Consommer écolo, échapper à la mondialisation… Plus de 5 000 monnaies  » alternatives  » ont éclos ces dernières années dans le monde, une trentaine en France. Avec plus ou moins de succès

Et si, un jour, votre grand-mère payait son aide ménagère avec une autre monnaie que l’euro ? Pas en drachmes, bien sûr, mais en gonettes à Lyon, en sols-violettes à Toulouse ou en euskos à Bayonne. C’est ce que permettra peut-être le projet de loi relatif à l’adaptation de la société au vieillissement, qui sera examiné par le Sénat à la fin du mois de juillet. Douze mois après la promulgation du texte, le gouvernement prévoit de remettre au Parlement  » un rapport relatif à l’émission d’une ou de plusieurs monnaies complémentaires pour l’autonomie « . Autrement dit la possibilité, pour les personnes âgées, de payer les services des associations avec des billets, des pièces ou des chèques libellés dans une autre monnaie que l’euro.

Lentement, mais de façon plus visible depuis que la loi Hamon sur l’économie sociale et solidaire de 2014 leur a donné une existence officielle, les monnaies complémentaires font leur chemin, notamment dans les têtes. En janvier, un rapport intitulé «  D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité «  a montré l’ampleur du phénomène. S’agit-il, comme le soutiennent ses promoteurs, d’une révolution souterraine, capable de subvertir le capitalisme tel qu’il fonctionne aujourd’hui, et donc la promesse d’une alternative économique ?

L’existence d’une monnaie unique, à l’échelle d’un Etat ou d’une communauté d’Etats, n’est pas aussi ancienne qu’on pourrait le croire. En France, de multiples monnaies, locales et étrangères, avaient cours sur le territoire du royaume jusqu’aux premières tentatives d’unification royales, au XIVe  siècle – objectif atteint par la Révolution et l’Empire. Elles partageaient alors la fonction de moyen d’échange avec des objets variés selon les époques ou les latitudes, comme le sel ou les coquillages… Depuis, la théorie économique et la pratique politique des Etats proclament que, pour que les marchés fonctionnent de manière optimale et confiante, la monnaie doit être universellement reconnue et émise par une puissance publique unique et souveraine sur un territoire donné.

Pourtant, à chaque période de crise, lorsque la liquidité, le crédit ou la confiance dans l’autorité émettrice viennent à manquer, les acteurs économiques recréent spontanément des moyens d’échanger. En 1929, les entreprises suisses victimes des faillites bancaires avaient ainsi créé une monnaie, le wir, pour se faire crédit entre elles : elle existe toujours et elle est utilisée par 65 000 PME ! 

Mais le cas le plus fréquent concerne des communautés locales, et l’on parle alors de monnaie locale complémentaire. En  1998, la population d’une favela de Fortaleza, au Brésil, chassée vers la périphérie urbaine par un programme immobilier et dès lors coupée de ses circuits économiques, avait ainsi créé le palma, qui était destiné à favoriser les échanges au sein de la communauté. Aujourd’hui, la Grèce et l’Espagne comptent 70 monnaies locales, l’Allemagne une soixantaine et la France une trentaine, toutes créées depuis moins de cinq ans. Dans l’Hexagone, la plus développée est l’eusko, lancée au Pays basque en  2013 : aujourd’hui, près de 500 000 euskos (1 eusko =  1 euro) circulent entre près de 3 000 utilisateurs.

Ces monnaies se présentent sous la forme de billets dont le dessin et les couleurs diffèrent d’un billet  » normal  » afin d’éviter toute confusion. Dans la plupart des cas, ils sont imprimés et distribués gratuitement par des associations locales à leurs adhérents, qu’ils soient producteurs ou consommateurs. Pour leur garantir à tout moment l’échange de leur pécule en monnaie locale en argent  » normal « , ces associations détiennent un fonds en monnaie officielle qui couvre la valeur de la monnaie locale émise : il est généralement constitué à la fois par des cotisations et par une subvention publique.

Ces associations ont pour la plupart un objectif militant. Elles ne cherchent pas à jouer au Monopoly mais à desserrer la contrainte financière subie par les plus pauvres et à promouvoir des modes de production ou de consommation locaux ou respectueux de l’environnement. Une monnaie locale circulant sur un territoire restreint permet en effet aux consommateurs de favoriser les producteurs locaux et de les inciter en retour à produire ce que veulent les consommateurs – bio et  » durable « , par exemple. Une monnaie locale  » est une digue contre le déménagement du territoire « , affirment les économistes Denis Clerc et Jean-Baptiste de Foucauld dans le rapport de janvier  2015.

Au-delà, affirment le philosophe Patrick -Viveret et l’économiste Célina Whitaker, les monnaies locales complémentaires ont des  » potentialités d’action transformatrice « . En devenant l’unité de compte des seules richesses reconnues comme «  utiles  » par la collectivité (celles qui sont indispensables aux plus pauvres, écologiquement viables et indépendantes de la chaîne de valeur mondialisée), -elles rendent aux citoyens le contrôle de la création monétaire, et donc de leur vie économique. Elles leur permettent également de rompre avec la monnaie officielle, devenue une marchandise, objet de gains spéculatifs et improductifs, et simple marqueur des inégalités.  » On redécouvre que le local est l’échelle pertinente pour développer une économie plus soutenable « , souligne Christophe Fourel, économiste au ministère des affaires sociales et coauteur du rapport de janvier 2015.

Mais le  » grand soir  » monétaire ne semble pas encore à portée de main. En France, sur les 17  monnaies locales étudiées dans le rapport de 2015, la circulation monétaire moyenne s’établissait à 26 000 euros, la médiane à 11 500 euros : le nombre moyen d’utilisateurs atteignait à peine 500, la médiane 255… Bref, la pérennité d’une monnaie locale est proportionnelle au degré d’engagement des adhérents des associations qui l’ont créée, et son extension à leur influence sur leur territoire. Les plus robustes sont émises là où l’identité locale est la plus forte, comme au Pays basque, mais le pari est plus difficile à tenir à Montreuil ou à Romans…

Car si certains biens et services peuvent être produits localement, la plupart de ceux que nous consommons, et surtout que nous souhaitons consommer, ne sont disponibles qu’en utilisant la monnaie dominante. C’est pour cela que les dispositifs prévoient tous une convertibilité en monnaie officielle selon un taux fixe. Pour toutes ces raisons, le Conseil économique, social et environnemental a publié, en avril, un avis très sceptique vis-à-vis des monnaies locales, reflétant la méfiance des corps constitués.

C’est donc dans une autre direction que les partisans de la  » biodiversité monétaire  » portent leurs regards : celle des monnaies complémentaires  » thématiques « , c’est-à-dire servant à l’achat et à la vente d’une catégorie de biens et services bien définie. Elles appliquent le principe des bons d’achat émis par les grands magasins ou des «  miles  » distribués par les compagnies aériennes, mais au service d’objectifs sociaux.  » Les chèques-déjeuner, lancés à l’origine par des coopératives à vocation sociale, ont servi, grâce au soutien des pouvoirs publics, à améliorer l’alimentation de tous les travailleurs « , rappelle Nicolas Meunier, rapporteur du rapport de janvier  2015.

Pourquoi ne pas en faire autant dans le domaine de la formation professionnelle, de l’aide aux personnes âgées ou encore de la transition énergétique, comme le propose l’économiste Michel Aglietta ?  » La loi n’interdit plus aux collectivités locales de faire payer certains services avec les monnaies qu’elles peuvent créer « , observe Jean-Philippe Magnen, vice-président (Europe Ecologie  – Les Verts) de la -région Pays de la Loire et coauteur du rapport de janvier  2015. Depuis 2014, la ville de Boulogne-sur-Mer accepte ainsi que les citoyens payent les transports publics et certaines manifestations culturelles en bou’sols, la monnaie locale de la ville. En Ille-et-Vilaine, le galléco permet de régler certains services publics.

Les militants de l’économie alternative dénoncent une dérive qui ferait passer la création monétaire des mains des banquiers à celles des administrations publiques locales. En réalité, ces dernières cherchent surtout à sous-traiter aux associations et aux entreprises «  sociales et solidaires « , déjà chargées de la production des biens et services correspondants, cette nouvelle ingénierie des politiques publiques. Tout dépendra, en fin de compte, de l’accueil que feront à ces monnaies alternatives les populations à qui elles seront proposées.

 

 

source : http://www.lemonde.fr écrit par Antoine Reverchon






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