Le monde de l’entreprise et celui des associations apparaissent souvent cloisonnés. Pourquoi certains cadres décident-ils de passer de l’un à l’autre ? Comment se déroule ce processus de mobilité professionnelle ?
Telles sont les deux questions principales auxquelles une enquête auprès de dix experts (APEC, ANPE, cabinets de recrutement et d’outplacement, DRH de grandes entreprises) et de vingt cadres ayant vécu cette mobilité a tenté d’apporter des éléments de réponse.
Quatre parcours de mobilité
La diversité de l’échantillon en termes d’âges et de situations professionnelles reflète celle de la population générale des cadres ayant vécu une mobilité de l’entreprise vers les associations. Elle permet de dégager clairement quatre parcours ayant conduit à cette mobilité.
- La « reconversion subie »
Les associations apparaissent parfois comme un refuge pour des cadres en situation de chômage et ne parvenant pas, en particulier à cause de leur âge, à retrouver un emploi dans une entreprise. Une personne rencontrée exprime par exemple ses difficultés professionnelles et le parcours l’ayant conduit dans une association : « Ma fonction a été restructurée et éclatée et j’ai été contraint de quitter l’entreprise. J’étais usé par ce système et je faisais face à la difficulté de trouver un nouvel emploi (…) J’ai été séduit par la stabilité et le côté institutionnel du poste que l’on m’a proposé dans cette association ».
- La « reconversion volontaire »
Ce deuxième parcours de mobilité relève toujours d’une logique de reconversion : c’est à l’occasion d’une rupture professionnelle que les cadres concernés s’interrogent sur leur avenir. A l’inverse cependant du cas précédent, cette reconversion ne semble pas subie. La nécessité du changement s’accompagne d’une volonté de découvrir un terrain professionnel répondant davantage aux aspirations du cadre. Un de nos interlocuteurs décrit ainsi son parcours de « reconversion volontaire » : « J’ai vraiment adoré mon travail pendant 20 ans dans cette entreprise car j’ai beaucoup appris et beaucoup créé. Mais il y a un moment où travailler avec des gens qui n’ont pas les mêmes valeurs devient trop compliqué (…) J’ai négocié mon départ avec une grosse prime et un outplacement. Je voulais faire coïncider la réalité économique et ma réalité profonde ».
- La « curiosité »
Ce troisième parcours ne s’effectue plus dans le cadre d’une rupture professionnelle. Une opportunité de changement se présente et est saisie par un cadre curieux de nouveaux horizons : « Je suis entré dans le secteur social par hasard. Je n’avais pas d’expérience en tant que bénévole. Je n’avais pas d’a priori concernant ce secteur ni d’intention spéciale d’y entrer. J’au eu une proposition et l’expérience m’a tenté car c’était un secteur à défricher. J’aime avoir des choses à construire ».
- La « continuité d’engagements »
Ce dernier parcours se distingue nettement des autres tant il se situe dans une logique de cohérence et non plus de changement. Il est vécu par des cadres ayant déjà des engagements associatifs, généralement à titre bénévole, et qui voient dans la perspective d’un emploi dans ce secteur associatif l’occasion de poursuivre leurs engagements sous une autre forme : « Je travaillais chez Arthur Andersen mais j’étais déjà bénévole dans cette association. Quand elle a eu ses premiers financements et devait embaucher quelqu’un, j’ai été recrutée par cooptation (…) On ne vient pas dans le monde associatif par hasard, il y a toujours un fil conducteur ».
- Synthèse
Les quatre parcours de mobilité mis en évidence peuvent se structurer autour de deux axes comme l’exprime la figure 1 ci-dessous. Le premier axe oppose un contexte de mobilité caractérisé par une rupture professionnelle à une situation où le nouvel emploi se présente dans le cadre d’une évolution moins brutale, d’un changement maîtrisé. Le deuxième axe oppose quant à lui une perspective qui privilégie le développement personnel et la recherche de sens voire d’engagement à une autre perspective où domine le contenu d’un poste, la recherche d’un emploi, bref le développement professionnel. Le croisement de ces deux axes permet effectivement de caractériser les quatre parcours de mobilité :
Voir schéma « synthèse des quatre parcours de mobilité » reproduit ci-dessous en annexe.
Une professionnalisation du recrutement
La plupart des experts rencontrés et plusieurs cadres soulignent un manque de professionnalisme dans le processus de recrutement. Les responsables associatifs sembleraient privilégier leurs relations au détriment des compétences des candidats, et ne pas avoir suffisamment recours à des conseils extérieurs : « Il y a un manque de professionnalisme dans le recrutement. C’est difficile d’accepter quelqu’un qui n’est pas du sérail. D’où des échecs cuisants. On considère comme fondamental l’engagement dans l’association. Pour certains postes c’est tout à fait justifié, mais pour d’autres comme un directeur financier, c’est très discutable ! Dans l’association où je travaillais, il fallait se battre pour passer par l’APEC et on n’a jamais fait appel à un conseil en recrutement ».
Par contre, et cela constitue sans doute un des apports importants de cette enquête, une grande proportion de cadres estiment au contraire avoir expérimenté des modes de recrutement très professionnels et particulièrement exigeants. Il faut donc souligner une évolution positive qui devrait faciliter dans l’avenir l’intégration de cadres issus des entreprises : « Mon recrutement par le conseil d’administration s’est fait sur la base d’entretiens successifs très professionnels. Il y avait une totale transparence avec des annonces dans la presse et dans des bulletins internes ». « Il y a eu une réelle volonté de recruter de manière professionnelle : présélection par un cabinet de recrutement, candidature soumise à un comité de 12 personnes à travers deux jours d’entretiens ».
Les éléments facilitateurs du changement
L’analyse des entretiens permet de mettre en évidence deux éléments principaux favorisant le processus de mobilité : le rôle essentiel d’un réseau et la personnalité du cadre.
- L’importance du réseau
Les experts rencontrés avouent souvent leur méconnaissance du secteur associatif en invoquant le manque d’annonces officielles de recrutement et le rôle déterminant d’un réseau de relations : « On a l’impression que l’on rentre dans ce secteur par le relationnel, grâce à un réseau de connaissances ». « De fait, plusieurs cadres interrogés considèrent l’existence d’un réseau comme le facteur premier de réussite d’un recrutement dans le secteur associatif. Les personnes ayant vécu un parcours de mobilité « continuité d’engagements » illustrent particulièrement bien l’importance d’un réseau et l’utilité d’une connaissance préalable du secteur visé : « Les emplois se trouvent par le réseau. Un cadre doit de toute façon avoir une expérience associative ». Pour les cadres ne disposant pas d’un tel réseau relationnel, le processus de mobilité est souvent plus long et complexe. Afin d’accompagner, de faciliter et de réduire la durée de ce processus, deux démarches peuvent s’avérer précieuses : le recours à l’outplacement et la formation.
- La personnalité du cadre
Certaines qualités du cadre sont souvent évoquées pour expliquer la réussite d’une démarche de mobilité vers le secteur associatif. Au delà des compétences techniques (et parfois, hélas, à leur place), la capacité relationnelle permettant notamment de convaincre les élus est jugée essentielle : « Je pense que ce secteur est moins exigeant en termes de compétences, mais peut-être plus en terme d’investissement personnel. Les critères de sélection sont différents. C’est plus artisanal. Cela marche au feeling, il faut plaire au président ».
Cette qualité relationnelle facilitera ensuite l’intégration du cadre dans sa nouvelle organisation. Il lui faudra en effet s’adapter à des interlocuteurs très variés tels que des bénévoles, des hommes politiques, des personnes en situation difficile… Mais un style « flamboyant et fonceur » n’est pas pour autant recherché. Au contraire, l’humilité et la patience semblent valorisées : « C’est moins chic de travailler dans une association. Cela apprend l’humilité et la patience. Il ne faut pas avoir la tête plus large que la porte. Il ne faut pas avoir un grand besoin d’image ».
Les freins à la mobilité
Les éléments facilitateurs du changement évoqués précédemment constituent bien sûr, quand ils ne sont pas présents, des freins à la mobilité : l’absence d’un réseau mobilisable et des traits de personnalité ne correspondant pas aux attentes des responsables associatifs. Mais, au delà de ces caractéristiques inversées, il est possible de dégager deux autres facteurs pouvant rendre difficile le passage vers le secteur associatif : la mauvaise image de ce secteur et des salaires proposés moins avantageux.
- La mauvaise image du secteur associatif
La plupart des experts interrogés évoquent une mauvaise image des associations. Cette perception négative a des sources multiples : « On a une mauvaise image des associations avec la bonne dame patronnesse et la médiatisation des scandales comme l’ARC (…) Certaines associations sont essentiellement des bouffeuses de subventions ». « Les associations privilégient la convivialité au détriment de l’efficacité : manque de ponctualité, d’organisation, de définition d’objectifs clairs ».
Plusieurs cadres rencontrés mentionnent également l’existence de cette image négative. Ils reconnaissent parfois l’avoir eux-mêmes ressenti avant de s’engager dans le secteur associatif, tout en estimant qu’elle leur semble injuste : « Je ne comprends pas le déficit d’image des associations, l’idée d’amateurisme. Pour mon entourage, cela paraissait incongru qu’en ayant fait SupdeCo, je me dirige vers un tel secteur ».
- Des salaires moins avantageux
Tous les experts rencontrés s’accordent pour souligner le différentiel de salaires entre l’entreprise et les associations. Cette opinion unanime va dans le sens des différentes études réalisées aux Etats-Unis constatant un écart de 15 à 25% au niveau des salaires moyens en défaveur des employés des organisations à but non lucratif dans ce pays.
« Au niveau salaire, j’ai perdu 35 à 40% quand je suis arrivé dans l’association. Quand je suis retourné en entreprise, j’ai multiplié mon salaire par deux ».
Une échelle des salaires moins étendue dans les associations constitue une des explications avancées pour expliquer l’importance des écarts de rémunération au niveau des cadres : « Pour les cadres, il y a un problème de salaire. Notre pyramide salariale est très tassée. On a un décalage de 20 à 30% par rapport au marché. L’esprit d’équité et le mode participatif peuvent être très pervers à ce niveau ». « On a une échelle de salaire très étroite qui place aujourd’hui nos pratiques salariales en rupture avec le marché du travail : les employés ont des salaires supérieurs au marché, les cadres inférieurs au marché ». De toutes façons, pour beaucoup, la rémunération financière ne constitue pas l’élément déterminant d’évaluation d’un poste : « La satisfaction personnelle est bien plus importante que le salaire. Il est certain que nos salaires sont faibles mais, pour moi, ce n’est pas une priorité ». « Mon salaire était faible mais on a une vraie reconnaissance et la satisfaction de servir à quelque chose ».
Conclusion :
La grande majorité des cadres rencontrés ne regrettent en aucune manière leur mobilité professionnelle. Si on ne peut parler d’unanimité (plusieurs interlocuteurs expriment des déceptions ou des critiques sur leur nouvel emploi), le passage vers le secteur associatif est généralement perçu comme une expérience très valorisante. L’enthousiasme (voire la passion) exprimé lors de nombreux entretiens laisse à penser que cette satisfaction ne relève pas seulement d’une déclaration de façade cherchant à éviter un sentiment de dissonance cognitive. Mais, pour être valorisante, cette expérience est-elle valorisable sur le marché du travail ? Sera-t-elle appréciée par des recruteurs si le cadre exprime le souhait de retourner en entreprise après un passage dans le secteur associatif ? A ce niveau, nos interlocuteurs expriment des doutes importants. La méfiance face à une trajectoire professionnelle jugée « atypique » et les interrogations concernant les réelles compétences mobilisées dans les associations rendent difficile ce retour en entreprise. On peut regretter cet état de fait qui limite la fertilisation croisée entre ces deux mondes. Une cadre interrogée conclut en tout cas avec lucidité : « Au niveau de la reconnaissance des compétences, il est plus facile d’aller de l’entreprise vers l’humanitaire. Au niveau de la capacité d’adaptation, je pense par contre qu’il est plus facile de passer de l’humanitaire à l’entreprise ».
En savoir plus :
- Mayaux F., 2001,
La mobilité professionnelle des cadres de l’économie marchande vers l’économie sociale : Pourquoi ? Comment ?, RECMA, Revue Internationale de l’Economie Sociale, n° 281, p. 170-182. - Gregoire B., Delattre F., 2006-2007, L’argent ne fait plus leur bonheur, dossier de la revue Newzy, n° 26, p. 45-56.
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