Désormais, il n’est pas rare de voir un actionnariat détenu par un collectif organisé sous forme d’institution sans but lucratif (ISBL) dans le but de servir une cause d’utilité sociale, voire d’intérêt général1. Décryptage de ce qui pourrait être l’entreprise du futur.
Actuellement en pleine mutation, le concept d’entrepreneuriat subit de plein fouet la montée en puissance du secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), symbolisée par la promulgation récente de la loi du 31 juillet 20142.
Créer une filiale commerciale pour optimiser ses ressources lucratives .
Pour un certain nombre d’associations, créer une filiale commerciale est devenu une nécessité. D’abord, parce qu’elles disposent d’un savoir-faire spécifique leur permettant de vendre des biens ou, le plus souvent, des prestations de service sur le marché concurrentiel (exemples : une association œuvrant dans le domaine de la prévention du VIH par la commercialisation de la mise en place de plateformes d’écoute téléphonique ou encore un syndicat local professionnel par l’exploitation d’une activité de voyage). Ensuite, parce que le chiffre d’affaires3 généré par ce secteur lucratif dépasse le seuil de franchise commerciale de 60 540 euros par année civile4 et/ou risque de devenir prépondérant5 sur le plan fiscal. Enfin, parce que ces associations souhaitent conserver leur qualité d’organisme non assujetti aux impôts commerciaux – impôt sur les sociétés (IS), taxe sur la valeur ajoutée (TVA), contribution économique territoriale (CET) – pour préserver leur cœur de métier du risque de globalisation fiscale.
Un tel mode d’organisation est optimal pour une association, une fondation ou un fonds de dotation dans la mesure où la distribution de dividendes au bénéfice de son actionnaire peut échapper à l’IS6 si l’ISBL remplit un certains nombre de conditions7 et opte par ailleurs annuellement pour le régime « mère-fille »8 . En revanche, il est impératif que l’activité de gestion de titres fasse l’objet d’une sectorisation comptable9 dans le cadre d’une détention capitalistique majoritaire entraînant une gestion active de la filiale.
Pour l’ISBL, le risque le plus important réside principalement dans l’existence de liens économiques privilégiés10 qu’elle pourrait entretenir avec sa filiale, laquelle en retirerait un avantage concurrentiel. Dans cette hypothèse, la fiscalisation globale de l’ISBL aux impôts commerciaux serait alors immédiate en cas de contrôle de la part de l’administration fiscale.
Lorsque ces conditions sont réunies, les bénéfices tirés de l’exploitation d’une ou plusieurs activités lucratives par la filiale commerciale permettent de financer le cœur d’activité de l’ISBL, à savoir son secteur non lucratif prépondérant (pour reprendre les exemples précédents : la prévention du VIH pour l’association et la défense des intérêts de ses membres pour le syndicat local professionnel).
Sur le plan de la gouvernance, l’adoption de statuts de type société anonyme simplifiée (SAS) permet d’adapter l’organisation interne de la filiale commerciale aux souhaits de son actionnaire unique ou majoritaire, à savoir l’ISBL. Cette liberté statutaire conférée par cette forme juridique de société permet à l’ISBL – en sa qualité de personne morale – de conserver la présidence de la filiale tout en mandatant une ou plusieurs personnes physiques pour gérer cette structure conformément aux objectifs fixés par l’ISBL. Un conseil de surveillance peut même être prévu pour s’assurer que ces objectifs soient correctement remplis au cours de l’exercice. Dans l’hypothèse – la plus probable – où l’activité lucrative a été développée au sein même de l’ISBL, à titre accessoire et avant même d’atteindre la limite de la franchise commerciale dans un premier temps, il convient de procéder par voie d’apport partiel d’actif. En d’autres termes, l’ISBL recevra les titres de la société filiale en contrepartie de l’apport à cette dernière de l’activité lucrative déployée par l’ISBL. Lorsque cette opération de restructuration respecte les conditions posées aux articles 210 A et B du code général des impôts (CGI), l’apport est exonéré d’IS sur les plusvalues constatées au moment de l’opération, seul un droit d’enregistrement de 375 euros étant normalement dû11. Par la suite, l’ISBL pourra fonctionner en articulant en son sein deux secteurs comptables distincts12 :
- un secteur regroupant l’ensemble des activités non lucratives qui continuera de représenter son « cœur de métier » ou « métier de cœur » : s’il demeure prépondérant, ce secteur continuera d’être non assujetti aux impôts commerciaux ;
- un secteur regroupant l’ensemble des activités lucratives telles que, à titre d’exemple, les activités commerciales (voyage, formation…), la vente de produits dérivés, le sponsoring, la buvette, la gestion de titres… : s’il demeure non prépondérant, seul ce secteur comptable sera assujetti à l’IS dans les conditions de droit commun13.
Dans cette hypothèse, les ressources financières permettant la poursuite du cœur de métier de l’ISBL pourront être les suivantes : les recettes tirées de l’exploitation d’une ou plusieurs activités de vente de biens ou de services non assujetties à l’IS (en cas d’activités non concurrentielles ou de la conformité à la règle des « 4 P »14), les cotisations, les subventions, les dons manuels voire le mécénat dans le cadre de la réalisation d’une activité d’intérêt général15.
Créer un fonds de dotation pour financer ses activités d’intérêt général .
En marge de sa filiale commerciale, l’association peut également créer un fonds de dotation16. Cette « filiale d’intérêt général » aura pour objectif la recherche de financements privés dans le cadre de la gestion des activités d’intérêt général déployées par l’association « holding ». Pour cette dernière, la formule présente de nombreux avantages17. D’une part, elle permet de recueillir des libéralités (dons et legs) exonérés de droits de mutation18 tout en offrant aux donateurs (particuliers et entreprises éligibles) la possibilité de bénéficier de réductions d’impôt sur le revenu ou sur les sociétés auxquelles donne droit le régime de mécénat19. D’autre part, elle rend possible l’exonération d’IS sur les revenus patrimoniaux20 pour l’ensemble des biens immobiliers apportés par l’« association holding » au fonds de dotation à dotation non consomptible21.
Pour que l’« association holding » puisse être bénéficiaire des ressources de mécénat issues de son propre fonds de dotation, il convient au préalable de faire reconnaître son métier de cœur comme étant d’intérêt général22, voire au sein de ce cœur de métier une seule de ses activités comme étant d’intérêt général23. Dans cette dernière situation, il est conseillé d’engager au préalable une procédure de rescrit spécial24 afin de sécuriser cette opération de restructuration25.
Étant par principe une personne morale unipersonnelle, le fonds de dotation sera dirigé par au moins trois administrateurs26 nommés par l’« association holding » au moment de sa constitution, ce qui garantit la prédominance de cette dernière dans la gouvernance de la « filiale d’intérêt général ». Bien entendu, le fonds de dotation pourra également financer d’autres œuvres ou organismes d’intérêt général en fonction des règles prévues dans ses statuts (objet statutaire).
Le « triptyque entrepreneurial » : entreprise du futur ?
Consacré par la loi « Hamon » du 31 juillet 201427, le rapprochement entre le monde de l’entreprise capitaliste classique et celui des institutions sans but lucratif (ISBL) se construit ainsi de jour en jour. En favorisant la création de formes juridiques hybrides28 appartenant aux deux univers, les frontières existant entre logique économique et logique sociale tendent à s’abolir. Les coopérations économiques combinent de plus en plus des démarches entrepreneuriales (lucratives – non lucratives) opposées hier encore et, aujourd’hui, optimisées. Désormais, les associations et autres ISBL (fondations, fonds de dotation, syndicats) n’hésitent plus à prendre des participations dans le capital de sociétés commerciales en filialisant leur(s) activité(s) lucrative(s)29 avec un double objectif : sécuriser le statut fiscal de leur « métier de cœur » et diversifier leurs ressources (distribution de dividendes30 – mécénat) pour compenser la baisse des financements publics.
Ce « triptyque » – association holding, filiale commerciale, fonds de dotation – entraîne de profonds bouleversements dans le pacte social de ces entreprises d’un genre nouveau, notamment en ce qui concerne les rapports entretenus entre bénévoles et salariés31. D’une part, parce que ces deux composantes humaines se trouvent dans l’obligation de développer des formes de coopération de plus en plus étroites (règles d’assiduité pour les administrateurs, voix consultative accordée aux salariés, création de commissions réunissant l’une et l’autre des composantes…). D’autre part, parce que les contours du bénévolat et du salariat deviennent de moins en moins nets à l’intérieur de ces structures, un bénévole pouvant dorénavant percevoir une rémunération sous une forme dérogatoire32 tandis qu’un salarié peut désormais accéder aux fonctions dirigeantes33.
La prolifération d’ISBL reconnues d’intérêt général contrôlant l’actionnariat de sociétés de type capitaliste permettrait de redonner du sens au concept d’entreprise, en intégrant plus de démocratie interne tout en luttant contre la financiarisation de l’économie. Même s’il n’en est qu’au stade des premiers balbutiements, ce nouveau mode de gouvernance capitalistique pourrait, à l’avenir, constituer l’une des manifestations les plus abouties du rapprochement entre l’univers philanthropique et l’univers entrepreneurial classique, bouleversant par là-même les frontières entre désintéressement et lucrativité. À l’inverse de l’entrepreneuriat social, pour partie suspecté de social bashing34, c’est en réalité la finalité sociale et d’utilité publique des ISBL qui, dans un tel schéma, exercera son emprise sur l’entreprise capitalistique, ce qui constituerait incontestablement un fait nouveau35.
Colas AMBLARD, docteur en droit, avocat
En savoir plus :
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Documents joints:
Notes:
1. C. Amblard, « Le rôle des fondations et fonds de dotation dans la transmission d’entreprise : vers un renouveau du capitalisme en France ? », Lamy Associations, Bull. actu. n° 238, juin 2015.
2. L. no 2014-856 du 31 juill. 2014, JO du 1er août ; v. JA no 506/2014, p. 17 et JA no 522/2015, p. 17.
3. Recettes d’exploitation (CA HT) inférieures ou égales à 60 540 € pour les exercices clos à compter du 31 décembre 2014 en matière d’IS et pour l’année 2015 en matière de CET. En matière de TVA, le seuil est également porté à 60 540 €. Mais seules les recettes encaissées à compter du 1er janvier 2015 sont éligibles. Le bénéfice de la franchise pour l’année civile 2015 sera acquis dés lors que le seuil de chiffre d’affaires réalisé en 2014 ne dépasse pas 60 540 €.
4. LF pour 2015 no 2014-1654 du 29 déc. 2014, JO du 30, art. 11 mod. CGI, art. 206.
5. Sur la notion de prépondérance, v. BO- FiP-Impôts, BOI-IS-CHAMP-10-50-20-10 du1er avr.2015,§20et§190s.
6. CGI, art. 145 et 216 : à l’exception d’une quote-part de frais et charges forfaitairement fixée à 5 % du montant brut des dividendes.
7. Détention d’au moins 5 % dans le capital de la société soumise à l’IS et engagement de conservation des titres pendant au moins deux ans.
9. BOFiP-Impôts préc., § 560 s.
12. BOFiP-Impôts préc., § 120 s.
14. BOFiP-Impôts préc., § 570 Ã 710
16. L. no 2008-776 du 4 août 2008, JO du 5, art. 140 et 141 ; v. JA no 521/2015, p. 16 ; C. Amblard, Fonds de dotation : une révolution dans le monde des institutions sans but lucratif (ISBL) ?, coll. « Axe droit », Lamy associations, 2010.
17. C. Amblard, « L’intérét pour les associations de créer un fonds de dotation », Lamy associations, Bull. actu. n° 181, avr. 2010.
21. L. no 2008-776 préc., art. 140, I,al.1etIII,al.7.
25. Pour un dossier d’ensemble sur les restructurations, v. JA no 493/2014, p. 18 ; C. Amblard, « Restructuration des associations : quels enjeux ? », Lamy associations, Bull. actu. n° 186, oct. 2010.