La recomposition de l’État envers les services publics et les acteurs du non lucratif de la solidarité se fonde sur l’idéologie de deux mouvements : la bureaucratisation (1940-1960)[1]Bezès P., « État, experts et savoirs néo-managériaux. Les producteurs et diffuseurs du New Public Management en France depuis les années 1970 », op. cit. et le New Public Management, qui symbolise l’effritement du mythe du service public à partir des années 1970[2]Chevallier Jacques, Le Service public, PUF, 2018.[3]Bezès P. et al., « New Public Management et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ? », Sociologie du travail, 2011 ,vol. 53, n° 3, p. 293-348.alors que celui-ci semblait indestructible. La situation s’est fracturée, de manière conjoncturelle d’abord, puis structurelle : « En 1974-1975, le monde industrialisé assiste à la dégradation des principaux indicateurs économiques : inflation, chute des taux de croissance, chômage[4]https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/la_crise_des_ann%C3%A9es_1970%E2%80%931990/187371 (consulté le 1er mai 2020).». Des reproches sont faits à l’encontre des services publics, faisant des administrés des irresponsables, les accusant de gaspiller l’argent public et d’ouvrir la voie à l’assistanat. L’inefficacité de la gestion publique est fortement incriminée. La quête de l’État est alors de traduire des mécanismes visant à restaurer l’autorité politique. Nous assistons ainsi en France, depuis quarante ans, à une perpétuelle recomposition de l’organisation de l’État dans son rapport avec le secteur non lucratif. Plusieurs directives ont été produites par la Commission européenne, mais ces nouvelles réorganisations ne sont même pas encore « rodées » que le gouvernement engage déjà un nouveau dispositif, Action publique 2022[5]https://www.gouvernement.fr/action/action-publique-2022-pour-une-transformation-du-service-public ; Decamp A., « La dématérialisation et le service public sans visage », Lien social, 2021/3, … Continue reading, bien que ni les moyens humains ni les moyens financiers n’aient augmenté. L’enquête que nous avons effectuée nous a amenés à penser que nous sommes passés d’une relation de confiance à une relation de méfiance.

 

Nous pouvons avancer que la proximité historique des familles de l’éducation populaire et de l’économie sociale et solidaire (ESS) est mise à mal[6]Carimentrand Aurélie, Chevallier Marius et Rospabé, Sandrine, Animation et économie sociale & solidaire, Carrières sociales Éditions, coll. « 100 000 environ », 2017.. En effet, peu d’associations d’éducation populaire s’engagent dans le champ économique et certains équipements de l’ESS semblent avoir oublié leurs fonctions d’éducation. Les auteurs notent qu’une dynamique de réaffirmation des liens entre l’ESS et l’éducation populaire a été engagée. D’après une enquête menée auprès d’acteurs de l’éducation populaire, 84 % des participants considèrent que « l’éducation populaire doit s’assumer comme une composante de l’économie sociale et solidaire[7]« Il faut tout de même noter que les bénévoles votent blanc à 20 %, que les administrateurs le font à 12 % et que les dirigeants votent blanc à 9,1 % et sont mitigés à 18,2 %. Seuls … Continue reading ». Les démarches d’ESS englobent une dimension pédagogique qui devrait également conduire à maintenir la proximité avec l’éducation populaire. La part relative à l’éducation et celle concernant l’éducation populaire sont profondément enracinées dans l’ESS, comme on peut le constater à la lecture du cinquième des principes coopératifs de l’Alliance coopérative internationale (ACI, 1995) : « Les coopératives fournissent à leurs membres, leurs dirigeants élus, leurs gestionnaires et leurs employés l’éducation et la formation requises pour pouvoir contribuer effectivement au développement de leur coopérative. Elles informent le grand public, en particulier les jeunes et les dirigeants d’opinion, sur la nature et les avantages de la coopération ». L’obtention de savoirs et de compétences est induite par l’expérience coopérative ou associative. Cependant, sur le terrain, un déficit d’animation de leur vie associative, coopérative ou mutualiste, se fait sentir pour nombre de structures de l’ESS. Force est de constater que créer une association[8]D’après les enquêtes menées par Tchernonog, V. (2013). Le paysage associatif français : mesures et évolutions. 2e éd on dénombre en France dans la période récente une moyenne de 68 000 … Continue reading se dirige bien souvent vers le choix d’un statut juridique avantageux et non vers une complète adhésion aux valeurs portées par le mouvement associationniste.

L’agrément des nouveaux membres peut également s’éloigner du sens initial institué par le collectif fondateur. « L’acte d’adhésion à l’association devient de pure forme. Il ouvre l’accès aux services proposés plus qu’un engagement dans un projet[9]Rousseau François, « L’association dissociée », Revue Projet, 2002/4, n° 272, p. 15-23. https://doi.org/10.3917/pro.272.0015 .» Le rôle de contre-pouvoir face au binôme libéralisme/étatisme voulu par l’organisation collective n’est plus avéré. La vie démocratique de certaines organisations de l’ESS et de l’éducation populaire est actuellement en danger à cause du manque de débat critique au sein de celles-ci.

Parallèlement, les auteurs constatent que l’hétérogénéité des acteurs des deux secteurs est à l’origine de l’éloignement existant entre l’ESS et l’éducation populaire, qui sont pourtant complémentaires. L’éducation populaire est aujourd’hui morcelée entre les grandes fédérations historiques d’éducation populaire, les associations nationales rassemblant les citoyens sur les questions essentielles de société – le DAL (association Droit au logement), l’ATTAC (association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne), etc. – et les associations et collectifs citoyens locaux en lutte pour le respect des droits sociaux, culturels, économiques et environnementaux (DESCE). Les principales fédérations d’éducation populaire : FRANCAS (Mouvement des francs et franches camarades), l’AFEV (Association de la fondation étudiante pour la ville), Ligue de l’enseignement, fédération des AROEVEN (Association régionale des œuvres éducatives et de vacances de l’Éducation nationale), CEMÉA (Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active), EEDF (Éclaireuses Éclaireurs de France) disposant d’un agrément des pouvoirs publics et orientées dans le domaine de la culture et de l’organisation des loisirs et des vacances, s’inscrivent pleinement dans le cadre de l’Éducation populaire « avec un grand E[10]Mesnil Annaïg, Morvan Alexia et Storaï Katia, « Pour une éducation populaire politique », Revue Silence, 2015, n° 440.».

Les valeurs se référant à l’éducation populaire ont été à nouveau questionnées, convoquées, voire revendiquées[11]Par exemple par le collectif I love éduc pop, http://www.iloveeducpop.fr/ depuis le début des années 2000. Cependant, les militants constatent un décalage entre la pratique et les valeurs revendiquées formulées. Ce décalage transparaît à travers la résurgence d’anciennes conceptions d’économie sociale et d’éducation populaire que les citoyens se réapproprient. L’apparition des SCOP (sociétés coopératives et participatives) témoigne par ailleurs du renouveau dans la nature des liens qui unissent l’ESS et l’éducation populaire.

Les associations de taille modeste ont du mal à se reconnaître dans la terminologie ESS, qui leur paraît dévoyée, et à se sentir intégrées dans la sphère économique, d’autant qu’elles privilégient leur projet éducatif et politique. De son côté, l’Éducation populaire « avec un grand E » met en avant son affiliation au champ de l’ESS – les fédérations les plus importantes sont membres de l’ESPER[12]L’ESPER est une association rassemblant 46 organisations de l’ESS agissant dans le champ de l’école et de la communauté éducative. On peut aussi noter ici que la fédération des centres … Continue reading (l’Économie sociale partenaire de l’école de la République). Il faut également tenir compte du rôle joué par la dimension économique des activités ainsi que du rapport au « profit » et à « l’argent », d’où une nouvelle approche que devraient envisager les acteurs de l’éducation populaire en ce qui concerne les notions liées à l’économie et au profit. La pérennité des structures est assurée par les bénéfices des associations (nommés « excédents » non distribuables). Cependant, une enquête réalisée auprès d’acteurs de l’éducation populaire révèle que l’évocation de ces sujets met en avant qu’il y a toujours des choses qui tiennent du « propre » et de « l’impropre »[13]Marquet Jean, Barreira Georges & Cevaer Aurélie (2007), Etre mouvement d’éducation populaire aujourd’hui, Livre ouvert : rapport de restitution des résultats de la consultation, Culture … Continue reading.

Aujourd’hui, les associations, y compris les centres sociaux, vivent une période de réduction budgétaire sans précédent en raison du désengagement progressif de l’État. Ainsi, entre 2005 et 2012, leurs subventions publiques ont baissé de 3 % par an, tandis que la commande publique augmentait à un rythme de 9 % au cours de la même période[14]Decamp A., « Le mouvement d’éducation populaire entre innovation sociale et innovation financière : l’exemple des fédérations de centres sociaux », RECMA, 2021, n° 380, p. 110-119, … Continue reading.

L’entrepreneuriat social, « nouveau modèle économique », doit pouvoir « se développer dans le marché unique[15]Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions. L’Acte pour le marché unique. Douze leviers pour stimuler … Continue reading» dans un cadre qui lui soit favorable et « l’argent, investi dans les entreprises sociales et leurs partenaires de l’économie et de l’innovation sociale, doit être source d’économie et de revenus importants[16]Avis du Comité économique et social européen sur la « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions. … Continue reading ». C’est dans cette optique que la Commission européenne a développé une méthode pointue permettant de « mesurer les gains socioéconomiques » et l’« impact sur la communauté » des entreprises sociales et de leurs partenaires, méthode qui peut également servir de repère pour orienter les Fonds d’investissement européens vis-à-vis de l’entrepreneuriat social et le programme pour le Changement social et l’innovation (SMAII)[17]Alix Nicole et Baudet Adrien, « La mesure de l’impact social : facteur de transformation du secteur social en Europe », IVe conférence internationale du Ciriec, 2013..

Il convient avant toute chose de définir ce qu’est une entreprise sociale. Le règlement sur les fonds d’entrepreneuriat social européens a redéfini l’entreprise sociale selon certains critères d’identification fonctionnels permettant de mesurer des différences. Une entreprise sociale doit produire des bénéfices sociaux mesurables en faveur d’un public défavorisé, fragilisé ou marginalisé ; ou produire des biens ou des services en accord avec son objectif social. Les bénéfices distribués ne doivent pas interférer avec son objectif initial et des comptes doivent être rendus « notamment par l’association de son personnel, de ses clients et des parties prenantes concernés par ses activités économiques[18]Règlement (UE) n° 346/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2013 relatif aux fonds d’entrepreneuriat social européens. ». Ce règlement implique que des procédures de mesure des « effets sociaux positifs » soient mises en place pour rendre compte des « effets sur les systèmes concernés » et sur l’emploi, la qualité du travail, l’inclusion sociale, la non-discrimination, ainsi qu’à l’accès aux soins, à l’instruction et à la protection sociale.

Le programme pour le changement social et l’innovation[19]Parlement européen et Conseil européen, « Proposition de règlement établissant un programme de l’Union européenne pour le changement social et l’innovation sociale », COM (2011)0609 final. prévoit, quant à lui, de mettre en place l’innovation sociale par l’analyse des données recueillies autour de sa réalisation, par le développement d’outils de mesure et d’analyse statistique, et par la mise en place d’indicateurs basés sur des « critères qualitatifs et quantitatifs ». La création d’un label « entreprise sociale » est abordée. Ève Chiapello met en garde sur le risque que ces méthodes et ces outils standardisés ne viennent se substituer à l’analyse par des connaisseurs, et finissent en fin de compte par « dominer tout le champ des activités sociales[20]Chiapello Eve, « La mesure de l’impact social, pourquoi tant d’intérêts ? », Interfaces Confrontations Europe, 2013, n° 86. Disponible sur : … Continue reading».

 

 

 

André Decamp, doctorant en travail social codirection Université de Montréal et Université Libre de Bruxelles

 

 

En savoir plus : 

Juris Associations n°691 du 15 janvier 2024 :  Impact Social VS Utilité Sociale : une question de valeur ?

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References

References
1 Bezès P., « État, experts et savoirs néo-managériaux. Les producteurs et diffuseurs du New Public Management en France depuis les années 1970 », op. cit.
2 Chevallier Jacques, Le Service public, PUF, 2018.
3 Bezès P. et al., « New Public Management et professions dans l’État : au-delà des oppositions, quelles recompositions ? », Sociologie du travail, 2011 ,vol. 53, n° 3, p. 293-348.
4 https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/la_crise_des_ann%C3%A9es_1970%E2%80%931990/187371 (consulté le 1er mai 2020).
5 https://www.gouvernement.fr/action/action-publique-2022-pour-une-transformation-du-service-public ; Decamp A., « La dématérialisation et le service public sans visage », Lien social, 2021/3, n° 1288, p. 16-17.
6 Carimentrand Aurélie, Chevallier Marius et Rospabé, Sandrine, Animation et économie sociale & solidaire, Carrières sociales Éditions, coll. « 100 000 environ », 2017.
7 « Il faut tout de même noter que les bénévoles votent blanc à 20 %, que les administrateurs le font à 12 % et que les dirigeants votent blanc à 9,1 % et sont mitigés à 18,2 %. Seuls les salariés approuvent à 100 % », Marquet Jean, Barreira Georges et Cevaer Aurélie, « Être mouvement d’éducation populaire aujourd’hui », Livre ouvert : rapport de restitution des résultats de la consultation, Culture et Liberté, 2007, 43p. ; Lemoine-Warin Camille, La Cause associative. Entre idéal et réalité. Carrières sociales Éditions, 2016.
8 D’après les enquêtes menées par Tchernonog, V. (2013). Le paysage associatif français : mesures et évolutions. 2e éd on dénombre en France dans la période récente une moyenne de 68 000 créations annuelles d’associations (soit un solde net annuel d’environ 33 000 associations, compte-tenu des dissolutions).
9 Rousseau François, « L’association dissociée », Revue Projet, 2002/4, n° 272, p. 15-23. https://doi.org/10.3917/pro.272.0015
10 Mesnil Annaïg, Morvan Alexia et Storaï Katia, « Pour une éducation populaire politique », Revue Silence, 2015, n° 440.
11 Par exemple par le collectif I love éduc pop, http://www.iloveeducpop.fr/
12 L’ESPER est une association rassemblant 46 organisations de l’ESS agissant dans le champ de l’école et de la communauté éducative. On peut aussi noter ici que la fédération des centres sociaux de Gironde, parmi d’autres, propose désormais à ses adhérents des formations à l’ESS.
13 Marquet Jean, Barreira Georges & Cevaer Aurélie (2007), Etre mouvement d’éducation populaire aujourd’hui, Livre ouvert : rapport de restitution des résultats de la consultation, Culture et Liberté, 43 p
14 Decamp A., « Le mouvement d’éducation populaire entre innovation sociale et innovation financière : l’exemple des fédérations de centres sociaux », RECMA, 2021, n° 380, p. 110-119, https://doi.org/10.3917/recma.360.0110
15 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions. L’Acte pour le marché unique. Douze leviers pour stimuler la croissance et renforcer la confiance.« Ensemble pour une nouvelle croissance », COM (2011) 0206 final, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:52011DC0206
16 Avis du Comité économique et social européen sur la « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions. L’Acte pour le marché unique II. “ Ensemble pour une nouvelle croissance ” », COM (2012) 0573 final, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EL/TXT/?uri=CELEX:52012AE2039
17 Alix Nicole et Baudet Adrien, « La mesure de l’impact social : facteur de transformation du secteur social en Europe », IVe conférence internationale du Ciriec, 2013.
18 Règlement (UE) n° 346/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2013 relatif aux fonds d’entrepreneuriat social européens.
19 Parlement européen et Conseil européen, « Proposition de règlement établissant un programme de l’Union européenne pour le changement social et l’innovation sociale », COM (2011)0609 final.
20 Chiapello Eve, « La mesure de l’impact social, pourquoi tant d’intérêts ? », Interfaces Confrontations Europe, 2013, n° 86. Disponible sur : https://www.ess-europe.eu/sites/default/files/publications/files/interface-confrontations-fr-86-p3.pdf





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