On a beau dire ce que l’on veut de la MAIF, en passe de se transformer en entreprise à mission[1]L. Thévenin, Pourquoi la MAIF veut devenir une entreprise à mission ? LesEchos.fr, 3 juin 2019 ; v. égal. M. Vignaud, Loi Pacte : la MAIF veut devenir la première grande « entreprise à … Continue reading, mais quelle entreprise a redistribué plus de 100 millions d’euros de cotisations à ses adhérents [2]V. Chocron, Coronavirus : les accidents de la route sont en forte baisse, la MAIF rend 100 millions d’euros à ses assurés, LeMonde.fr, 2 avril 2020? Existe-t-il seulement un autre exemple de ce type en économie de marché ? Pourquoi les sociétés d’assurance n’en font-elles pas de même ?
Parce que précisément la MAIF, en sa qualité de mutuelle relevant du secteur de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS)[3] http://www.lelabo-ess.org/+-ess-+.html, fonctionne sans actionnaires et poursuit un but autre que le seul partage des bénéfices. Si bien qu’il convient de s’interroger : et si le monde d’après existait déjà dans le monde d’aujourd’hui ? Décryptage.
L’ESS : une autre approche économique capable de replacer l’Homme au centre du débat
Pas d’actionnaires, et donc plus de dividendes extravagants à servir en fin d’exercice[4]J. M. Bezat, Les dividendes ont fortement augmenté en 2019, LeMonde.fr, 09 janv. 2020. Cela veut également dire, plus de course aux profits sans fin et souvent sans foi, entrainant un ralentissement immédiat de tout productivisme devenu effréné[5] J. L. Laville, L’ESS contre le productivisme, Revue Projet 2011/5 (n° 324 – 325), p. 98 à 103. Mais aussi, moins de risque de délocalisation d’emplois et moins de chances pour les États-nations d’avoir à souffrir de l’évasion fiscale[6]C. Cieslinski et J. Bouisset, En France, l’évasion fiscale c’est 100 milliars d’euros par an, le budget de l’éducation, LENouvelObs.com, 20 janv. 2019 ! C’est pour cela que l’ESS[7]CNCRESS, Dossiers thématiques, Les chiffres clef de l’ESS – qui se compose d’associations (80%), de coopératives (sous forme de Scop[8]https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-scop/qu-est-ce-qu-une-scop.html, de Scic[9]https://bpifrance-creation.fr/encyclopedie/structures-juridiques/entreprendre-less/scic-societe-cooperative-dinteret-collectif, etc.), de mutuelles, d’entreprises ESUS[10]Il existe aujourd’hui à peine 1.000 entreprises ESUS en France (source : https://www.rtes.fr/retrouvez-la-liste-des-entreprises-agreees-esus), mais également de fondations et de fonds de dotation[11]C. Amblard, Fonds de dotation : une révolution dans le monde des institutions sans but lucratif, Ed. Wolters-kluwer, Collec. Axe Droit, 2ème éd., mai 2016 – dispose de cette capacité « naturelle » à faire primer l’Homme sur le capital, et donc à nous entraîner collectivement vers ce fameux cercle vertueux que tout le monde appelle de ses voeux. Parce qu’en vertu du cadre légal qui leur est applicable[12]L. 2014-856 du 31 juillet 2014 (Jo du 1er août) et des différentes obligations statutaires[13] C. Amblard, Statuts ne vaut pas vertu, oui mais…, Institut ISBL, édito, 30 avril 2018 qui en découlent pour ce type d’entreprises, toute distribution des résultats en fin d’exercice comptable est, soit (extrêmement) limitée, soit totalement interdite.
Dans ces conditions, quelle affectation donner aux bénéfices réalisés par ces entreprises de l’ESS ? Ce sera aux assemblées générales de chacune de ces institutions sans but lucratif (ISBL) de décider, de la façon la plus démocratique possible (selon le principe « un homme, une voix »). Et sur ce point, plusieurs possibilités s’offrent à elles : les bénéfices réalisés pourront, soit être réinvestis dans l’entreprise elle-même (par exemple : mis en réserve pour financer un projet collectif futur), soit servir à améliorer les rémunérations versées à leurs salariés (augmentation du pouvoir d’achat). Ils pourront également être utilisés pour maintenir, voire même pour améliorer, à prix constant, la qualité des services rendus à leurs bénéficiaires ou sociétaires. Enfin, une diminution des prix de la prestation (à qualité constante), voire une gratuité totale, pourra même être envisagée afin de rendre accessibles ces mêmes services à ceux qui rencontrent des difficultés ou sont en situation de grande précarité.
C’est précisément en raison de ces différences majeures dans la conduite des affaires que ce socle entrepreneurial d’un « genre nouveau » est capable de replacer l’Homme au centre des préoccupations, et que cette démarche combinant à la fois performance économique et efficacité sociale apparaît particulièrement adaptée à notre temps.
ESS : des particularismes entrepreneuriaux particulièrement adaptés à notre temps
Les spécificités fondamentales induites par ces « nouvelles » formes d’économie démontrent l’existence de particularismes entrepreneuriaux capables d’apporter des réponses aux multiples revendications sociales du moment (gilets jaunes, mouvements sociaux liés à la réforme des retraites ou de l’assurance chômage) mais, également, de proposer des solutions concrètes face aux nombreux défis qui nous attendent (pauvreté, inégalité, environnement, démocratie). En dépit du manque de moyens dénoncé depuis fort longtemps par les entreprises de l’ESS[14] R. Lazarova, L’ESS mieux reconnue mais en maque de financements, RTES.fr, article La Gazette, 10 nove. 2017, ce sont malgré tout ces institutions sans but lucratif (ISBL), et en particulier les associations et les fondations, qui portent sur leurs frêles épaules plus de 80% du secteur sanitaire, social et médico-social (hôpitaux, Ehpad, crèches…)[15]https://www.cncres.fr/fr/dossiers-thematiques/les-chiffres-cles-de-less, ainsi que la cohorte des besoins sociaux exprimés par leurs 46 millions de bénéficiaires. Ce sont ces mêmes organismes, palliant la lente et méthodique « casse » des hôpitaux (et autres services) publics engagée depuis plusieurs années déjà[16] N. Vezinat, Le crépuscule des services publics, Laviedesindees.fr, 26 févr. 2019, qui se trouvent aujourd’hui en première ligne sur le « front » du Covid-19 par la mobilisation de leurs millions de bénévoles et salariés dont l’énergie, l’abnégation et le courage, forcent le respect ! Dès lors, il n’est pas étonnant que le secteur associatif et l’ESS se trouvent régulièrement bien placés dans le baromètre de la confiance accordée par les français.[17]67% des français déclarent faire confiance aux associations -> https://www.latribune.fr/economie/france/en-quoi-les-francais-ont-ils-encore-confiance-822745.html Or, précisément, cette confiance constitue aujourd’hui un avantage certain au moment où la plupart d’entre nous ne sait plus à quel saint se vouer et qu’il nous faut pourtant résoudre collectivement une crise aux conséquences encore imprévisibles mais que l’on devine déjà sans précédent. Or, si à cette occasion, ces entreprises « socialement intéressées »[18]C. Amblard, La gouvernance des entreprises associatives, Juris-éditions Dalloz, collec. Hors-série, août 2019 ont révélé leur extraordinaire capacité à répondre aux urgences immédiates en contribuant à faire vivre les liens de solidarité malgré la distanciation sociale[19]P. Glémain, Produire de la solidarité et du lien social en temps de distanciation sociale : le défi des associations, Institut-Isbl.fr, 25 avr. 2010, elles devront demain compter parmi les forces vives capables de proposer des solutions face aux nombreux défis sociaux, économiques, politiques et environnementaux qui nous attendent (démocratie participative). Aussi, pour ces entreprises « d’un genre nouveau », dont le fonctionnement interne et les activités reposent sur un principe de solidarité et d’utilité sociale[20]C. Amblard, Utilité sociale : l’avantage compétitif des associations, juris-associations Dalloz, 15 févr. 2020, n°613, il importe qu’elles soient définitivement reconnues comme des interlocutrices crédibles pour résoudre les situations de pauvreté – voire même de famine [21] France 24.fr, Covid-19 : nous sommes au bord d’une pandémie de faim, avertit l’ONU, 22 avr. 2020 dans certains pays et quartiers en France -, pour apporter des réponses rapides et concrètes face aux inégalités[22]G. De Calignon, La pauvreté et les inégalités ont augmenté en France en 2018, LesEchos.fr, 16 oct. 2019 qui menacent notre pacte républicain[23]B. Nabli, Quel pacte républicain, Libération.fr, 22 févr. 2014 ; voir égal. S. Lernould et M. Lomazzi, La France est-elle un pays inégalitaire ?, LeParisien.fr, 22 janv. 2019 – et enfin pour préserver notre environnement (lutte contre la pollution, préservation de la biodiversité, défense du bien-être animal). Mais pour que ces changements soient bien réels, il importe avant tout que cette approche de l’économie ne s’inscrive plus uniquement dans une simple démarche de réparation de notre organisation actuelle, mais contribue désormais à construire un nouveau paradigme en transformant notre système de production et de répartition des richesses (monétaires et non monétaires) de façon profonde et durable.
Sans réelle volonté politique, point de salut ?
Concernant ces différentes ébauches de changement, que faut-il attendre de nos représentants politiques ? Beaucoup de pessimistes et/ou déçus du système nous diront : « plus rien ». D’autres en attendent encore beaucoup, peut-être trop même ! Toujours est-il que le cadre juridique visant à reconnaître ce secteur de l’ESS comme force de transformation sociale existe désormais officiellement depuis la loi « Hamon » du 31 juillet 2014. Puisant ses racines dans la révolution industrielle du XIXème siècle – avec la création des premières sociétés de recours mutuel, l’émergence du mouvement coopératif, puis la création et le développement du mouvement associatif – cette « autre économie », certes encore perfectible sur bien des aspects[24]V. notamm. Matthieu Hély, Souffrance en milieu engagé. Enquête sur les entreprises sociales (note de lecture), Institut-isbl.fr, 26 févr. 2020 ; voir égal. Joël Tronchon, Moderniser la … Continue reading, représente aujourd’hui plus de 10% du produit intérieur brut (PIB) et 12% des salariés en France. C’est par conséquent en dehors de tout cadre juridique spécifique, et l’on pourrait même dire sans grand soutien politique, que l’ESS a entamé son processus de développement. Beaucoup d’indicateurs le montrent, à commencer par le rythme exponentiel de création d’emplois dans ce secteur[25]Entre 2010 et 2018, 71.000 emplois ont été créés dans l’ESS, soit un rythle de création de 0,4% par an (source : CN CRESS, Observatoire national de l’ESS, 2018. Cependant, pour permettre à cette nouvelle approche économique de sortir de l’ornière strictement philanthropie et/ou de la simple démarche réparatrice[26]P. Chanial et J.L. Laville, L’économie solidaire : une question politique, Revue Le Mouvement, 2002/1 (no19), pages 11 à 20 ; voir égal. J.L. Laville : Demain on change : plutôt la … Continue reading, beaucoup reste à faire. Or qu’en est-il justement ? Sur ce point, force est de constater qu’au lieu de s’attacher à rendre pleinement applicable la loi d’ESS (ainsi que ses 53 décrets d’application), nos dirigeants politiques actuels doivent désormais s’attachent définir la sphère de l’ESS avec plus de précision encore. Plutôt que de se lancer dans des initiatives (« 10% pour tout changer »[27]I. Frat, Christophe Itier : avec 10% des entreprises, on peut changer le monde ! La Tribune.fr, 6 sept. 2019) qui en réalité ne font qu’entretenir une confusion avec les entreprise capitaliste à impact social[28]https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/innogeneration-face-aux-chiffres-avec-christophe-itier-haut-commissaire-a-l-ess-830314.html, et dont on peut par ailleurs douter qu’elles se situent bien dans le périmètre initial de leur mission ministérielle, ils doivent au contraire soutenir et valoriser ce qui relève véritablement de l’ESS. Plutôt que de communiquer à grand renfort d’anglicismes (« French Impact », « start-up innovante »), ils devraient plutôt s’attacher à préciser des concepts bien français mais qui demeurent encore mal maîtrisés par la plupart de nos concitoyens (« utilité sociale », « innovation sociale », « intérêt général »[29]Rapport du HCVA sur l’intérêt général, 25 mai 2016, etc.). Plutôt que de consacrer l’essentiel de leur temps à promouvoir l’entrepreneuriat social, la loi PACTE [30]P. Liret, Loi PACTE : quel impact pour l’ESS, Institut ISBL, 25 avril 2020et les entreprises ESUS[31]L. 2014-856, préc., art.2 – qui, en définitive, ne représentent que 0,4% des entreprises de l’ESS au 1ermars 2017, dont moins de 20% sont des entreprises commerciales[32]Observatoire national de l’ESS, CNCRESS, Les entreprises agréées « entreprise solidaire d’utilité sociale : quelle réalité aujourd’hui ? rapport 2017 – ils feraient mieux de s’attacher à rendre véritablement opérationnelle la loi du 31 juillet 2014 relative à l’ESS pour le bien de l’ensemble de ses parties prenantes, par exemple en participant à sa déclinaison dans les politiques territoriales telle que prévue par sa section 4 (art. 7 à 10) ou en généralisant les conventions pluri-annuelles d’objectifs afin de sécurité le secteur associatif dans le temps, en application de la circulaire du 29 novembre 2015 relative aux nouvelles relations entre l’Etat et les associations. Il reste tant à faire !
ESS : relever le défi de la méconnaissance !
En 1996, Edith Archambault[33]E. Archambault « Le secteur sans but lucratif », Economica, 1996, alors en charge de la partie française du programme Johns Hopkins de comparaison internationale du secteur sans but lucratif, soulignait déjà le grand défi que les ISBL auraient à relever dans les années à venir : celui de « la méconnaissance »[34] C. Amblard, Le défi de la méconnaissance, Institut-isbl.fr, édito, 27 juin 2006. Pour l’après Covid-19, ce mot d’ordre apparaît plus que jamais d’actualité : donnons de la visibilité à l’ESS ! [35] C. Orchampt, Eyes Wide Shut ou l’indispensable reconnaissance du fait associatif, Institut-isbl.fr, 27 avril 2020 Compte tenu du contexte actuel, de l’urgence sociale, environnementale et climatique, d’autres propositions volontaristes peuvent être faites : construisons dès à présent, de façon collective et partagée, un véritable changement à partir des initiatives solidaires (tiers-lieux, fablab, circuits courts, etc) ! Laissons infuser positivement nos sociétés civiles par ces nombreuses initiatives citoyennes concrètes et innovantes qui fleurissent partout dans les territoires (essaimage). Imposons l’ESS comme un référentiel désormais incontournable dans tous les secteurs de la vie humaine en limitant toute appropriation privative des résultats issus du travail et donc de l’économie réelle. Faisons front pour contrecarrer les desseins d’un capitalisme sauvage et débridé qui a été (trop) largement gangrené par l’esprit de lucre de certains, parmi les plus importants, de nos « capitaines d’industrie. » Renouvelons notre approche de la propriété privée en précisant avec soins les contours de ce qui doit résolument demeurer dans le domaine public. Pour ce faire, redéfinissons le périmètre des « communs » (santé, eau, alimentation, habitat, éducation, transport…) afin de renouer avec l’humanité tout entière, sans distinction sociale, de race, de sexe, ou de religion. Restons bienveillants avec les plus faibles, mais exigeants vis-à-vis de ceux qui nuisent à l’intérêt général (évasion fiscale) et minent de l’intérieur nos fragiles démocraties. Protégeons cette communauté naissante des délinquants en « col blanc » (conflit d’intérêts) et des politiciens corrompus (lobbies), au besoin en les « excommuniant » avec force (mais humanité) de cet élan de solidarité retrouvée. Mettons un terme définitif au Jacobinisme d’État, à la sclérose administrative qui en découle, comme à cette idée obsolète selon laquelle l’homme providentiel existe et à réponse à tout ! L’intelligence collective est là partout dans les structures ESS. Elle ne demande qu’à s’exprimer et à participer pleinement à l’élaboration des politiques publiques (démocratie participative) ! Les bénévoles sont toujours plus nombreux à s’engager (1 français sur 2 est membre d’une entreprise de l’ESS) et cette « force ESS » n’est pas spécifiquement française. Elle se développe partout dans le monde dans les sociétés démocratiques.
Enfin et pour en terminer, gardons à l’esprit cette phrase d’Edgar Morin selon lequel « le destin de l’Humanité est d’être constamment sur la brèche ». Or, pour éviter de basculer dans le vide, vers l’indicible, il nous faudra échapper à l’appétit des forces populistes tapies dans l’ombre, nous éloigner de toute idée de communautarisme et de la tentation du repli sur soi. Pour cela, mettons tout en œuvre en commençant pas s’appuyer sur ce qui a déjà fait ses preuves, pour un véritable changement !
Le monde d’après existe dans le mode d’aujourd’hui.
Reprenons en main notre destin !
Malgré l’urgence, il n’est peut-être pas encore trop tard !
Colas AMBLARD
Président de l’Institut ISBL
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