L’invasion de l’Ukraine par la Russie et la guerre qui s’y déroule depuis le 24 février a sidéré le monde entier. Après 80 ans de paix, l’Europe pensait que le 21e siècle tournerait définitivement la page des rêves d’empires et de conquêtes territoriales. Il aura suffi d’un seul homme pour redécouvrir que nos valeurs de paix et de démocratie sont loin d’être universelles. Certes, depuis la Chute du Mur et la fin du monde communiste en 1989, on a connu la guerre en Europe. Mais celle-ci était précisément la conséquence immédiate de l’éclatement des pays de l’ex-URSS et nous pensions que chaque Nation avait globalement trouvé ses frontières. Certes aussi, nous savons qu’il y a aussi des guerres ailleurs, mais dans notre esprit, elles sont localement et culturellement circonscrites. Le conflit ukrainien nous rappelle que notre envie de voir l’Autre autrement que comme étranger ou ennemi est loin d’être communément partagée. Et même au contraire, que bien des pays, même non totalitaires, ont un fort ressentiment envers l’Occident en général et les États-Unis en particulier. Derrière les grand-messes policées des instances internationales se cache la réalité des rapports de force permanents qui affectent bon nombre de régions du monde avec des conflits larvés qui, tels des volcans en veille, n’ont besoin que d’une étincelle pour entrer en éruption. En résumé : nous avons en face de nous beaucoup d’interlocuteurs qui, pour 1000 raisons, pensent autrement que nous, avec des schémas de pensée parfois totalement opposés et avec lesquels on a trop cru qu’on pouvait dialoguer sur la base des valeurs de dialogue, de paix et d’enjeux essentiellement économiques et sociaux. Or, on ne peut coopérer qu’avec ceux qui ont envie de coopérer. Et ce que nous voyons avec l’actualité géo-politique entre États-Nations est transposable à l’identique dans le domaine économique marqué simultanément par une double pression concurrentielle et hyper-réglementaire.

 

 

L’ESS plus légitime que d’autres dans sa prise de parole pour la paix

Face à l’invasion de l’Ukraine, les organisations représentatives de l’ESS et de l’économie sociale internationale se sont jointes au concert de condamnations de l’agression russe et appelé au retour à la paix. Leur prise de parole est d’autant plus légitime que leur raison d’être repose justement sur la paix, le dialogue, le respect d’autrui. Ainsi Social Economy Europe, l’organisation représentative de l’ESS en Europe, a souligné que « l’économie sociale est un projet de paix, de démocratie, de solidarité et de coopération, un mouvement issu d’une société civile libre, d’individus libres qui coopèrent pour apporter des solutions collectives aux défis sociétaux ». Coopératives Europe, qui représente les coopératives européennes, a rappelé que « Le mouvement coopératif repose sur la collaboration intense, la compréhension commune et le respect mutuel. Les valeurs coopératives englobent la démocratie, l’égalité, l’équité et la solidarité avec priorité à l’humain comme finalité ». A l’échelon mondial, l’Alliance Coopérative Internationale a déclaré : « Dans l’esprit de la Déclaration de l’ACI, nous réaffirmons que les conflits découlent de besoins et d’aspirations humains non satisfaits. La satisfaction des besoins et aspirations humains fondamentaux est l’objectif ultime des coopératives. C’est pourquoi elles agissent pour un avenir meilleur, plus inclusif, plus durable, plus participatif et plus prospère pour tous ». Et ainsi de suite pour bien d’autres mouvements ou fédérations de l’ESS.

 

Ne pas avoir honte de l’écart entre les valeurs et le vécu au travail

L’ESS peut ainsi s’enorgueillir de porter dans le champ économique et social des valeurs naturellement cohérentes avec la paix et la fraternité civiles puisqu’il est dans son ADN de faire AVEC l’Autre et non CONTRE l’Autre. Mais ce n’est pas un hasard non plus si l’ESS est si peu visible dans le débat économique, social, politique et dans le débat d’idées : elle porte une vision idéale de la relation humaine basée sur l’échange, l’écoute, l’empathie, la bienveillance, l’honnêteté, la transparence, la réciprocité, la solidarité alors que toute l’histoire de l’Humanité s’est construite et se construit encore sur des rapports de force, sur l’acceptation que par nature, les différences et inégalités entre les uns et les autres sont forcément génératrices de conflits d’intérêts. C’est ce qui fait dire aux détracteurs de l’ESS, les « réalistes », les « pragmatiques », que l’ESS promet un « pays de bisounours » alors qu’au sein même de ces organisations s’expriment les antagonismes qui caractérisent les rapports humains. Le constat n’est pas faux : combien de jeunes arrivent pleins d’enthousiasme et de motivation dans l’ESS et découvrent avec découragement les réalités du monde dont l’ESS n’est pas épargnée. Il y a ceux qui arrivent dans les associations et qui s’engagent tellement qu’ils (ou elles) s’épuisent en ayant le sentiment que leur travail n’est pas reconnu ou qu’ils ne sont pas écoutés. Il y a ceux qui arrivent dans les grandes coopératives et les grandes mutuelles et s’aperçoivent que les conflits d’ambitions ou les difficultés managériales sont les mêmes partout ; ou encore ceux qui souffrent du manque de moyens et n’ont pas le minimum pour travailler correctement, etc… D’un côté, une part de l’ESS souffre de s’être trop institutionnalisée avec les scléroses qui en résultent. Mais elle n’est pas épargnée non plus par les évolutions globales de l’économie, de la société et du monde du travail. Avec moins de moyens que les organisations capitalistes, l’ESS subit plus fortement les tensions résultant de l’inflation normativo-réglementaire et de la pression économique qui pousse à la concentration. L’ESS n’est pas épargnée non plus par les évolutions culturelles : en grandissant et en se professionnalisant, elle recrute des personnes techniquement très qualifiées, mais formatées dans cette culture multi séculaire de compétition et de performance individuelle. Et c’est là où l’ESS peut et doit faire son aggiornamento dans sa communication sur ses « valeurs » qui se retrouve nécessairement de plus en plus écartelée avec la réalité du monde du travail.

 

On ne coopère qu’entre ceux qui partagent des valeurs coopératives

Le dialogue de sourds entre gouvernements européens et russe à propos de l’Ukraine est là pour nous rappeler qu’on ne peut s’associer ou coopérer qu’avec ceux qui veulent s’associer ou coopérer. Le monde étant par nature ouvert, l’ESS est nécessairement appelée à travailler avec tout le monde. Mais ceux avec lesquels elle peut travailler en coopération et en communauté de pensée sont une minorité, et parfois même pas forcément tous ceux qui en sont membres. Nombreux sont ceux qui déplorent la liquidation ou la démutualisation d’organisations ESS et on peut en effet le déplorer. Mais rien ne sert de garder un statut coopératif ou mutualiste si les acteurs eux-mêmes ne sont plus dans cette logique. De même, ce n’est pas parce qu’on est ESS qu’on n’a pas autour de soi un environnement concurrentiel. Coopératives et mutuelles le savaient déjà puisqu’après avoir socialement innové pendant des années, elles ont montré qu’elles remplissaient des missions essentielles sur lesquelles les pouvoirs publics sont venus légiférer et dans le même temps ouvrir souvent ces missions au secteur lucratif traditionnel. Mais les associations en France le découvrent depuis moins longtemps. Elles ont longtemps pensé que leur statut non lucratif les protégeait de la concurrence du secteur lucratif. Mais c’est de moins en moins vrai, avec désormais les résultats qu’on peut observer par exemple dans les Ehpad ou les établissements de santé.

 

Gagner le respect de ceux qui pensent domination

De même que le conflit ukrainien conduit l’Union européenne à faire depuis un mois son aggiornamento à 180° sur la nécessité de se réarmer alors même que sa culture est fondée sur les relations pacifiques entre États souverains, les organisations de l’ESS doivent elles aussi « se réarmer » : tant mieux si elles peuvent mener leur activité et faire vivre leurs valeurs d’association, de coopération et d’entraide avec ceux qui pensent comme elles. Mais elles ne doivent pas oublier que pour se pérenniser et se développer, elles doivent être fortes et en capacité de négocier avec tous ceux qui ne pensent pas comme elles. Ce qui suppose de gagner en puissance, en capacité d’installer des rapports de respect mutuel avec des interlocuteurs dont les schémas de pensée sont plus prédateurs que bienveillants, et donc d’accepter de grandir à tous niveaux : taille, organisation, gouvernance, professionnalisation, agilité et assise financière. Certaines organisations de l’ESS l’ont déjà bien compris. Mais bon nombre en France restent trop prisonnières de leur projet historique et par conséquent écartelées entre leur idéal et les impératifs gestionnaires. Les débats français sur les dérives des organisations qui en grandissant ou en créant des filiales traditionnelles auraient perdu leur âme sont certes légitimes, mais illustrent aussi notamment les amalgames trop souvent faits entre professionnalisation et perte de sens. L’ESS doit comprendre que se muscler et savoir se battre ne veut pas dire renoncer à son projet. Cela signifie de pouvoir se faire respecter de ceux qui ne pensent pas comme elle afin de pouvoir faire vivre son projet et ses valeurs avec ceux qui le veulent. Cela signifie aussi de communiquer différemment en sachant expliquer qu’il n’y a pas contradiction entre les valeurs de l’ESS et sa réalité, mais que la capacité à faire vivre les unes suppose de savoir faire face à l’autre.

 

 

Pierre Liret

Auteur, expert coopératif, membre de Coopaname

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