Le refus obstiné des Français à l’encontre du projet de réforme des retraites avancé par le gouvernement est longuement débattu et analysé. Mais rarement a été souligné l’impact du creusement des inégalités, de la disparition des liens sociaux et de la vie en communauté dans la haine du peuple envers ses élites.

 

Selon l’IFOP, je fais partie des 32% de français pour qui le besoin de réformer le régime des retraites est une évidence et peut-être même une urgence économique par-delà les considérations de contexte social et politique. L’évidence est démographique (baisse du nombre d’actifs cotisants, hausse du nombre de retraités et allongement de l’espérance de vie). L’évidence est budgétaire dans un contexte de hausse des déficits et d’endettement publics. L’évidence est culturelle et existentielle : dans un pays vieillissant, conservateur et en retard sur de nombreux chantiers (énergies renouvelables, rénovation thermique, réutilisation des eaux usées, aide et accompagnement des personnes en situation de handicap et de leurs familles, taux de féminisation de la classe politique et dirigeante, capacités de défense, etc.), il faut penser d’abord et avant tout aux jeunes de demain et d’après-demain en leur redonnant une vision plus positive du travail et l’envie de s’engager, de construire. Comme le soulignent Jean-Yves Juban, professeur en gestion de l’Université Grenoble Alpes et Isabelle Salmon, médecin du travail dans un article relatant les résultats d’une étude du travail des éboueurs : « Cette réflexion doit être l’occasion de rappeler que les effets du travail sur la santé peuvent aussi être positifs, sur le plan de la santé comme sur le plan social ». Le travail est certes un « gagne-pain », mais il permet aussi de gagner en autonomie, d’exister socialement (la première question de nos nouveaux contacts n’est-elle pas « que faites-vous dans la vie » ?) et de construire sa propre identité.

 

Pas touche à mes droits

Je fais donc partie des 32% de français consternés par le psychodrame national qu’engendre un projet de réforme certes important, mais bien moins que les défis considérables auxquels nous sommes confrontés. La guerre en Ukraine appelle de gros besoins en financement pour aider les Ukrainiens, mais aussi pour renforcer les capacités de défense de notre propre pays. Comment financer ? La transition énergétique, le réchauffement climatique, la biodiversité, la gestion de l’eau devraient être notre urgence quotidienne à tous. Comment y faire face ? L’éducation, la santé, le logement, l’aménagement du territoire sont autant d’autres défis centraux qui nécessitent de gros moyens. Autre défi : la dette publique. Certains dénoncent le diktat des marchés financiers ou des banques centrales auxquels il suffirait de dire non. Mais quand les taux montent pour juguler l’inflation, ce sont aussi les taux du crédit immobilier qui montent et qui empêchent les français de se loger. Et indépendamment des marchés financiers, pense-t-on réellement qu’un Etat surendetté peut relever les immenses défis qui sont devant nous, à commencer par le défi climatique ? Sur tous ces défis-là, les ONG et les activistes s’insurgent avec constance et pugnacité, mais l’indignation des Français, tant qu’on ne touche pas à leurs droits, reste passive. Depuis 1789, on réclame toujours plus de droits, mais les devoirs, on n’en parle jamais.

 

Une société fatiguée

Après une première argumentation sur l’ambition de pouvoir rééquilibrer les efforts entre les uns et les autres, le gouvernement a mis en avant les impératifs économiques de la réforme. Cette argumentation à géométrie variable a suscité la colère d’une majorité des français convaincus que la réforme des retraites s’inscrit dans l’incapacité globale du gouvernement à relever tous les autres défis, alors même qu’ils souffrent moins de l’inflation et des inégalités que leurs voisins européens rétifs à l’endettement. Premier élément : en France, chaque réforme des retraites suscite grèves et manifestations. Celle-ci n’échappe pas à la règle, mais prend une ampleur inédite depuis la crise des Gilets Jaunes. Second élément : le cadre politique autrefois clair entre une majorité et son opposition fait place aujourd’hui à un pouvoir sans majorité et des tendances politiques éclatées, rendant plus difficile de faire voter des lois. Troisième élément : le gouvernement en général et le président de la République en particulier n’ont visiblement pas pris la bonne méthode, notamment en manquant de clarté, de sincérité et de constance dans leur communication. Quant aux jeux d’acteurs politiciens, Emmanuel Macron aurait sans doute dû mieux étudier Machiavel et faire en sorte de diviser les syndicats plutôt que de les unir contre lui. Quatrième élément : il y a bel et bien un divorce de fond entre le président et son peuple. Emmanuel Macron veut redonner goût au travail et croit au travail comme vecteur d’émancipation personnelle et collective. Les Français, après 2 siècles d’industrialisation et dans un monde du travail toujours plus stressant aujourd’hui, sont fatigués et veulent souffler en travaillant moins. On est en droit de s’interroger sur cette exception française puisque partout ailleurs, des gouvernements de droite et de gauche ont pris acte des évolutions démographiques en durcissant les conditions de départ à la retraite.

 

Inégalités en hausse depuis 40 ans

Toutefois, un dernier élément a été peu relevé et qui, pourtant, alimente la haine contre la réforme des retraites, le gouvernement actuel et surtout Emmanuel Macron : le creusement des inégalités. Les français sont parfaitement conscients des milliards dépensés pour le « quoi qu’il en coûte » et la limitation de l’inflation, mais en ont assez des inégalités abyssales engendrées par cette société financiarisée issue de l’ère Reagan et Thatcher (et en France de la gauche des années 80). On a coutume de dénoncer le libéralisme économique incarné par les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Mais dans les USA de Roosevelt, le taux marginal d’imposition sur le revenu a grimpé jusqu’à 94 % au-delà de 6,9 millions de dollars. Au Royaume-Uni, ce taux marginal d’imposition est resté à 89% de 1932 à 1980 jusqu’à l’arrivée de Margaret Thatcher. Il est de 46% aujourd’hui. Les spécialistes relèvent que ces taux confiscatoires à partir d’une certaine somme n’ont concerné qu’un nombre infime de personnes avec peu de résultats concrets sur les finances publiques et d’autant moins d’impact que ces mêmes riches trouvent des stratégies de contournement pour payer beaucoup moins. Mais selon l’économiste Thomas Piketty, « l’une des principales conséquences historiques des taux extrêmement élevés appliqués aux très hauts revenus entre 1930 et 1980 semble avoir été de mettre fin aux rémunérations de cadre dirigeants les plus astronomiques », ce qui serait particulièrement bienvenu dans le « mercato » hors-sol que constitue aujourd’hui le marché du travail des cadres dirigeants des multinationales, de la tech, l’immobilier et la finance.

Depuis ces fameuses années 80 de libéralisation des marchés financiers et de libéralisme dérégulé, les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent, en particulier les jeunes générations qui vivent le déclassement et la paupérisation. Ces riches et leurs conglomérats de sociétés écrans protègent leurs patrimoines dans les paradis fiscaux qui, malgré de récentes lois internationales, continuent de prospérer et dans lesquels, selon l’ancien juge Renaud Van Ruymbecke [1]« Offshore: Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux », Renaud Van Ruymbecke, paru en novembre 2022, se trouve l’argent pour nos écoles et nos hôpitaux. Dernier symptôme du creusement des inégalités : les salaires. Régulièrement, on apprend que tel PDG de grande entreprise s’est vu accorder une augmentation de salaire et considère légitime d’être augmenté dès lors qu’il achète la paix sociale en accordant aussi à ses salariés une augmentation, mais pas tout à fait la même. Et pendant ce temps, les petits entrepreneurs, les artisans, les indépendants, les agriculteurs se tuent – et pas qu’au sens figuré – à la tâche avec pour perspective des retraites de misère inférieures aux minima de certains qui auront peu, voire pas travaillé du tout.

 

Les dirigeants comptables de l’intérêt général

Conséquence du creusement des inégalités de revenu et de cette société issue des années 80 dont l’argent est devenu l’indicateur et la mesure de tout, le lien social est rompu. Nous n’appartenons plus tous à la même communauté. D’un côté une minorité de riches toujours plus riches, de l’autre des pauvres écartés du corps social, et au milieu une énorme classe moyenne dont les enfants ont, de fait, plus de difficultés encore que leurs parents à s’imaginer un avenir meilleur que leurs aînés. Chaque caste vit dans sa caste, chaque famille dans sa famille, chacun vit chacun pour soi et ses proches immédiats. C’est cet isolement des cercles sociaux qu’il faut casser, et plus encore entre les plus riches et les plus pauvres. Ceux qui dirigent les grandes entreprises ne sont pas responsables que devant leurs actionnaires. Ils sont aussi comptables de l’intérêt général bien au-delà des rapports RSE, des mesures d’impact et autres sociétés à mission et toutes ces pratiques en vogue dénoncées comme du « green washing » ou « social washing ». On en voit la dérive extrême aux Etats-Unis avec le pouvoir démesuré qu’ont acquis non seulement les GAFA, mais aussi leurs dirigeants qui sont plus puissants individuellement que certains chefs d’Etat. La Chine est certes autoritaire, mais elle ne laisse pas le pouvoir à ses milliardaires. Ce sont nos dirigeants qui devraient nous donner l’exemple. Lorsqu’eux-mêmes font preuve du cynisme le plus total en raisonnant uniquement pour leur entreprise et leur intérêt personnel sans voir que leur statut et leur puissance leur confèrent une grande responsabilité envers l’intérêt général, comment s’étonner que tous les français s’inscrivent dans la même trajectoire égoïste et individuelle, comme l’a parfaitement illustré le conflit de la CGT Total Raffineries fin 2022 ? Si nos dirigeants ne montrent pas l’exemple et ne se rendent pas compte qu’ils ont plus de devoirs que de droits, il n’y a aucune chance que nous les suivions. Et au contraire, il y a toutes les chances que la haine s’enkyste.

 

Partage de la valeur

Face au creusement des inégalités de revenus et de patrimoine, la fiscalité est le premier et le meilleur des leviers, mais qui, pour ne pas pénaliser les Français, doit être mise en œuvre dans toute l’U.E et si possible à l’échelon international. De fait, le cynisme des milliardaires et de leurs conseillers courtisans les entraîne à aller vers les contrées ravies de les accueillir comme en témoigne encore récemment l’exil de 32 fortunes norvégiennes vers la Suisse, depuis que la Norvège a mis en place un nouveau régime fiscal imposant davantage les grandes fortunes.

En tout état de cause, on attend le bilan sur la contribution à la baisse du chômage, du remplacement de l’ISF par l’IFI et l’instauration de la flat tax, le prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital. Toujours sur les inégalités de revenus, il faut aller plus loin en matière de « partage de la valeur » sur lequel planchent actuellement le gouvernement et les partenaires sociaux. De ce point de vue, on ne peut que s’étonner que les patrons et les syndicats n’aient jamais songé à s’inspirer et généraliser l’exemple des Scop, coopératives dont les membres sont les salariés, qui pratiquent avec succès ce fameux partage depuis plus de 150 ans. Et pourtant, la participation, pivot de l’épargne salariale en France, résulte bel et bien d’une idée d’un militant de la coopération, René Capitant, proche du général de Gaulle qui souhaitait réconcilier le capital et le travail. Dernier aspect du partage de la valeur : celui-ci doit non seulement se faire dans l’entreprise, mais aussi entre les entreprises – grandes et petites – et entre les secteurs d’activité. Les normes salariales du secteur sanitaire et social sont quelque peu différentes des normes salariales dans la finance. De ce point de vue, des pistes intéressantes existent comme la Sécurité Économique proposée par l’économiste Benoît Borrits.

 

S’inspirer de l’ESS

Au-delà des inégalités de revenus, la question encore plus grave concerne la dérive marchande de nos rapports humains, la perte de lien social, l’enfermement de chacun dans sa caste. Il est urgent de réhumaniser nos rapports, à commencer par les rapports au travail comme dans le système productif. De ce point de vue, les réformes à venir peuvent là encore s’inspirer de l’ESS : dire oui à la demande de baisse du temps au travail, mais en échange de l’engagement au bien commun et à la société civile : participation aux AG de sa banque ou de son supermarché, présence et participation des salariés aux groupes de travail de leur entreprise, et ce en tant que partie prenante associée et bien au-delà du rapport contractuel classique employé/employeur ou client/fournisseur.

L’ESS serait bien évidemment la première gagnante de cette impulsion législative, elle dont les fondements reposent sur l’engagement, mais qui n’est pas épargnée par les évolutions de la société, l’exacerbation et la marchandisation de rapports toujours plus utilitaristes et productivistes. Le caractère obligatoire de s’impliquer en tant que citoyen et pas seulement en tant que consommateur ou travailleur peut paraître contradictoire avec l’esprit initial des pionniers de l’ESS reposant justement sur l’engagement volontaire. Mais force est de constater que les évolutions culturelles de ces dernières années, aggravées par la crise du covid-19, ont conduit à une baisse progressive de l’engagement volontaire des membres et adhérents de structures de l’ESS à des degrés divers dans les associations, les coopératives, les mutuelles.

Pour casser l’isolement des cercles sociaux, notamment entre riches et pauvres, pourquoi ne pas plus largement inciter, voire dans certains cas obliger chacun, quelle que soit sa position en haut ou en bas de l’échelle, son statut, ses capacités ou incapacités, à donner un petit bout de son temps, par exemple une semaine par an, pour sa commune, une association ou quelconque projet validé d’intérêt général par sa communauté ou son territoire. Ceci pourrait être l’occasion de se connaître, partager ensemble les tâches peu ou pas qualifiées et les moins agréables (les sales boulots) qui, depuis la nuit des temps, sont un mistigri que supportent les plus déshérités : esclaves dans les siècles passés, jeunes et immigrés aujourd’hui. Et tous y seraient astreints, y compris le président de la République ou celui de Total Énergies, à l’inverse des impôts dont les possibilités d’exemptions sont légion, à titre plus ou moins légal. Dans notre société de l’argent où la monnaie est devenue l’alpha et l’oméga de la mesure de tout, et où le lien social s’est rompu entre les différentes catégories de citoyens, il faut diversifier nos instruments de mesure et réhumaniser nos rapports. Compter en temps et pas seulement en argent, donner un peu chacun de son temps au collectif est sans doute la seule solution crédible et réaliste pour recréer des liens et refaire société.

 

 

Pierre Liret, expert coopératif – formateur – vulgarisateur – consultant chez Coopaname

 

 

 

En savoir plus :

Et si l’ESS profitait (aussi) de la Bourse ?, Editorial Institut ISBL février 2023

 

 

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1 « Offshore: Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux », Renaud Van Ruymbecke, paru en novembre 2022





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