Dans un récent article, l’historien Timothée Duverger appelle à soutenir le développement des EHPAD à statut non lucratif au détriment du lucratif. Encore faut-il s’accorder sur le sens du mot « lucratif » et peut-être ainsi transcender cette opposition binaire pour surtout favoriser toutes formes d’organisations dans lesquelles l’argent est un moyen et pas un but, autrement dit l’ESS.
En avril dernier, le magazine Alternatives Économiques publiait une excellente tribune de l’historien et enseignant Timothée Duverger posant le problème de la gestion des EHPAD et plus globalement de la dépendance suite à ce qui a été appelé « l’affaire ORPEA », c’est à dire le scandale du mauvais traitement de patients dans certains établissements de ce groupe privé coté en Bourse et versant de confortables dividendes. Sur le fond du sujet, Timothée Duverger écrit à juste titre : « L’affaire ORPEA soulève la question de la destination de l’argent public. Doit-il financer des acteurs privés qui dégagent des marges pour rémunérer les actionnaires ? La pression actionnariale ne risque-t-elle pas de réduire le niveau du service ? ».
Le lucratif sert moins la communauté que le non lucratif
L’auteur répond à sa propre question en soulignant trois chiffres. Premier chiffre : un prix cher de la journée d’hébergement à 84.18€ pour le secteur lucratif contre 59,96€ seulement pour le secteur dit non lucratif. Second chiffre : le taux d’encadrement avec 0,61 par place pour le non lucratif et 0,5 seulement pour le lucratif. Enfin, le niveau d’habilitation pour pouvoir prendre en charge les personnes à faibles revenus aidées par le département : 79% d’établissements avec habilitation totale dans le non lucratif et seulement 4% d’établissements du lucratif et encore avec habilitation parfois partielle. Des chiffres qui disent tout des limites, sinon l’impasse du modèle lucratif boursier pour certains secteurs d’intérêt général comme la santé et la dépendance. D’autant que les établissements privés lucratifs ne sont pas 100% privés puisqu’ils bénéficient, comme les autres établissements privés dits non lucratifs pour la partie soin, de subventions publiques.
Lucratif et bénéfices
Timothée Duverger conclut son article en soulignant l’urgence dans cette situation de « soutenir le développement du secteur non lucratif », sans pourtant jamais nulle part expliquer la différence entre « lucratif » et « non lucratif » et le sens des mots. Or le concept de lucrativité, bien que discuté, débattu et même porté en justice de nombreuses fois et depuis de longues années, reste flou y compris dans l’esprit des acteurs institutionnels et économiques eux-mêmes. Le site gouvernemental service-public.fr écrit : « en principe, une association loi 1901 (à but non lucratif) n’a pas pour activité de créer et partager des bénéfices, ou de rechercher un profit ». Cette formulation laisse entendre que non lucratif = pas de profit, et donc pas de bénéfice et donc de pas d’argent. Cette définition est donnée dans le texte qui explique en quoi et à quelles conditions la loi accepte qu’une association loi 1901 « exerce une activité commerciale », sous-entendu gagne de l’argent. Or si une association ne peut pas gagner d’argent, comment peut-elle faire pour exercer son activité et se développer à moins d’être 100% subventionnée ? Même incompréhension sur le site de BPI France, la banque publique de référence pour accompagner les entreprises. Son site web explique qu’une « entreprise à but lucratif est une entreprise dont l’objectif principal est la réalisation de bénéfices ».
L’argent nécessaire pour développer un projet
Donc si être lucratif, c’est faire des bénéfices, être non lucratif, c’est le contraire, c’est-à-dire ne pas faire de bénéfices. Mais si l’association n’engrange pas de bénéfices, comment peut-elle faire pour se développer ? Est-elle condamnée à juste éviter les pertes et équilibrer son budget ? Pas tout à fait, dit BPI France : « une entreprise « à but non lucratif », conviendra à des personnes qui désirent se regrouper autour d’un projet dans un but autre que le partage de bénéfices ». Importante, cette précision du partage des bénéfices : la question n’est donc pas de faire ou pas faire des bénéfices, mais d’avoir le droit ou non de les partager. Très bien, mais partager entre qui et qui ? Les actionnaires ? Les investisseurs ? Les membres ? Les clients ? Les salariés ? Les dirigeants ? En fait, ni sur les sites institutionnels de référence ni dans les textes de loi, il n’est clairement écrit l’enjeu qui distingue le lucratif du non lucratif, à savoir l’objectif de rémunérer le capital ou de servir la communauté. Dans les deux cas, les organisations peuvent gagner de l’argent, mais les sociétés à but lucratif ont pour but de fructifier le capital des investisseurs et les associations à but non lucratif ont pour but de réaliser leur objet social au service de la communauté. Il est essentiel de rappeler pour bien ancrer dans l’esprit de toutes et tous que même les associations ont besoin d’un carburant et de créer « de la valeur » pour pérenniser et renforcer leur projet.
Rémunérer ceux qui rendent service
Toute la question de la lucrativité n’est donc pas de savoir si on fait des bénéfices, mais à qui on les répartit. Et sur cette question, le spectre des réponses possibles est large. Certains prioriseront la rémunération de leurs actionnaires, d’autres feront tout pour baisser le prix des services à leurs clients ou membres (la raison d’être initiale des coopératives de consommation), d’autres encore réinvestiront tout pour développer le projet et d’autres enfin prioriseront les salaires des employés et/ou de leurs dirigeants (d’où la forte disparité des salaires selon les métiers et leur culture propre). Ce large spectre va bien au-delà de la seule opposition binaire entre lucratif et non lucratif. Concernant par exemple la rémunération des actionnaires via dividendes et/ou plus-values à la revente, on comprend mal pourquoi on stigmatiserait par principe ceux qui, en amenant de l’argent à une organisation, en demandent rémunération. C’est d’ailleurs le métier même des financeurs et des banques que d’amener de l’argent. Si on ne peut pas les rémunérer, comment peuvent-ils continuer à exercer leur métier ?
Lucrativité limitée
Le problème n’est pas tant de donner une contrepartie à ceux qui rendent des services à une organisation, mais de savoir quel est le juste niveau de cette contrepartie pour à la fois fidéliser ces financeurs et en même temps servir le projet. C’est le raisonnement qu’ont tenu et que tiennent encore les coopératives : associations de personnes pleinement ancrées dans l’économie de marché concurrentielle, les coopératives ont besoin de fonds propres et donc d’apporteurs de capitaux. Par contre, ces apporteurs de capitaux ne sont là que comme moyen pour servir le projet, ils n’en sont pas la finalité. En conséquence, la coopérative reconnaît leur apport en acceptant le principe de les rémunérer, mais elle limite ce niveau de rémunération de sorte de ne pas trop prélever au détriment du projet et elle limite aussi le pouvoir accordé à ces apporteurs de capitaux en tant que financeurs, notamment et en tout premier lieu en ne donnant qu’une seule voix au vote en AG à chacun quel que soit l’importance de son capital investi.
Du non lucratif à l’ESS
L’appellation « secteur non lucratif » en opposition au « secteur lucratif » pour qualifier les EHPAD désigne administrativement les associations, mutuelles et fondations. De fait, ces formes d’organisations n’ont juridiquement pas de capital social privatif avec des associés, mais elles ont toutes des fonds propres et toutes ont besoin de renforcer ces fonds propres et de dégager des excédents (= bénéfices) pour pérenniser leur projet, même les fondations. Mais précisément, dans un contexte de resserrement des financements publics et avec un enjeu d’assurer leur autonomie et leur indépendance politique et économique, on peut se demander s’il ne serait pas souhaitable de développer davantage les EHPAD à forme coopérative, hybride ou même en société commerciale qui, toutes ont des statuts et une gouvernance formatés pour faciliter l’autonomie économique de l’organisation mais en priorisant leur finalité sociale. Et, de ce point de vue, on peut très aisément et sans le trahir, enrichir et nourrir les conclusions de Timothée Duverger : il devient urgent de soutenir le développement non seulement du secteur non lucratif, mais aussi des organisations à lucrativité limitée et encadrée, autrement dit de l’ESS !
Pierre Liret, expert coopératif, formateur, conférencier, membre de Coopaname
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