau mondial. »
Voilà encore un sujet de réflexion qui devrait nous permettre d’avancer et de faire respecter ce qu’est l’ESS.
Ce guide est un outil pour l’avenir et doit éclairer nos futurs travaux. Le CESE (Conseil Économique Social et Environnemental) devrait, dans sa saisine, savoir s’enrichir de la production de cette organisation européenne qui a produit, selon moi, un ouvrage qui devrait faire référence.
Jean-Louis CABRESPINES, Délégué Général du CIRIEC France
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