Crise sociale et environnementale : les questions de démocratie économique et de pluralisme entrepreneurial n’ont jamais été́ autant d’actualité́ en France et en Europe. Dans ce contexte, d’autres modes d’organisation peuvent-ils supplanter l’entreprise capitalistique traditionnelle sans être systématiquement taxés de concurrence déloyale[1]Saddier et Amblard, éditorial ISBL magazine mai 2024 ?
La réponse à cette question tient essentiellement à l’approche conceptuelle que nous souhaitons avoir de la notion d’entreprise au travers l’introduction progressive de celle d’activité́ économique dans notre système juridique, en lieu et place de celle d’activité commerciale sur laquelle repose encore actuellement notre système politico-économique. En d’autres termes, pour véritablement changer de paradigme, la montée en puissance de l’ESS devra nécessairement être accompagnée de réformes profondes visant à assurer l’équité entre les différents modes d’entreprendre et dépasser notre vision actuelle du monde des affaires.
- La notion d’activité économique est plus large que celle d’activité commerciale, telle qu’actuellement définie par notre Code du commerce : autrement dit, si toute activité commerciale lucrative est économique, l’inverse n’est pas vrai[2]Cass. com. 25 janv. 2017 n°15-13.013 !
D’apparence théorique, cette question est absolument centrale dans la mesure où les associations voient ainsi s’ouvrir à elles un « terrain de jeu » mieux adapté à leurs spécificités consistant de plus en plus souvent à réaliser des missions économiques d’utilité sociale (« règle des 4P »). Ces caractéristiques, auxquelles il faut ajouter celles de gestion désintéressée[3]BOI préc., n°50 à 51 et de but non lucratif[4] L. 1901, art. 1, permettent cumulativement aux associations concernées de :
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- Conserver leur statut d’organisme à but non lucratif et ce, quel que soit leur niveau de recettes d’exploitation,
- Bénéficier d’une « franchise commerciale » pour leurs activités lucratives accessoires dans la limite annuelle de 78 596 euros (pour 2024)[5]BOI-IS-CHAMP-10-50-20-20, n °1
- La notion d’activité économique est plus objective que celle d’activité commerciale :
- si la première repose sur une base juridique objective (« offrir des biens ou des services sur un marché donné »)[6]CJCE 18 juin 1988, aff. 35/96, point 36,
- la seconde, au contraire, se fonde sur une approche arbitraire « dont les normes sont la construction d’usages peu à peu établis et non une construction fondée sur la raison » (Despax, 1957).
En effet, l’activité commerciale se définit à partir de la notion d’actes de commerce[7]C. com., art. L. 110-1 et L. 110-2. qui en réalité se borne à isoler, dans la sphère économique initiale, une liste d’activités parmi les plus rentables et les plus profitables à titre individuel[8]Banque, achat-revente de biens meubles et immeubles, construction, assurance, entreprise de fourniture ou de manufacture, etc.. Dès lors, l’existence juridique de ce sous-ensemble d’activités économiques ne trouve à s’expliquer qu’au travers un double objectif poursuivi par le législateur de l’époque :
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- D’une part, définir un périmètre lucratif à partir de quelques domaines d’activité préemptés[9]La notion de commerçant se définit au travers de deux critères cumulatifs : un critère matériel (réaliser des actes de commerce) et un critère intentionnel (être principalement animé par … Continue reading dans le but d’élaborer un monopole commerçant[10]C. com., art. L. 121-1,
- D’autre part, doter ce monopole de privilèges auxquels les autres modes d’entreprendre n’ont pas accès[11]Tribunaux de commerce, registre du commerce et des sociétés, preuve commerciale, baux commerciaux, prescription, location-gérance, etc..
Par conséquent, loin d’être des concurrentes déloyales, ce sont en réalité les entreprises associatives [12]« La gouvernance des entreprises associatives – Administration et fonctionnement », Dalloz Juris associations Hors-Série, C. Amblard, août 2019 qui sont au contraire institutionnellement placées sous l’emprise d’un régime de « commercialité-sanction »[13]Lamy associations, activités économiques et commerciales des associations, étude 246 particulièrement défavorable à leur développement. C’est donc en raison de cette situation particulièrement désavantageuse pour ces entreprises de l’ESS – que sont les associations à caractère économique – qu’il convient de mettre un terme au monopole du commerçant, non seulement pour assurer l’équité juridique entre les différents opérateurs économiques (commerciaux ou non), mais également dans le but de se conformer à l’approche actuellement privilégiée par le droit communautaire en matière d’entreprise[14]CJCE, 23 avr. 1991, aff. C-41/90, Höfner et Helser, Rec. CJCE 1991, I, p. 1979.
Dès lors, à l’inverse de ce qui prédomine actuellement dans notre droit interne, il conviendrait :
- dans un premier temps d’envisager l’organisation d’un corps de règles commun à toutes les formes d’entreprises – le code de commerce, qui date de 1807, pourrait être rebaptisé « code des activités économiques » afin d’intégrer l’approche privilégiée par le droit européen – afin d’éviter que certaines soient avantagées par rapport à d’autres en termes de capacité à intervenir sur un segment d’activité́ « réservé́ ».
- dans un second temps, une fois l’égalité́ des opérateurs économiques assurée, rien n’empêcherait que l’on procède à des discriminations positives – notamment sur le plan fiscal – en faveur de ceux dont l’activité́ se concentre vers la satisfaction des intérêts du plus grand nombre.
Colas AMBLARD, docteur en droit, avocat
En savoir plus :
L’Entreprise Socialement Intéressée : comment allier performance économique et utilité sociale
A propos de l’expérimentation des tribunaux des activités économiques, Institut ISBL juillet 2024
- Comment valorise l’ESS par une reforme du Code de commerce - 23 janvier 2025
- Engagement associatif : petit lexique juridique - 27 novembre 2024
- Présider une association : la vigilance est de mise - 29 octobre 2024
References
↑1 | Saddier et Amblard, éditorial ISBL magazine mai 2024 |
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↑2 | Cass. com. 25 janv. 2017 n°15-13.013 |
↑3 | BOI préc., n°50 à 51 |
↑4 | L. 1901, art. 1 |
↑5 | BOI-IS-CHAMP-10-50-20-20, n °1 |
↑6 | CJCE 18 juin 1988, aff. 35/96, point 36 |
↑7 | C. com., art. L. 110-1 et L. 110-2. |
↑8 | Banque, achat-revente de biens meubles et immeubles, construction, assurance, entreprise de fourniture ou de manufacture, etc. |
↑9 | La notion de commerçant se définit au travers de deux critères cumulatifs : un critère matériel (réaliser des actes de commerce) et un critère intentionnel (être principalement animé par une volonté́ de faire des bénéfices) ; à rapprocher de Cass., ch. réun., 11 mars 1914 « Caisse rurale de Manigod » (inédit) |
↑10 | C. com., art. L. 121-1 |
↑11 | Tribunaux de commerce, registre du commerce et des sociétés, preuve commerciale, baux commerciaux, prescription, location-gérance, etc. |
↑12 | « La gouvernance des entreprises associatives – Administration et fonctionnement », Dalloz Juris associations Hors-Série, C. Amblard, août 2019 |
↑13 | Lamy associations, activités économiques et commerciales des associations, étude 246 |
↑14 | CJCE, 23 avr. 1991, aff. C-41/90, Höfner et Helser, Rec. CJCE 1991, I, p. 1979 |