Le 14 septembre dernier, l’IGAS, Inspection générale interministérielle du secteur social, et l’Inspection Générale des Finances (IGF) ont publié un rapport d’audit et de propositions pour encourager deux formes particulières de coopératives : les Scic, sociétés coopératives d’intérêt collectif et les CAE, coopératives d’activités et d’emploi[1]Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) et les coopératives d’activité et d‘emploi (CAE), mai 2021 : https://www.igas.gouv.fr/spip.php?article831.
Le statut juridique de Scic est né en 2001 pour créer une « société à but non lucratif » entre l’association 1901 et la société commerciale et permettre de développer des projets à but social (ou sociétal) avec une approche « entrepreneuriale ». La Scic repose sur deux éléments indissociables qui font sa singularité : un « intérêt collectif » distinct de l’intérêt particulier et de l’intérêt général et un « multi-sociétariat » permettant de réunir dans le projet et son intérêt collectif toutes les parties prenantes concernées. Autrement dit, la Scic a inventé 18 ans avant la loi PACTE une société avec une raison d’être et une mission en postulant qu’on ne peut pas avoir de finalité sociale ou sociétale si elle n’est pas associée à une gouvernance adéquate, c’est-à-dire favorisant la co-construction démocratique avec tous les gens concernés. Pas d’utilité sociale sans gouvernance adaptée et vice-versa.
A la différence de la Scic, la CAE, coopérative d’activités et d’emploi, ne correspond pas à un statut juridique, mais à un métier ou plus exactement un projet : permettre aux personnes de créer et développer leur propre emploi dans le cadre sécurisé d’une coopérative (quel que soit son statut juridique Scop, Scic ou coopérative loi 1947) qui les accompagne, leur apporte l’aide administrative, l’hébergement juridique et l’effet réseau avec d’autres entrepreneurs membres de la coopérative. La CAE propose une 3e voie permettant de concilier liberté et sécurité en sortant du cadre de la subordination du salariat classique et de la représentation binaire employeur/employé. La première CAE est née à Lyon en 1995 (Cap Services) et elles sont aujourd’hui plus de 150 sur tout le territoire accompagnant plus de 12 000 personnes.
Un audit approfondi, des propositions, des scénarii
Après 20 ans d’existence, on compte un millier de Scic en France réalisant un chiffre d’affaires de 609 millions €. Quant aux 155 CAE, leur chiffre d’affaires est estimé entre 200 et 300 millions €. Vu en caractère dynamique, Scic et CAE n’ont cessé de progresser depuis leur création. En valeur absolue, elles pèsent encore bien peu démographiquement et économiquement au regard de leur ancienneté. Est-ce à dire que leur utilité restera de toutes façons marginale et réservée aux quelques personnes (dont l’auteur de ces lignes) convaincues de la pertinence du modèle et qui ont besoin d’un cadre juridique approprié à leurs convictions ? Non, répond l’IGAS et l’Inspection des Finances qui, s’elles ont pris la peine d’auditer et ausculter 210 personnes et interrogé 145 collectivités afin d’en produire un rapport détaillé et circonstancié, se sont elles aussi convaincues que Scic et CAE peuvent beaucoup apporter pour favoriser le développement local, l’emploi, l’entrepreneuriat et in fine faire germer une économie au service des gens et du bien commun.
Le résultat qualitatif est à la hauteur de l’investissement consenti avec un rapport remarquable témoignant d’un travail approfondi de connaissance et de compréhension des mécanismes coopératifs, de la réalité des Scic et CAE aujourd’hui, de ce qu’elles apportent aux territoires et à nos enjeux socio-économiques, mais aussi de leurs limites en apportant beaucoup de pistes de propositions et scénarii pour améliorer leur efficacité et leur utilité. La qualité du rapport est telle qu’on ne peut pas ne pas en saluer les quatre auteurs issus de l’IGAS et de l’IGF. Leur travail est d’autant plus intéressant qu’il appuie l’analyse des Scic et des CAE sur la mise en perspective du socle coopératif plus global et la comparaison avec ce qui se passe dans d’autres pays. Le rapport IGAS peut donc être considéré comme une référence à lire pour bien comprendre ce que sont les Scic et les CAE, mais aussi les coopératives et le modèle coopératif en général (même si sur les coopératives en général, la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann avait sous un autre angle également produit un excellent travail en 2012 [2]Les coopératives en France : un atout pour le redressement économique, un pilier de l’économie sociale et solidaire – Rapport d’information de Mme Marie-Noëlle LIENEMANN, fait … Continue reading).
La Scic, une solution pour les regroupements d’entreprises
Sur le fond, on ne rappellera pas ici les apports du rapport IGAS/IGF quant aux atouts et limites des Scic et des CAE ainsi que les pistes proposées au débat pour les développer : toutes sont extrêmement bien expliquées dans le document avec le pour et le contre de chaque proposition. L’enjeu est ici plutôt d’y apporter quelque éclairage ou contribution complémentaire, en particulier sur les Scic. Au-delà de leur nombre encore assez faible quoiqu’en progression, les projets concernés sont à quelques exceptions près des petits projets avec une faible portée en chiffre d’affaires, en rayonnement sur leur objet et en emplois. Pourtant, l’outil Scic pourrait faire bien plus dans l’économie qui est la nôtre aujourd’hui : toujours plus concentrée, toujours plus professionnalisée avec donc difficulté croissante de travailler en interdisciplinarité avec des organisations de plus en plus grandes, complexes et de plus en plus hybrides. Comment concilier l’agilité et la proximité du local tout en étant capables de se regrouper pour relever ensemble des enjeux nationaux, européens et internationaux ? Les entreprises capitalistes ont développé de longue date des multinationales avec une présence sur les marchés boursiers et l’utilisation massive des paradis fiscaux au regard de leurs finalités financières. Mais les autres ont inventé et expérimentent au quotidien des solutions de regroupement sous les formes les plus diverses en fonction de leur projet et du cadre législatif qui leur est donné.
A l’évidence pourtant, l’outil Scic est une réponse plus que pertinente pour les regroupements de second niveau et plus. La Scic est bien trop méconnue de toutes les organisations regroupant d’autres organisations au-delà du 1erniveau (business to business ou encore B2B). Alors même que la Communauté des Entreprises à mission constate qu’après un premier élan enthousiaste, les grandes entreprises ne se précipitent pas pour inscrire une raison d’être dans leurs statuts ou se transformer en sociétés à mission (alors qu’elles étaient bien la cible première de la loi et non les organisations de l’ESS[3]Pierre LIRET : « Loi PACTE : quel impact pour l’ESS ? », Institut ISBL, avril 2020), le cadre juridique de la Scic combinant raison d’être (l’intérêt collectif) et gouvernance démocratique multi parties prenantes serait une réponse bien plus efficace pour celles des multinationales qui souhaiteraient s’affranchir de leur subordination à la rémunération des actionnaires pour prioriser leur métier. De ce point de vue, il faut savoir le dire et le mettre clairement en lumière : dans le droit des sociétés français, le statut Scic apparaît comme le meilleur cadre juridique possible pour mettre en œuvre le nouvel article 1833 du Code Civil qui oblige désormais toute société à « prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », autrement dit l’obligation de mettre en œuvre une politique RSE associant toutes les parties prenantes concernées.
Inscrire les CAE dans les politiques publiques de l’emploi
Concernant les CAE, le rapport IGAS a le mérite de resituer leur apport et leur utilité sociale dans le paysage plus global de la création d’emplois et d’entreprises réunissant une galaxie d’acteurs et en particulier les couveuses et le portage salarial qui sont dans leur environnement le plus proche. C’est une excellente chose que les CAE soient enfin clairement reconnues comme un acteur à développer dans un écosystème plus global et dans le cadre des politiques publiques de l’emploi et de l’entrepreneuriat. L’un des enjeux majeurs – sinon l’enjeu majeur – de la réussite de l’accès à l’activité et à l’emploi est la formation, mais aussi voire surtout l’accompagnement soutenu et durable des personnes concernées. Et cet accompagnement a un coût. Lorsque des personnes lancent une activité, il faut du temps pour stabiliser un chiffre d’affaires suffisant pour vivre et toute la difficulté des structures qui proposent de l’accompagnement, dont les CAE, est de pouvoir financer ce coût pour des personnes dont les ressources ne permettent pas une contribution par elles-mêmes à cet accompagnement. Et donc de la même manière qu’existe le CPF (compte personnel de formation) qui permet à tout un chacun de bénéficier d’un crédit pour financer ses formations, il y aurait lieu d’imaginer un dispositif équivalent pour pouvoir financer l’indispensable accompagnement des candidats à l’emploi et à l’entrepreneuriat en évitant les dommageables effets de concurrence entre structures sur un territoire pour capter les subventions. Toute l’énergie consacrée à répondre à des appels à projet et trouver des financements (puis les gérer) sont autant de temps en moins pour accompagner celles et ceux qui en ont besoin. Il est donc plus que souhaitable de redéfinir une politique publique intégrant cette dimension d’accompagnement pour l’ensemble de l’écosystème. Pour autant, cette vision de l’ensemble du système ne doit pas conduire à gommer les spécificités de chaque type d’acteurs, mais au contraire les aider à mieux s’affirmer chacun dans sa vocation initiale : les couveuses pour couver les apprentis entrepreneurs, le portage salarial pour offrir une solution d’hébergement juridique et de facturation et les coopératives pour créer un collectif d’entrepreneurs et futurs entrepreneurs désirant partager un outil commun et construire ensemble leur émancipation professionnelle.
Rendre visible le modèle coopératif en rendant lisible la loi de 1947
Enfin, au-delà du cas des Scic et des CAE, la lecture du rapport IGAS témoigne des raisons pour lesquelles le modèle coopératif est si peu connu : ses textes de loi sont un mille-feuilles empilant des lois successives et tentant tant bien que mal au fil du temps de s’inscrire dans un cadre global qui les méconnaît, tant dans le droit des sociétés que le droit du travail ou le droit des contrats. En 1947, il aura fallu qu’un militant coopératif, le député Paul Ramadier, puisse assurer pendant six mois la fonction de président du Conseil (l’équivalent du 1er ministre aujourd’hui) pour parvenir à faire passer une loi générale sur les coopératives visant précisément à donner un cadre général visible pour toutes les coopératives par-delà leurs lois particulières et le droit commun des sociétés. Cette loi a aujourd’hui 74 ans et entretemps, le monde et l’économie ont totalement changé. Elle reste le socle de référence pour les coopératives, mais agrémentée de tous ses aménagements successifs, notamment sur les Scic, mais pas seulement, au point que le texte avec ses versions et renvois multiples, est devenu difficile à décrypter, même pour un initié. Remplacer le texte de 1947 par un texte actualisé sans renvoi constant à des versions antérieures rendrait la loi plus accessible et le modèle coopératif plus visible. Cette modernisation concourrait aussi à réaffirmer que les coopératives ne dérogent pas au principe de la hiérarchie des normes juridiques, qui veut que la loi particulière l’emporte sur la loi générale. Ainsi, la Scic est présentée jusque dans la loi comme une SA, une SARL ou une SAS à forme coopérative alors que sa nature profonde est d’être d’abord coopérative, déclinée sous forme SA, SARL ou SAS pour ce que ne prévoit pas le droit coopératif. Ce qui peut paraître anodin, mais ne l’est pas lorsque peuvent survenir des conflits d’interprétation entre les différents textes. Dans le cas de la Scic, l’objet et le fondement de la société sont d’assurer un intérêt collectif consubstantiel d’un multisociétariat pour poursuivre cet intérêt collectif. Alors qu’une société de droit commun vise selon l’article 1832 du Code Civil à « partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter », ce qui se distingue bien de l’objet de la Scic. Ainsi en est-il plus globalement des coopératives qui visent à permettre à des personnes de se regrouper pour se rendre mutuellement des services au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective, avec donc là encore une finalité bien différente des autres sociétés.
Pierre Liret, Expert en économie coopérative et membre de Coopaname
En savoir plus :
Publication du Rapport IGAS-IGF sur les Scic et les CAE
« L’Agora des SCIC », organisée par la Confédération générale des Scop, le 16 décembre 2021 à Paris
- L’ESS, un atout pour la souveraineté - 26 novembre 2024
- Il est possible de donner à chaque jeune en difficulté un accompagnement spécifique - 24 septembre 2024
- ESS et société à mission : un non-sens - 24 juin 2024
References
↑1 | Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) et les coopératives d’activité et d‘emploi (CAE), mai 2021 : https://www.igas.gouv.fr/spip.php?article831 |
---|---|
↑2 | Les coopératives en France : un atout pour le redressement économique, un pilier de l’économie sociale et solidaire – Rapport d’information de Mme Marie-Noëlle LIENEMANN, fait au nom de la commission des affaires économiques n° 707 (2011-2012) – 25 juillet 2012 : https://www.senat.fr/notice-rapport/2011/r11-707-notice.html |
↑3 | Pierre LIRET : « Loi PACTE : quel impact pour l’ESS ? », Institut ISBL, avril 2020 |