Quelle société ? quel avenir ?
Le climat dans lequel nous vivons (qu’il s’agisse de la question météorologique ou celle de la situation politique) est souvent présenté comme déréglé, porteur de catastrophes ou de changements profonds qui ne sauraient être acceptés.
Sur le plan climatique, les alertes sont multiples et précises, mais nos gouvernants sont divisés sur les décisions à prendre, les modes de gouvernance de nos institutions internationales sont telles qu’il est difficile d’agir de manière drastique pour sauvegarder notre planète, certains pays opposant des vetos injustifiés. Les citoyens, sont toujours désignés comme responsables de cette situation alors qu’ils n’ont qu’une capacité réduite d’intervention ; les accusations récurrentes sur leur mode de vie ne faisant qu’amplifier leur inquiétude. Agissons quand même, mais ne soyons pas dupes de ceux qui ne font pas ou peu en regard de leur responsabilité !
Les prochaines échéances électorales européennes apportent de l’inquiétude à l’inquiétude. Tous les indicateurs sont au rouge, pas seulement en matière économique, mais aussi en matière sociale. Les réponses apportées sont souvent à l’inverse d’une prise en charge sociale et plus souvent guidées par la volonté de la répression que celle de l’éducation. Et disons-le, les contrefeux qui pourraient donner à penser que nous pouvons proposer un nouveau projet de société sont éteints.
Toutes les strates de la société sont touchées : typologie d’âge, de sexe, de position sociologique ou économique (ou les deux à la fois), d’appartenance communautaire, … Et à cela viennent s’ajouter des guerres qui créent de nouvelles peurs, de nouvelles divisions, de nouveaux rejets.
Pourtant dans ce tableau noir, une petite lueur d’espoir est née en constatant que certains d’entre nous qui avaient oublié les racines même de l’économie sociale et solidaire promouvaient cette forme ancienne d’engagement citoyen : l’éducation populaire.
Ainsi que l’indiquait le CESE dans son avis « L’éducation populaire, une exigence du 21ème siècle » : « L’éducation populaire n’a rien perdu de son héritage fondateur : celui d’une société inclusive qui garantit à chacune et chacun l’exercice d’une citoyenneté pleine et entière dans la République. »
Cela sera-t-il suffisant pour redonner force et vigueur à un nouveau projet social, à une nouvelle manière d’une citoyenneté retrouvée, à une reprise en main de valeurs humaines avant que d’être financières ? Sans doute pas, mais cela peut nous donner de l’espoir sur un avenir à (re)construire et sur les Hommes qui pourraient le faire.
Car depuis quelques mois, là où l’on passait pour un doux hurluberlu quand on faisait le lien entre éducation populaire et ESS, on voit plusieurs structures de l’ESS y trouver une source à la renaissance de nos valeurs, à la possibilité de faire vivre une expression citoyenne, à la construction de nouveaux projets collectifs pour aller de l’avant.
Le projet politique de l’ESS
Nous touchons là au projet politique de l’ESS. Il est fondamentalement un projet de respect des autres, de recherche d’un partage d’objectifs communs, de mieux être de l’ensemble par la participation de tous.
- La première question qui se pose est celle de la place d’une telle philosophie politique et économique dans un contexte libéral dans lequel prédomine une volonté prédatrice et qui ne prend pas suffisamment en compte les individus.
- La deuxième (et qui me semble être plutôt positive) est pourquoi tant d’institutions représentatives de l’ESS s’interrogent et se réclament de l’éducation populaire, alors que, voici quelques années au CNCRESS, en proposant que nous travaillions sur l’éducation populaire comme racine de l’ESS je passais pour un iconoclaste. Heureux d’y contribuer aujourd’hui !
Mais cet intérêt plus fort actuel pour l’Éducation Populaire n’est-il pas à mettre en lien avec le climat de l’époque qui dérive vers un autoritarisme, une conception sociétale dans laquelle l’être humain est plus objet que sujet, et où le risque d’une perte de la démocratie est plus que prégnant ?
Il s’agit de retrouver les racines d’une véritable approche humaniste dans laquelle l’ESS s’exprime pleinement. Ce ne peut être vrai que si les institutions représentatives et les grands groupes se refusent à entrer dans le moule de l’économie libérale et acceptent de faire de l’ESS un projet politique de changement de la société. Malheureusement, nous en sommes loin et les orientations prises par certaines des entreprises de l’ESS montrent plutôt une tentative de rapprochement d’un capitalisme qui se pare des vêtements de l’ESS.
Et c’est là que la volonté de certaines organisations d’ancrer leur histoire et leur développement dans l’éducation populaire prend tout son sens : donner aux citoyens les moyens d’une véritable implication dans l’évolution de notre société par la connaissance (et la reconnaissance) mutuelle.
Adeline de Lépinay[1]animatrice du site education-populaire.fr et autrice du livre Organisons-nous !, manuel critique dit de l’éducation populaire qu’elle est « une pédagogie de la démocratie »[2]https://www.education-populaire.fr : « Parce qu’elles ont pour objectif de politiser le plus grand nombre, les démarches d’éducation populaire constituent une pédagogie de la démocratie », reprenant les propos de Paul Ricoeur : « Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage. »[3]Paul Ricœur et Joël Roman, L’idéologie et l’utopie, Éditions du Seuil, 1997.
Construire ensemble
On retrouve, dans cette affirmation, la racine de ce qu’elle fut, au XVIIIème siècle, à l’époque des Lumières quand il s’agissait de défendre un concept nouveau, dans une période où l’église avait une emprise importante : la nécessité d’une éducation de toutes et tous, et, en l’occurrence, du peuple, par le peuple, pour le peuple pour pouvoir construire ensemble un projet commun.
En mettant en place un cadre de réflexion collective sans positionnement hiérarchique d’un détenteur ou d’une détentrice du savoir, l’Éducation populaire a pour objectif de permettre l’émancipation, l’accès aux savoirs, à la culture et de faciliter l’exercice de la citoyenneté. Les valeurs fondamentales qu’elle défend et qui fondent son action sont l’émancipation, la coopération, la solidarité, la justice.
Participant à plusieurs groupes de travail ou manifestations portant sur la place de l’éducation populaire et son rôle dans l’évolution du secteur de l’ESS (MGEN, Institut Montparnasse, Hexopée, Le Labo de l’ESS, Ligue de l’enseignement, ville de Poitiers, RTES, …), je ne peux m’empêcher de penser que, au-delà de retrouver ce que nous sommes et les valeurs qui nous animent, nous (re)constituons là un véritable rempart aux régressions en cours de la pensée politique et aux appels à la division des citoyens.
Ainsi, lors du Cycle de conférences sur l’éducation populaire : “L’éducation populaire, un marqueur des organisations de l’ESS et de leurs missions.”, Jean-Marie Fessler, dans son texte introductif à l’atelier organisé par l’institut Montparnasse sur « santé et éducation populaire », a clairement situé l’importance de l’éducation populaire dans le secteur de la santé : « (…), aujourd’hui, nombre de perturbateurs délétères du monde santé-social et de l’éducation populaire sévissent : dénigrement des métiers du faire, provocations inanes sous prétexte de modernité, gouvernance par les textes et les nombres, refus des retours d’expérience, déconstruction-reconstruction artificielle au détriment des faits, violence polymorphe, dérivation de fonds publics en faveur de machines technobureaucratiques et groupes de pression, prolifération de charges de structure et coûts cachés, etc.
Mais si nous sommes vigilants à nos biais cognitifs, au bal des ego et à la lutte des places, l’éducation populaire, parce qu’elle est ancrée dans le réel des faits et des nécessités ignorés des « grands systèmes », construit des réponses appropriées.
En santé, la crédibilité de l’éducation populaire réside dans la conscience qu’elle situe ses actions dans l’immense espace des soins non professionnels prodigués entre pairs. En santé, la visibilité et la marchandisation ne sont pas le dernier mot de l’efficience. Dans toutes les transitions majeures, éducation populaire et démocratie font cause commune. Les acteurs de l’éducation populaire sont des médiateurs sociaux. »
Ainsi, au travers de cette analyse d’un secteur professionnel particulier, nous voyons l’importance d’agir au sein d’un projet ancré dans des valeurs communes. Cela ouvre sur une conscience collective d’une construction sociétale partagée.
Permettre à chacun d’apporter sa pierre à l’édifice et s’acculturer mutuellement pour une société plus juste et plus solidaire, c’est s’organiser pour lutter contre toutes les injustices et les appels à la division.
L’ESS est fille de l’éducation populaire au sens de l’émancipation du citoyen et de sa capacité à construire des réponses à des besoins. Historiquement, on constate que nombre des initiatives pour l’organisation des structures de l’ESS sont nées après les travaux de la période des Lumières et en découlent fortement.
La philosophie centrale de l’ESS, comme son organisation ou les statuts de ses structures (y compris dans l’inscription dans la loi de 2014) sont bien des enfants des valeurs défendues par l’éducation populaire.
C’est parce que le citoyen développe une capacité d’analyse politique, qu’il est en mesure de se regrouper avec d’autres, de concevoir une nouvelle façon de faire de l’économie, de s’organiser dans des modèles non lucratifs mettant au centre les humains, … que les structures peuvent exister. On retrouve bien là les valeurs fondamentales qui fondent son action : l’émancipation, la coopération, la solidarité, la justice. On rêve que toutes les entreprises de l’ESS s’inscrivent dans une telle conception de leur modèle économique et social. Vouloir changer le mode d’entreprendre, c’est aussi prendre en compte les relations humaines au sein des entreprises (et pas seulement les logiques de marché) et conduire un nouveau projet de société. Le projet politique de l’ESS est à ce prix.
Jean-Louis CABRESPINES, ancien membre du CESE Délégué général du CIRIEC-France
En savoir plus :
Cette article a fait l’objet d’une publication dans La Lettre mensuelle du CIRIEC-France (avril 2024)
L’entreprise sociale, un idéal en pratique ?, André Decamp, Institut ISBL février 2024
- Un ministère pour l’ESS, pourquoi ? : pour faire baisser la contribution en direction de l’ESS ! - 29 octobre 2024
- Enfin, l’été est fini ! - 24 septembre 2024
- IGWE ! (allons-y !) - 24 juin 2024
References
↑1 | animatrice du site education-populaire.fr et autrice du livre Organisons-nous !, manuel critique |
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↑2 | https://www.education-populaire.fr |
↑3 | Paul Ricœur et Joël Roman, L’idéologie et l’utopie, Éditions du Seuil, 1997 |