Sur le plan institutionnel, l’Union européenne parle de plus en plus d’investissement social [entendu comme une dépense sociale qui devrait davantage être appréhendée comme un investissement par les pouvoirs publics] et la notion se répand dans les États membres. Elle n’est pas neuve, loin de là, mais l’acception propagée par les services de la Commission européenne tend à y associer une conception particulière de l’évaluation d’impact (Barbier, 2017). Dans une volonté de repenser le rôle des services d’intérêt général, et plus spécifiquement les organisations d’action sociale, en y intégrant d’avantage de concurrence, le business social, l’investissement social, et l’évaluation d’impact se rencontrent dans la littérature grise de la Commission européenne.

 

Le développement des investissements à impact social s’inscrit dans la volonté de mieux ancrer les organisations du tiers secteur dans le marché des services. Le Global Impact Investing Network (GGIN) est un réseau mondial dédié à cette thématique. Il propose une définition des investissements à impact qui inclut les investissements à impact social. Ces derniers sont « des investissements réalisés dans l’intention de générer un impact social et environnemental positif et mesurable ainsi qu’un rendement financier. [Ils] peuvent être réalisés à la fois sur les marchés émergents et développés, et ciblent une gamme de rendements allant des taux inférieurs à ceux du marché aux taux du marché, en fonction des objectifs stratégiques des investisseurs. L’impact croissant du marché des investissements fournit les capitaux nécessaires pour relever les défis les plus pressants au monde dans des secteurs tels que l’agriculture durable, les énergies renouvelables, la conservation, la microfinance et les services de base abordables et accessibles, notamment le logement, les soins de santé et l’éducation[1]https://thegiin.org/impact-investing/need-to-know/#what-is-impact-investing ». Dans une conférence organisée par Confrontation Europe, Eve Chiapello, directrice d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), montre que « la mesure de l’impact social est l’un des enfants de la transformation très profonde du système de financement de l’économie et le signe que cette transformation atteint aujourd’hui le financement des activités sociales ». Ce processus de « financiarisation » implique un changement des financeurs et de leurs attentes : « Les banques qui connaissaient les organisations dont elles gardaient les comptes cèdent le pas à des univers d’investisseurs qui, pour opérer leur gestion de portefeuilles, ont besoin de rendu de compte et, pour ce faire, d’une industrie de la mesure[2]Conférence « Puissance et limites des indicateurs ou mesures d’impact » organisée le 10 février 2015 à Paris par Confrontations Europe en partenariat avec la Caisse des dépôts.. » La mesure de l’impact social répond donc à cette « hyper-intermédiation » qui doit rendre compte à de nombreux investisseurs. Ceux-ci ont besoin « d’indicateurs standardisés sur un  grand nombre d’outils ». On assiste alors au développement de formes de contrôle à distance par des personnes qui ne connaissent pas l’activité, en lieu et place d’interactions avec des professionnels spécialistes « [substituant] dès lors des processus compliqués de mesures standardisées, et éventuellement auditées, à un contrôle par des connaisseurs » (Chiapello, 2013).

 

Les conséquences sur les organisations du tiers secteur.

La mesure de l’impact social et l’investissement social fait courir plusieurs types de risques (Alix, Baudet (2014).

Premièrement, la recherche de la « double rentabilité »[3]Sociale et financière de la part des «impacts investors» conduit à favoriser les structures capables de délivrer une rentabilité de marché. Le risque est donc bien celui d’une uniformisation des pratiques des organisations du tiers secteur, suscitée par le besoin de rentrer dans les standards des investisseurs. Le dilemme pour les organisations du tiers secteur est de s’adapter aux changements sociaux, économiques et politiques tout en maintenant l’exigence d’une solidarité universelle fondée sur l’intérêt général. La pression financière peut en effet les contraindre à délaisser les populations les plus complexes à gérer au profit de bénéficiaires plus facilement « valorisables ». Le risque est élevé car les processus de labellisation, de système de notation sociale ou même de « paiement au succès » orientent de façon plus ou moins directe les fonctionnements et les actions des organisations financées (Chiapello, 2013).

D’autre part, la recherche d’une rentabilité à court terme par les investisseurs financiers se fait au détriment des projets de long terme, tandis que les contrats à impact social favorisent un pilotage à distance de la décision d’investissement sans contact direct avec les porteurs de projets.

Enfin, ces outils de mesure tendent à modifier les modes de mise en œuvre des politiques publiques relevant de la protection sociale et plus largement de l’intérêt général. En France, des institutions publiques en charge de l’action sociale ont lancé des travaux avec des laboratoires de recherches et France Stratégie (voir « l’investissement social, Quelle stratégie pour la France[4]Séminaire « L’investissement social : quelle stratégie pour la France ? » conduit en partenariat par la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), la direction générale de la … Continue reading ? »). L’un des enjeux est « celui du financement d’une stratégie d’investissement social. Faut-il augmenter les dépenses ? Faut-il redéployer les dépenses existantes, dès lors selon quels arbitrages ? En fonction des retours attendus, des modalités alternatives de financement et/ou de pilotage des dépenses sociales sont-elles à envisager[5]Ibid. Voir présentation des enjeux du cycle de Recherches : http://investissementsocial.org/?page_id=10 ? » Dans la même perspective, en Allemagne, le Social Reporting Standard allemand lancé en 2011 par Ashoka, Vodafone et la fondation Schwab, les universités de Hambourg et de Munich, PwC, et le ministère fédéral des affaires familiales, tente de créer un outil de mesure d’impact utilisable sur une base de rapport annuel d’impact en sept sections : le problème social et la réponse apportée, la chaîne d’impact, la stratégie et prospective, la structure de l’équipe et gouvernance et les états financiers. Certains travaux ont pointé des risques de désengagement de l’État, notamment envers des petites organisations et à terme de sélection des publics (Chauvière, Garrigue et al. , 2016 ; HCVA 2016 ; UNIOPSS, 2016).

Alix et Baudet proposent ainsi deux angles pour l’observation de ces phénomènes. Du point de vue des bailleurs de fonds, l’évaluation peut servir d’instrument de contrôle et de rationalisation de la dépense. Se posent alors de nombreuses questions sur le monitorage de l’activité et du rendu-compte, sur le traitement de l’information relative aux bénéficiaires de l’action et sur le risque de normalisation des fonctionnements et des activités des organisations. Du point de vue des populations concernées par les impacts de l’économie sociale, l’évaluation peut par contre devenir un puissant instrument de négociation avec l’État. L’évaluation renvoie alors au modèle de développement et à ses transformations, ainsi qu’au rôle que joue l’économie sociale dans ces évolutions. En ce sens, elle renvoie au type de jugement posé sur la performance et aux formes de justification employées pour l’analyser (Boltanski, Thévenot, 1991). Selon la vision adoptée, le rôle de l’économie sociale peut se voir d’un côté réduit à la fourniture de biens et de services auxquels ne pourvoient ni le secteur privé ni le secteur public, l’économie sociale compensant certaines failles de développement. D’un autre côté, ce rôle peut au contraire être perçu comme celui d’une entité intermédiaire entre la sphère publique et la sphère privée (Evers, Laville, 2004), suggérant une nouvelle dynamique de l’espace public (Dacheux, 2003). L’économie sociale est alors considérée comme un mouvement de prise en charge, de redéfinition de la notion du bien commun ou de l’intérêt général (Monnier, Thiry, 1997). De ce fait, elle s’inscrit dans le champ politique comme entité collective d’un espace conflictuel (Bouchard et al., 2001) et peut avoir un effet institutionnalisant des pratiques alternatives par le biais de réformes institutionnelles. L’évaluation devient alors partie prenante d’une stratégie politique (Bouchard, 2008) Comme le rappelle Bernard Perret (2008), l’évaluation reste subjective et le choix de la méthode comme des indicateurs est un processus complexe qui sélectionne les informations que l’on veut donner à voir. C’est donc un choix à la fois stratégique et politique : « L’évaluation est traversée par les rapports sociaux, avec des rapports de pouvoir. Les entreprises sociales se développent souvent dans des contextes socio-économiques complexes, voire de crise, qui conditionnent leurs rapports avec les pouvoirs publics et avec le marché. » (Alix, Baudet, 2014.) La non-prise en compte de ces rapports sociaux et des effets sur les individus qui participent de ce projet collectif au détriment d’objectifs de performance sociale va nécessairement défavoriser le tiers secteur. « Que produit l’économie sociale ? Comment peut-on définir et mesurer cette production ? La moitié de cette réponse dépend d’une compréhension de la valeur et de l’utilité sociales, non monétaires et immatérielles. Il faut que ces valeurs soient définies et acceptées par la société, pour que l’évaluation de certains aspects de l’économie sociale soit facilitée. » (Ibid. p. 23.) Les auteurs poursuivent leur démonstration en proposant plusieurs pistes et prérequis indispensables pour éviter l’écueil des processus de standardisation les indicateurs de mesure d’impact au niveau des structures elles-mêmes, quels que soient les efforts déployés pour travailler sur ces mesures :

  • « Préserver la diversité des référentiels ;
  • Promouvoir l’évaluation des “programmes” [afin d’évaluer les spécificités de chaque projet et leur cohérence d’ensemble plutôt que d’appliquer les mêmes critères pour l’ensemble de l’activité] ;
  • Former en conséquence les décideurs publics et privés ;
  • Promouvoir les processus – notamment les modes de gouvernance – autant que les résultats dans une évaluation de moyen et long terme ;
  • Différencier les structures lucratives et non lucratives ;
  • Miser sur les structures qui associent les parties prenantes dans leur gouvernance, car c’est le meilleur moyen d’agir durablement sur les risques sociaux et, donc, économiques et politiques» (Alix, Baudet, 2014).

Dès lors, il « importe [également] de ne pas aligner la totalité des politiques sur quelques métriques et de préserver d’une part la pluralité des référentiels, d’autre part de considérer que la connaissance de proximité des structures et des métiers reste un élément incontournable et complémentaire de toute politique sociale responsable » (Chiapello, 2013).

Il est à noter aussi que d’autres auteurs, tels qu’Alnoor Ebrahim et V. Kasturi Rangan (2010) proposent l’idée qu’une organisation produit différents types d’impacts (économique, social, politique et culturel). Ils utilisent les termes « impact sociétal ». La construction d’indicateurs sociaux et sociétaux permet d’envisager un bilan sociétal ou une démarche RSO par le biais d’une approche conventionnaliste (Defourny, Nyssens, 2017). L’économie de la fonctionnalité[6]Selon l’Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie française, (ADEME), « l’économie de la fonctionnalité consiste à fournir aux entreprises, individus ou territoires, des … Continue reading, quant à elle, propose de se questionner sur la « mise en œuvre de dispositifs d’évaluation (méthodes, outils) pour révéler la valeur et partager sur ce qui fait valeur ». Il s’agit de travailler avec des outils de partage de la valeur collective, des outils de mise en lumière des valeurs cachées, des méthodes pour mieux comprendre la perception individuelle d’une valeur commune et des méthodes de valorisation de la valeur immatérielle (Vuidel, Pasquelin, 2017). Un rapport de l’Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie française (ADEME) rappelle à ce titre que : « La valorisation d’un effet ou d’une ressource de nature immatérielle – par exemple la confiance entre individus d’une équipe de travail – est délicate car elle est non quantifiable et non mesurable, sinon par des méthodes de substitution. Par exemple, on peut évaluer les dépenses de soins pour évaluer les coûts afférents à la non-santé. La valorisation de l’immatériel nécessite de développer des dispositifs qui ne soient pas uniquement quantitatifs ou rapportés à une dimension monétaire. » (Ibid., p. 18.) Bien qu’il soit nécessaire de comprendre l’intérêt de ces outils de mesure (de l’impact/utilité sociale), de leur plus-value pour la rationalisation des deniers publics, il est surtout important que les acteurs puissent les critiquer, élaborer leurs propres outils pour l’amélioration qualitative de la prise en charge des personnes vulnérables. Il y aurait donc une nécessité de pluraliser les outils de mesure et d’en débattre.

Le changement de paradigme induit par la notion de mesure de l’impact social et par l’investissement social réinterroge la notion même de démocratie. L’État détenteur de la définition et de l’orientation des politiques publiques (composé de personnes élues, directement ou indirectement) est en effet supplanté dans son rôle par des investisseurs privés dans une logique de rentabilité sociale. Comme le souligne les recherches récentes sur le secteur (Enjolras et al., 2018 ; Zimmer, Pahl, 2016 ; Archambault, 2017), les changements dans l’environnement social, économique et politique dans lequel évoluent les organisations du tiers secteur en Europe compromettent progressivement sa durabilité. Cette fragilité s’explique principalement en raison de pressions financières croissantes et de la mise en place de mécanismes de financement et de réglementation fondés sur le marché qui sous-estiment la valeur démocratique et le rôle sociopolitique du tiers secteur.

 

 

Morgane DOR, Chargée de mission stratégie associative – Chargée d’analyse vie associative-ESS.

 

 

En savoir plus :

Article extrait de : « Les modèles socio-économiques du tiers secteur en Europe – Approches analytiques, contraintes et évolutions» , Morgane DOR, conseillère technique Europe, vie associative et ESS, UNIOPSS – Sous la direction d’Elisabetta Bucolo, Philippe Eynaud, Laurent Gardin – mars 2020 – INJEP Notes & Rapports n°2020/05  

https://injep.fr/publication/les-modeles-socio-economiques-du-tiers-secteur-en-europe/

 

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References

References
1 https://thegiin.org/impact-investing/need-to-know/#what-is-impact-investing
2 Conférence « Puissance et limites des indicateurs ou mesures d’impact » organisée le 10 février 2015 à Paris par Confrontations Europe en partenariat avec la Caisse des dépôts.
3 Sociale et financière
4 Séminaire « L’investissement social : quelle stratégie pour la France ? » conduit en partenariat par la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), la direction générale de la cohésion sociale (ministère des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes), la Fondation des apprentis d’Auteuil, France Stratégie et le Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques de Sciences Po (LIEPP).
5 Ibid. Voir présentation des enjeux du cycle de Recherches : http://investissementsocial.org/?page_id=10
6 Selon l’Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie française, (ADEME), « l’économie de la fonctionnalité consiste à fournir aux entreprises, individus ou territoires, des solutions intégrées de services et de biens reposant sur la vente d’une performance d’usage ou d’un usage et non sur la simple vente de biens ».





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