L’économiste Benoît Borrits a initié l’idée d’une proposition de loi pour créer une allocation emploi universelle qui serait versée à toutes les organisations du secteur privé. Son idée est aujourd’hui portée par la jeune association ALSES qui a désormais vocation à réunir le plus grand nombre pour débattre des bonnes modalités de cette proposition.

 

« Réveillez-vous ! On est à 7% de taux de chômage » a lancé Emmanuel Macron le 21 novembre dernier aux entreprises, les appelant ainsi à embaucher pour poursuivre le cap fixé depuis son élection à 2017 : obtenir le plein-emploi, soit 5% de chômage, d’ici à 2027. Plus facile à dire qu’à faire, surtout quand on sait que le chômage est reparti à la hausse au 3e trimestre dans un contexte géopolitique et économique peu encourageant : inflation et prix encore hauts, taux d’intérêt élevés, crise de l’immobilier, etc.

Sur la thématique de l’emploi, l’ESS est particulièrement concernée : 13,6% de l’emploi privé, 2,6 millions de salariés dont 1,9 millions pour le seul secteur associatif et en particulier le secteur sanitaire et social (santé, hébergement médico-social et action sociale sans hébergement) qui couvre 56 % des effectifs associatifs salariés, très loin devant les autres secteurs à maximum 5%. Normal : par nature tournée vers les services humains, l’ESS repose plus sur le lien humain que le secteur privé hors ESS. En témoigne la force de l’engagement que constitue le bénévolat, bien sûr dans le secteur associatif, mais aussi dans les autres organisations ESS dont la gouvernance bicéphale requiert des dirigeants salariés, mais aussi des représentants des membres, qui donnent de leur temps pour co-diriger leurs coopératives ou leurs mutuelles. Et précisément, si l’ESS a besoin d’emplois et de toujours plus d’emplois, c’est parce que le bénévolat ne peut pas tout faire, ni quantitativement, ni qualitativement dans les fonctions qui nécessitent expertise et professionnalisme spécialisés. Et, fait aggravant, non seulement l’ESS a besoin de toujours plus d’emplois (cf par exemple en ce moment les besoins croissants des Restos du Cœur en France ou de la Croix Rouge à l’international), mais en outre, elle peine souvent à rémunérer correctement ses salariés[1]https://journals.openedition.org/nrt/14080 parce qu’elle fait le choix par nature de répondre à des besoins de services alors que la logique du privé hors ESS est de se tourner vers les secteurs qui peuvent être le plus lucratifs et par conséquent permettent de payer mieux ses employés.

Est-il possible dans ce contexte de fluidifier le marché de l’emploi pour inciter les candidats à répondre aux offres d’emploi, les organisations à embaucher et permettre aux organisations ESS de payer des salaires corrects et alignés sur ceux de la moyenne du secteur privé ? Et le tout sans grever encore plus les dépenses de l’Etat ? Non, avait répondu François Mitterrand qui en 1993, avait déclaré « Dans la lutte contre le chômage, on a tout essayé. ». De fait, depuis la montée du chômage à partir de la fin des années 1970, ce sont toujours les mêmes recettes qui sont appliquées : baisse de charges ciblées (surtout sur les bas salaires), réduction du temps de travail, retraites anticipées, baisses d’impôts, revenus sociaux pour les individus… Gauche et droite confondues, les politiques publiques distillent toujours le même cocktail qui balance entre l’encouragement aux entreprises ou l’aide individuelle aux personnes via prestations et aides sociales. Pour l’essentiel depuis 40 ans, l’Etat ne cesse de se priver de recettes, soit en baissant impôts et charges pour favoriser la compétitivité des entreprises, soit pour distribuer des aides sociales aux individus. Et à chaque fois, le résultat est le même depuis 40 ans : la compétitivité comme l’emploi, la lutte contre la pauvreté ou l’insertion professionnelle ne sont jamais à la hauteur des attentes. Par contre, l’Etat est surendetté.

Et pourtant, l’Etat en a des besoins ! Et quels besoins ! Transition écologique, éducation, santé, sécurité, mobilité, justice, etc. Excusez du peu. Si on veut sauver notre Etat et lui permettre de relever ces défis, il faut faire autrement. Comment ? En transposant à tout le secteur privé ce qui a fait la réussite de l’ESS : la mise en commun, la mutualisation et la coopération autour de projets inscrits dans la dynamique productive. Telle est l’idée initiée par l’économiste Benoît Borrits, ancien entrepreneur et dirigeant d’entreprise et aujourd’hui chercheur indépendant attaché à promouvoir les modèles coopératifs : nos aînés ont su créer la Sécurité sociale pour la santé et la prévoyance ; face aux défis d’aujourd’hui, créons une Sécurité ET économique ET sociale – la SES – au bénéfice ET des individus ET des organisations sans opposer les uns aux autres et sans faire appel à l’Etat.

Le principe : faire voter une loi qui oblige toutes les organisations du secteur privé à mutualiser une part de la richesse qu’elles créent, sur la base d’une part de l’équivalent valeur ajoutée non pas comptable mais sur le solde trésorerie encaissée et décaissée (appelée FTA, flux de trésorerie d’activité) afin de financer une part du coût de l’emploi dans chaque organisation du privé. Chaque mois, toute organisation recevrait un état des lieux du solde entre ce que représente sa contribution mutualisée et ce qu’elle doit recevoir comme allocation emploi en fonction de son nombre d’emplois. Si son FTA dépasse le montant des allocations auxquelles elle a droit, elle serait contributrice nette et à l’inverse, avec un FTA inférieur au montant des allocations à recevoir, elle serait bénéficiaire nette. Seul le solde serait versé au mois le mois et la gestion de ce calcul, pour ne pas créer une usine à gaz supplémentaire, pourrait parfaitement relever des caisses gérant les cotisations et allocations pour les partenaires sociaux.

Une telle idée peut paraître totalement utopique et impossible à mettre en place : à l’évidence, les organisations les plus gourmandes en emplois et désireuses de payer des salaires corrects seraient favorables à recevoir une allocation qui les soulage de leur budget salaire chaque mois. Mais à l’inverse, les organisations les plus riches comme les multinationales, les plus grandes entreprises ou les sociétés des secteurs créant le plus de valeur ajoutée (immobilier, finance, certains services ou industries) vont être vent debout au nom de leur capacité à continuer de créer des richesses comme elles l’ont fait jusqu’à présent. Mais tout le problème est là : quand on parle compétitivité, on n’a pas les mêmes référentiels selon les secteurs. Certains secteurs peuvent rémunérer confortablement leurs cadres et leurs dirigeants ainsi que leurs actionnaires avec des locaux et moyens ultra confortables. D’autres sont heureux de parvenir à boucler leurs fins de mois en payant de petits salaires et avec de médiocres conditions de travail. La SES et son principe d’allocation emploi ne viseraient pas à démunir les fleurons de l’économie française car de fait, l’enjeu de compétitivité mondiale est réel. Mais il serait de définir les conditions d’une bonne mutualisation des richesses, non pas entre les entreprises et les individus, mais entre les entreprises elles-mêmes afin de permettre à tous d’embaucher et payer des salaires corrects, et pas seulement certains. Effets induits : d’une part, avec des salaires garantis, une organisation pourrait proposer de meilleurs salaires et ainsi encourager davantage les individus à postuler pour un travail alors qu’en France, le différentiel entre revenu social et reprise du travail est trop peu incitatif pour bon nombre ; et d’autre part, avec une allocation emploi financée par une mutualisation inter-entreprises, le marché de l’emploi serait plus fluide, et baisserait mécaniquement les dépenses de l’Etat pour ses aides aux entreprises et aides sociales.

A ce jour, la proposition est un peu plus qu’une simple idée. Outre son initiateur Benoît Borrits, elle a réuni un petit groupe de personnes – dont l’auteur de ces lignes – qui ont produit un site internet www.loi-ses.org et viennent de constituer la toute jeune association ALSES pour réunir le plus grand nombre possible d’adhérents et de sympathisants prêts à discuter de toutes les facettes possibles et de la faisabilité de ce dispositif au cas par cas. Typiquement, comme présenté en introduction, l’ESS reposant fortement sur l’humain et le lien humain et par conséquent gourmande en main d’œuvre est en première ligne sur le débat des solutions visant à l’aider à recruter et à bien payer. La SES et son allocation emploi universelle sont donc à l’évidence une piste à approfondir et à discuter en son sein. Les débats peuvent aussi être élargis au bénévolat. Certes, une très large majorité de bénévoles sont dans une situation de contribution modeste qui ne pose pas de difficulté particulière. Mais ceux des bénévoles qui dirigent ou co-dirigent leurs organisations sont bel et bien confrontés à un dilemme : sans indemnisation de leur mandat à un conseil d’administration ou impliquant un vrai travail productif suivi et conséquent et relevant de l’expertise, l’engagement trouve vite ses limites et les organisations ESS se privent de compétences. Mais pourrait-on pour autant indemniser la reconnaissance de cet engagement managérial bénévole avec une allocation emploi universelle ? Ce serait banaliser la nature de cet engagement alors même que dans le secteur public, les élus de collectivités, ayant un certain niveau de responsabilités ont une indemnisation bien distincte de la rémunération d’un emploi. C’est donc au sein même de l’ESS qu’il faut ouvrir ces débats et discuter de la forme que pourrait prendre une reconnaissance tangible du travail des « bénévoles professionnels » aux côtés d’une allocation emploi universelle pour les employés.

Inscrite par nature dans une finalité sociale, sociétale ou de services, l’ESS se développera à condition de pouvoir embaucher, attirer les talents, fidéliser et proposer des salaires à la hauteur des missions proposées. La SES et son allocation emploi sont une piste innovante pour y parvenir. On en débat ?

 

 

Pierre Liret

Auteur, conférencier, expert coopératif, membre de Coopaname

 

En savoir plus :

www.loi-ses.org

 

Pierre Liret





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