Décidément, les ISBL n’en sont plus à un paradoxe près. On sait depuis longtemps que ces personnes morales peuvent poursuivre un but non lucratif, tout en exerçant des activités économiques, voire même commerciales. On ignorait qu’elles pouvaient nous fournir un cas d’école en matière de pratique déloyale. Les comportements induits par ces « monstres juridiques » n’en finissent donc plus de nous étonner et obligent constamment à nous interroger. C’est en cela que le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Lyon en date du 30 juillet 2013[1] est tout à fait remarquable : d’une part, parce qu’il met en présence une association et un fonds de dotation au cœur d’une typologie de contentieux habituellement réservée aux opérateurs commerciaux ; d’autre part, parce qu’il nous montre combien la recherche de l’intérêt général[2] peut quelque fois emprunter des voies détournées.


Le caractère singulier de cette jurisprudence tient au fait que les deux parties en présence sont une association et un fonds de dotation[3]. Comment de telles structures ont-elles pu se retrouver dans une telle situation litigieuse, où il est question de contrefaçon de marques, de concurrence déloyale ou encore de comportements parasitaires ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce type de situation juridique a tendance à se multiplier ces derniers temps entre ISBL et donne lieu à un contentieux beaucoup plus fourni que l’on ne l’imagine.

De l’intérêt général à la concurrence déloyale 
Dans l’exposé du litige, le TGI de Lyon précise que « l’association de bénévoles a pour objet de soutenir des causes d’intérêt public à caractère médical ou social, comme par exemple l’aide à la création de jardins thérapeutiques en structures hospitalières.» Le fonds de dotation exerce une activité identique et a été créé par deux anciens membres de la première.
L’association est titulaire d’une marque enregistrée en 2006 et a formé opposition en 2011 à l’enregistrement de deux marques déposées ultérieurement par le fonds de dotation, obligeant ce dernier à leur retrait partiel pour une classe de services identiques. Parallèlement, le fonds de dotation était assigné pour contrefaçon de marques, ainsi que concurrence déloyale et parasitisme.
L’association a ainsi demandé au tribunal qu’il soit fait interdiction au fonds de dotation de poursuivre les agissements contrefaisants, de radier le nom de domaine utilisé, outre le versement de dommages intérêts pour préjudice subi (60.000 €).
En guise de défense, le fonds de dotation invoque l’absence d’originalité de la marque déposée et argue du fait qu’elle a déjà procédé à un changement de dénomination et adopté une nouvelle marque. Par ailleurs, il conteste l’existence des critères de qualification[4] susceptibles d’entraîner sa responsabilité pour concurrence déloyale (absence de faute et de lien de causalité).

Un jugement remarquable par sa précision
Le jugement rendu par le TGI de Lyon est en tout point remarquable, les juges du fond répondant point par point aux arguments avancés par chacune des parties :

  • Sur la contrefaçon de marque : Dans un premier temps, ils caractérisent l’existence d’une marque complexe (par la combinaison de plusieurs éléments) et, par conséquent, de son caractère distinctif[5]. Dans un second temps, ils confirment « l’identité phonique et visuelle » de l’une des deux marques déposées par le fonds de dotation et concluent à l’existence d’une contrefaçon, après avoir mis en exergue la confusion orchestrée par la similitude du champ d’activité dans lequel sont intervenues les deux ISBL.
  • Sur la concurrence déloyale et parasitaire : Il est reproché à deux anciens membres de l’association, à l’origine de la création du fonds de dotation, d’avoir « rédigé plusieurs courriers annonçant l’échec de l’association et son évolution vers un nouveau projet » : celui porté par le fonds de dotation ! Bon nombre des courriers adressés aux membres de l’association étaient rédigés sur papier en-tête de cette dernière dans l’optique de promouvoir le fonds de dotation. Par ailleurs, les juges ont pu aisément caractériser l’existence d’une démarche parasitaire dans la mesure où le fonds de dotation était « présenté comme l’évolution de l’association alors qu’il s’agit d’un organisme distinct ». Dans ces courriers, ainsi que dans différents emails,les deux protagonistes invitaient d’ailleurs les membres et donateurs à les rejoindre au sein de la nouvelle structure, dénigrant par ailleurs le mode de gestion financière de l’association. A la suite de quoi, « un certain nombre de propriétaires ont souhaité ne plus ouvrir leurs jardins au public en raison de rumeurs » affectant la structure associative. Pour le tribunal, les faits de concurrence déloyale et parasitaires fautifs sont établis dans la mesure où le « comportement du fonds de dotation tend[ait] à attirer des membres de l’association tout en dénigrant cette dernière (…).»
  • Sur les mesures de réparation : Pour l’atteinte au titre de propriété détenu sur la marque, le tribunal de grande instance a alloué forfaitairement à l’association préjudiciée la somme de 3.000 € sur le fondement de la contrefaçon et une somme identique pour l’atteinte portée à son image découlant des faits de concurrence déloyale et parasitaire[6]. Une réparation bien loin de celle escomptée par la demanderesse mais qui suffit à mettre en péril le fonds de dotation.

Une décision judiciaire transposable à l’ensemble des ISBL
Pour justifier la faiblesse de la réparation allouée, la juridiction lyonnaise motive son jugement en indiquant que l’association n’a pas suffisamment caractérisé son préjudice. Toutefois, en précisant que cette dernière n’a pas été en mesure d’apporter suffisamment des pièces justifiant l’étendue de sa « notoriété, le nombre d’adhérents ou encore l’importance des dons collectés auprès des donateurs », c’est un véritable mode d’emploi qui semble être ainsi livré aux ISBL pour se défendre.

Quelles conclusions faut-il tirer de ce jugement définitif[7] ?

  • D’une part, que les ISBL peuvent être à l’origine de comportements déloyaux constitutifs d’une faute, à l’instar d’autres opérateurs commerciaux (ce qui, soit dit en passant, ne nous semble pas être la meilleur des façons de justifier leur entrée dans la sphère économique) ;
  • D’autre part, que les membres et donateurs des ISBL peuvent s’apparenter à une « clientèle captive », précisément en présence de comportements déloyaux (dénigrement, parasitisme) ;
  • Enfin, que les ISBL ont tout intérêt à valoriser comptablement leur patrimoine corporel et incorporel pour être, à tout moment, en situation de défendre leurs intérêts.

Décidément, ces « monstres juridiques » n’ont pas fini de nous surprendre !

Colas AMBLARD, Directeur des publications
 
L’auteur tient à préciser qu’en sa qualité d’avocat, il ne dispose pas du droit de commenter des décisions judiciaires dans lesquelles il serait partie prenante (conformément à la déontologie professionnelle à laquelle il est tenu en cette qualité). C’est donc uniquement par souci de discrétion et par égard vis-à-vis des différentes parties que les noms et dénominations sociales ont été masqués dans le jugement figurant en pièce jointe.
 
 
En savoir plus : 
 
Formation atelier-débat ISBL CONSULTANTS : « Créer et gérer son fonds de dotation », le 29 novembre 2013 à Lyon, animée par Colas AMBLARD
Colas AMBLARD,  « Fonds de dotation : une révolution dans le monde des institutions sans but lucratif? » , Lamy, collec. Axe droit 2010
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Notes:

[1] TGI Lyon, 10ème ch., 30 juillet 2013, RG n°11/05515 (Inédit)
[2] Rappelons à ce stade que le fonds de dotation est destiné à réaliser ou financer une ou plusieurs activités ou œuvres d’intérêt général en application des articles 140 et 141 de la loi n°2008-776 du 4 août 2008
[3] C. Amblard, Fonds de dotation : une révolution dans le monde des institutions ? Ed. Lamy, collec. Lamy Axe Droit, monogr., 2010, 264 pages.

[4] C. civ. art. 1982
[5] Code de la propriété intellectuelle, art. L.711-2 (application in contrario)
[6] Outre 3000 € en application de l’article 700 du code de procédure pénale
[7] Il n’a pas été fait appel de ce jugement pour lequel le délai est désormais expiré.

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