La crise sanitaire, sociale, économique, écologique et environnementale dans laquelle nous sommes depuis plus d’une année est, sans aucun doute, un de ces moments qui peuvent faire basculer les modèles en place et apporter des changements profonds dans notre vie en société, dans nos manières de vivre.
Elle peut aussi être un phénomène temporaire qui trouvera son échéance lorsque la crise sera passée, oublieux que nous serons de ce que nous avons vécu de bon et de moins bon.
Elle peut, enfin, nous permettre d’évoluer, par un phénomène de résilience qui nous fera dépasser les traumatismes pour mieux nous reconstruire.
Chacun trouvera probablement son chemin dans cette évolution, mais il y a fort à parier que nous aurons, encore longtemps à gérer ces situations d’isolement social, de relations numériques, sans parler des conséquences économiques et sociales qui perdureront probablement.
Y a-t-il des changements ?
Les citadins continueront-ils à rester des ruraux définitifs (avec le chant du coq ou la cloche de l’église si dérangeants pour certains), les solidarités continueront-elles à s’exprimer et à modifier les relations sociales pour aller vers plus de convivialité (contrariée par les contraintes de couvre-feux et les désirs réfrénés de sortir de chez soi), les volontés de déplacements plus verts seront-ils toujours autant d’actualité et conduiront-ils à un développement de véhicules « propres » accessibles financièrement à tous, … ? Bref, tout ce qui est plutôt considéré comme une avancée plus démocratique, plus écologiste, plus solidaire, plus juste, en ce temps de pandémie aura-t-il encore les moyens ou les volontés de durer au-delà de la libération (puisque nous serions, selon certains, « en temps de guerre » !) ?
Qu’il soit permis d’en douter tant il est à noter combien les travers de l’économie capitaliste continuent, mais de manière plus discrète, à exister, voire à se développer. La France connaît trois millionnaires de plus alors que la pauvreté représente 9,1 millions de personnes. Ces chiffres sont comme un symbole de cette société qui devrait développer plus de solidarité mais qui ne sait qu’accroître les inégalités et encourager l’enrichissement individuel plutôt que l’engagement de solidarités actives.
Quelles entreprises pour quelle économie ?
Du côté de l’ESS existent encore des interrogations. Ainsi, Timothée Duverger dans son compte Facebook, le 17.04.21, nous demande : « Question du jour. L’économie sociale et solidaire est souvent présentée comme une alternative au capitalisme, ce qu’elle peut être mais est loin d’être toujours, et ce qui la cantonne souvent dans les marges. Comment peut-elle devenir « mainstream » sans perdre le sens de ce projet ? Mutations ? Nouvelles alliances ? Nouveaux secteurs à conquérir ? Bref, quelle stratégie ? »
Voilà la vraie question à se poser, celle du changement de paradigme de l’économie. Être dans une approche solidaire de l’évolution économique, accompagnée d’un volet social, plutôt que dans celle d’une économie solitaire qui permet les enrichissements personnels au détriment de l’ensemble.
Cette dérive a déjà été évoquée fréquemment par les observateurs de l’évolution de l’ESS qui passe de l’élaboration de projets collectifs prenant en compte les besoins des personnes à la construction d’entreprises individuelles utilisant le collectif pour progresser, voire des entreprises qui utilisent la notion d’économie sociale et solidaire, sans autre référence ou « garde-fou » que l’attribution d’un agrément gouvernemental (ESUS en particulier).
Où sont les associations ?
Dans un tel contexte, la place des associations est interrogée alors que leur fondement même, définit par l’article 1er de la loi du 1er juillet 1901 posait clairement la capacité de mener un projet commun à plusieurs personnes pour mener des activités dans un cadre précis : « l’association est la convention par laquelle deux ou plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices…« .
Dès le premier article de cette loi, le législateur fait connaître sa volonté d’inscrire le régime juridique des associations dans l’esprit et les principes de droit commun des contrats régis par le code civil et dans l’intérêt général qui ne serait pas le bénéfice de l’intérêt particulier.
Aujourd’hui, les associations se situent entre lien social et développement économique, mais ce positionnement n’est pas sans créer de véritables interrogations quant à leur devenir dans un contexte très différent de celui de 1901, créant un véritable clivage entre celles qui sont restées en proximité des territoires, souvent de petite taille, et celles qui sont entrées de plain-pied dans le développement économique, souvent en complément ou en substitution des politiques publiques.
Il convient alors de s’interroger pour que l’associationnisme garde toute sa place et sa valeur fondamentale et ne s’embarque pas sur la recherche de financement à tout prix, abandonnant ses missions de base et la réalité de ce que doivent être les associations.
On est passé du rôle de vigie que tenait les associations à celui de sous-traitant des politiques publiques voire de prestataire répondant à des marchés publics.
Face à la pandémie, quelles interventions et quelles conséquences ?
La pandémie du COVID-19 a accru cette dépendance. Ainsi il est symptomatique de constater que le gouvernement afin, de « sauver » les associations propose des appels à projets : on est dans le faire plutôt que dans l’être[1]« Lettrasso »- 19.04.21 – Les appels à projets au bénéfice des associations et de l’ESS : Afin de préparer la relance tant attendue de l’économie, le plan « France … Continue reading
Nous sommes, de ce fait, face à une pléthore de programmes et de dispositifs qui conduisent chaque association à se positionner, trahissant ainsi la reconnaissance mutuelle des compétences qu’elles pouvaient avoir pour aller vers une concurrence effrénée qui n’a rien à envier au système capitaliste : chacun fait tout avec un risque fort de perte de certaines associations qui ne pourraient pas s’adapter, soit par leur taille, soit par leur objet, aux exigences d’une conception capitaliste de l’économie.
Cela remet en cause profondément les raisons de l’existence de certaines associations qui deviennent des faire-valoir ou des petites mains des politiques de l’État ou de certaines collectivités territoriales, dans la limite de ce qui leur est autorisé. Elles passent alors sous les fourches caudines de ceux qui ont été les acteurs des dérives de l’ESS et ont donné, avant tout une vision commerciale de ce qu’elle est, par l’encouragement du développement des entrepreneurs sociaux, perdant, de fait le sens de la démarche collective qui est le fondement même de l’ESS.
Quelle reconnaissance et quelle évolution pour quelle ESS ?
Cette dérive est d’autant plus forte que, disons-le, les principaux représentants de l’ESS sont aujourd’hui en situation d’acceptation de ce que propose le gouvernement en matière d’actions et d’orientations, avec une Secrétaire d’État très active, faisant preuve de moins d’ostracisme (en comparaison de son prédécesseur qui n’a eu de cesse de valoriser son petit environnement d’entrepreneurs sociaux, d' »impacteurs » divers et variés), mais qui reste, cependant, sur les mêmes types de considération sur ce qu’est l’ESS. On se retrouve dans une acceptation du concept imposé par les tenants d’une ESS inscrite dans le capitalisme, perdant, de ce fait, les fondements idéologiques et philosophiques qui devraient continuer à être ceux de l’ESS.
Il est donc permis de s’interroger sur l’évolution du monde associatif, autour de quelles activités, avec quelles conséquences, quelle place faite aux associations de territoire qui interviennent en réponse à des besoins locaux, quelles autres initiatives sont prises (exemple des collectifs locaux), quels axes prioritaires, quelles associations ont une activité permettant de se maintenir hors de l’eau (le caritatif, mais quid des autres, quid de la réalité de la prise en compte du social et de l’écologie, …) ?
Nous n’avons pas de réponses toutes faites et les différentes études produites en ces temps d’incertitude montrent des résultats qui ne permettent pas d’augurer de l’avenir tant nous savons que certaines associations sont soutenues par les différentes mesures prises par le gouvernement mais qui ne sauront perdurer dans le temps et le jour d’après risque de ne pas être « un jour heureux » ![2] Guide des aides mises en place par le gouvernement, adapté aux structures de l’ESS : https://www.economie.gouv.fr/files/files/20210420-mesures-de-soutien-ESS.pdf
Il ne passe pas un jour sans qu’une émission de radio ou de télévision, une publicité, un journal ne consacre un moment à cette forme d’économie. Bien sûr, en faisant tous les amalgames possibles et imaginables et en confondant ce qui en est ou ce qui n’en est pas (tel n’est pas aujourd’hui notre propos, nous avons déjà longuement écrit sur ce sujet).
Nous devrons, lorsque l’activité économique aura retrouvé son rythme, faire le point sur ce que sont vraiment les entreprises de l’ESS, quelles en sont les formes réelles, les déviations, les appropriations abusives de leurs valeurs, les interprétations/perversions de leurs modes de gouvernance, de respect de leur définition même (la loi de 2014 avec ses imperfections doit rester un cadre de référence à ce propos), et sans ostracisme à l’égard de qui que ce soit, à nous poser la question de ce que nous sommes et de ce que nous faisons.
La confusion née de l’appréciation des entreprises par le prisme de leur activité permettant à certaines entreprises capitalistes de se réclamer de l’ESS est amplifiée par cette crise : dès lors qu’on intervient pour les autres, on serait de l’ESS, peu importe comment et pourquoi.
Cette pandémie peut être une opportunité pour faire prendre conscience qu’il existe d’autres modèles entrepreneuriaux que celui qui nous a dominé depuis tant d’années (de siècles). Mais il revient que nous ayons les éléments pour analyser et conduire une politique constructive et permettant d’entrer dans une transition nécessaire et porteuse d’espoir, pour montrer qu’une autre relation est possible dans le monde du travail et des entreprises, qu’une autre forme d’entrepreneuriat est souhaitable et réalisable.
L’étude que mène le CIRIEC en ce moment sur « économie collective et territoires » peut apporter un certain nombre de réponses constructives par la démonstration de la proximité entre les deux formes d’économie que sont l’économie publique et l’ESS, tenant essentiellement à leur inscription dans l’intérêt général.
Dans le contexte actuel, cette recherche est, plus que jamais, d’actualité parce qu’elle veut étudier, dans les territoires et dans les secteurs d’activités, ce qui permet d’apporter des réponses nouvelles, d’engager de nouveaux processus pour l’avenir et, surtout, elle veut démontrer qu’une autre approche regroupant économie publique et ESS est possible permettant de dégager des pistes nouvelles pour que la complémentarité entre les deux formes d’économie existe et serve à un développement local harmonieux et efficace.
Les entreprises associatives comme nouveau modèle ?
Déjà, lors de la manifestation (non confinée !) Droit de Cité, le 31 janvier 2020, Danièle Demoustier soulignait combien la question de la recherche d’un nouveau modèle d’entreprises pour les associations était à l’ordre du jour. Elle remarquait qu' »elles ont fait de l’isomorphisme », ne sachant pas encore créer de nouvelles entités liées à leur vocation de répondre à l’intérêt général autour de leur projet politique qui est nécessairement lié à l’évolution de la société. Nous devons, pour cela, ainsi que le soulignait Timothée Duverger lors de la même manifestation, changer notre vision de l’ESS, questionner son projet politique, avec la prise en compte de la théorie des communs, en reposant la question de la propriété collective, en inscrivant l’ESS dans une perspective institutionnelle.
C’est, sans aucun doute, ce que nous avons à creuser dans les années à venir, au sortir de cette crise, tant il est nécessaire de s’inscrire dans un nouveau développement économique et social respectueux. Il faut raisonner en termes d’engagement pour aller plus avant. Le mouvement que crée l’association change le comportement des personnes et de la société, elles sont facteurs de mutation, et c’est par cette démarche collective que nous sortirons sans doute du modèle dominant pour arriver à une vision nouvelle des relations économiques, mais la tâche est longue et rude.
Jean-Louis CABRESPINES, Membre du Conseil Economique, Social et Environnemental – Délégué Général du CIRIEC-France
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References
↑1 | « Lettrasso »- 19.04.21 – Les appels à projets au bénéfice des associations et de l’ESS : Afin de préparer la relance tant attendue de l’économie, le plan « France Relance » propose de très nombreux appels à projets au bénéfice des associations et de l’économie sociale et solidaire. Et ce, dans des domaines aussi différents que la solidarité, l’agriculture et l’alimentation, la culture et le tourisme, le sport, le numérique. Le principe de l’appel à projets n’est pas le plus simple à mettre en œuvre pour les associations. Mais il est aujourd’hui la seule aide potentielle proposée pour mener à bien vos projets. |
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↑2 | Guide des aides mises en place par le gouvernement, adapté aux structures de l’ESS : https://www.economie.gouv.fr/files/files/20210420-mesures-de-soutien-ESS.pdf |