Bien que développant des formes d’entreprises d’utilité sociale et démocratiques, l’Économie sociale et solidaire représente une part minoritaire dans l’économie. Une des raisons de cette situation tient à la faible attractivité de ces organisations pour les financeurs. La Sécurité économique et sociale et son allocation emploi garantie réduiront les besoins en capitaux, favorisant ainsi les associations et autres coopératives, ce qui permettra à l’ESS de prendre une place plus importante dans l’économie.
Le poids de l’Économie sociale et solidaire (ESS) dans l’économie reste minoritaire : elle est généralement estimée en France à environ 10% du PIB et 14 % des emplois privés. Plus d’emplois pour moins de chiffre d’affaires : autrement dit, la valeur ajoutée réalisée par salarié dans l’ESS est significativement inférieure à la moyenne de l’économie. Mais que recouvre vraiment cette notion d’ESS ? Quels sont les freins à son développement ? Comment favoriser son développement ?
Les différentes structures de l’ESS
Depuis la loi Hamon du 31 juillet 2014, la France dispose d’un cadre législatif qui cerne le périmètre de l’ESS.
- Les associations
Ce sont d’abord ces nombreuses associations qui rendent des services infinis à la population et assurent le lien social entre nous. Ici un club sportif, là un centre de soins ou une association caritative. La très large majorité ne vivent que du bénévolat, n’emploient jamais personne et fonctionnent avec un petit budget alors que d’autres sont de très gros employeurs. On compte 146 740 associations employeurs qui emploient 1,8 million de personnes.
- Les mutuelles
Il y a ensuite les mutuelles avec, d’une part, les mutuelles santé et, d’autre part, les mutuelles d’assurance (biens et responsabilité civile). À la différence des sociétés d’assurance à capitaux privés dont l’objectif est de dégager le plus de profit possible au service de leurs actionnaires, les mutuelles sont basées sur le principe de solidarité mutualisée entre les clients sociétaires : chacun apporte sa cotisation pour constituer un matelas financier permettant d’indemniser les sinistres. Dans le contexte ultra-concurrentiel des métiers de l’assurance, les mutuelles n’ont cessé et continuent de se concentrer. On compte moins de 300 mutuelles santé aujourd’hui et moins de 100 mutuelles d’assurance, chacune des mutuelles ayant tendance à élargir leur offre de services dans un secteur ultra-réglementé. Certaines sont des poids lourds (VYV, MAIF, MAAF, MACIF…), mais beaucoup restent encore de petites unités spécialisées sur un public ou un territoire définis.
- Les coopératives : quatre grands types de sociétés
Viennent ensuite les coopératives. Il s’agit de sociétés qui s’inscrivent dans le droit commercial et de la concurrence, mais qui, comme les mutuelles, se financent avec l’argent de leurs membres et n’ont donc pas d’actionnaires à rémunérer. Elles peuvent ainsi utiliser l’argent qu’elles gagnent pour prioriser le service rendu et pérenniser le projet.
Quatre grands types de coopératives existent :
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- Les coopératives d’usagers, autrement dit les coopératives dont les membres sont les clients finaux, des consommateurs, des particuliers. Ce sont les coopératives bancaires, les coopératives d’habitants, les coopératives de consommateurs (de nombreuses Biocoop par exemple) ;
- Les coopératives d’entreprises dont les membres sont précisément des entreprises qui ne relèvent pas forcément de l’économie sociale. Ce sont par exemple les coopératives agricoles (les agriculteurs sont d’ailleurs de moins en moins des paysans et de plus en plus des PME), les coopératives d’artisans qui mutualisent leurs achats et aussi les plus connues et les plus controversées d’entre elles : les coopératives de commerçants telles que Leclerc, Système U ou Intermarché (chaque magasin est une structure commerciale actionnariale, mais tous sont membres d’une coopérative qui a vocation à regrouper leurs achats, organiser leur logistique, massifier leur communication) ;
- Les coopératives de travailleurs. Il s’agit de coopératives dont les membres co-propriétaires et co-décisionnaires sont les travailleurs eux-mêmes. En France, ce sont les Scop (Sociétés coopératives et participatives) et parmi elles, les CAE (Coopératives d’activité et d’emploi) ;
- Les Sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) : ces coopératives reposent sur une finalité d’intérêt collectif (en réalité le plus souvent un intérêt général) et qui, pour remplir cette finalité d’intérêt collectif, associent obligatoirement au capital toutes les catégories de membres concernées par le projet, et notamment a minima les bénéficiaires du service (les clients) et ceux qui travaillent pour assurer ce service (salariés ou producteurs).
- Les fondations font aussi partie de l’ESS
Enfin, dans une vocation inclusive, la loi ESS englobe aussi les Fondations dans le périmètre de l’ESS. De fait, les fondations ont bel et bien, par nature, une vocation d’intérêt général. Par contre, leur appartenance à l’ESS prête à controverse car elles n’ont aucun impératif de fonctionnement démocratique qui est pourtant un des fondements de l’ESS.
Et dans le sujet qui nous occupe des capitaux et de l’accès au financement, les fondations ne sont pas concernées puisque reposant par définition sur la mise à disposition de fonds par une organisation ou un mécène afin de remplir une mission.
ESS vs. Sociétés de capitaux
Depuis l’essor du capitalisme il y a plus de 100 ans, les sociétés de capitaux sont la norme de l’économie. La mise en valeur du capital est la raison d’être de ces sociétés : des individus se regroupent pour apporter chacun un peu ou beaucoup d’argent dans l’objectif, à terme, d’en obtenir plus. L’ESS repose sur une approche très différente : on se réunit dans le but d’organiser l’entraide entre individus sur une problématique donnée ou pour servir une cause d’utilité sociale ou d’intérêt général. Le but du développement de l’ESS n’est pas de « faire de l’argent » mais de répondre à un besoin socialement exprimé.
On pourrait résumer cette différence fondamentale entre l’ESS et les sociétés de capitaux par la relation qui existe entre l’objet social et le capital. Ce qui fonde l’ESS est l’objet social et le capital, quand il y en a un, est au service de cet objet social. Ce qui fonde la société de capitaux est le capital et l’objet social est le moyen de mettre en valeur ce capital. Pour forcer le trait, pour les sociétés de capitaux, peu importe l’objet social pourvu qu’il permette de gagner de l’argent. On pourra par exemple investir dans le luxe. Ceci explique sans doute que ce secteur, qui n’a pas forcément une grande utilité sociale pour le plus grand nombre, n’est guère investi par l’ESS.
Inattractivité du capital coopératif
Ce renversement du lien entre but et moyens, entre objet social et capital, induit deux changements profonds dans la gestion de l’organisation :
- Dans les sociétés de capitaux, les membres – actionnaires ou associés – dirigeront l’entreprise en se répartissant le pouvoir en fonction des apports de chacun, à savoir le nombre de parts ou d’actions qu’ils détiennent. Dans l’ESS, le capital est second et ne doit donc pas être la clé de répartition du pouvoir. Les décisions se prennent alors sur la base d’une voix par personne, quel que soit le nombre de parts ou d’actions qu’elle détient ;
- L’objectif d’une structure de l’ESS n’étant pas de faire de l’argent mais de réaliser un objet social, la rémunération du capital, lorsqu’il y en a une, est nulle ou limitée. Lorsqu’une rémunération est prévue, il s’agit, en gros, d’un taux d’intérêt qui reconnaît l’effort rendu par les membres pour contribuer au financement du projet. Cette limitation n’existe pas, bien sûr, dans les sociétés de capitaux dont l’objectif est de faire le maximum d’argent.
La rémunération des capitaux apportés étant limitée dans l’ESS, il paraît logique que ces organisations soient peu attractives pour les financiers dont précisément, le métier est de pouvoir vivre en apportant de l’argent. L’investissement en capital dans l’ESS est aussi risqué dans l’ESS que dans une société de capitaux, le risque de faillite identique, mais cette prise de risque n’ouvre aucune perspective de gain en proportion du risque pris.
Qui plus est, la règle de vote sur le principe « une personne = une voix » n’encourage pas à investir plus puisque quel que soit le montant détenu, on n’a toujours qu’une seule voix. Dans la pratique, ceux qui investissent dans les projets ESS ne le font pas pour gagner de l’argent mais tout simplement pour participer au projet. Pour les projets ESS nécessitant des apports de capitaux, cette logique est un gros handicap. Au fil du temps, le législateur a néanmoins innové pour proposer des modes de financement plus adaptés à l’ESS. Les titres participatifs en sont un bon exemple, en assurant à l’apporteur de fonds une rémunération attractive doublée d’un pouvoir consultatif qui ne remet pas en cause la démocratie coopérative.
La Sécurité Économique et Sociale (SES) et le capital
- L’objectif de l’alloc emploi du projet de loi SES : décapitaliser
Le propre de la Sécurité économique et sociale (SES) est de réduire les besoins en capitaux de l’économie.
Ceci se fait de deux façons différentes :
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- D’abord en assurant à toute entreprise, qu’elle soit de l’ESS ou pas, une allocation fixe mensuelle par emploi en équivalent temps plein (alloc emploi). Ceci permet de garantir une partie du salaire et réduit donc les besoins initiaux en capital. En effet, et de plus en plus dans nos sociétés de services, le premier problème de toute organisation en démarrage est de rémunérer ceux qui travaillent alors que celle-ci ne réalise pas encore le chiffre d’affaires qu’elle attend en régime de croisière. Ceci nécessite des capitaux importants et dans ce cadre, l’alloc emploi du projet de loi de la Sécurité Économique et Sociale réduit fortement les besoins de financement initiaux.
- Les modalités de financement de ces allocs emploi est un autre moyen de réduire les besoins en capitaux de l’entreprise. Ce financement est assuré par une contribution des entreprises basée sur leurs flux de trésorerie d’activité (FTA). En simplifiant, les FTA se définissent comme étant la différence entre les encaissements de factures et de subventions et les paiements de fournisseurs et d’impôts. La contribution des entreprises est un pourcentage de ces FTA. On peut donc reformuler cette contribution comme étant un prélèvement à hauteur de ce pourcentage sur les encaissements de factures et de subventions et une aide à hauteur de ce même pourcentage sur tous les achats de l’entreprise.
- Une réduction possible de 36% des besoins en capitaux
D’après les calculs réalisés sur la base des statistiques de l’INSEE, il apparaît qu’une contribution de 36 % sur les FTA permettrait de financer une alloc emploi couvrant la totalité du Smic, soit 1816 euros.
La contribution des entreprises pour financer une telle allocation sera donc un prélèvement de 36 % sur les encaissements, mais aussi une aide de 36 % sur tous les achats de l’entreprise, y compris les investissements réalisés dans une optique de long terme.
Ceci signifie donc que désormais, les investissements comme le besoin en fonds de roulement (BFR) est financé à hauteur de 36 % et que l’entreprise n’aura plus qu’à chercher un financement à hauteur des 64 % restants.
Conjuguée à une allocation emploi de 1816 euros qui représente 36 % de la moyenne des flux de trésorerie que génère un travailleur en France, ceci signifie que les besoins en capitaux des entreprises, et donc de l’économie privée en général, ont été réduits de 36 %.
Des effets bénéfiques pour l’Économie sociale et solidaire
La réduction des besoins en capitaux de l’économie sera tout particulièrement bénéfique pour l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), car la levée de capitaux est souvent un frein à son développement.
- Pour les Travailleurs Non Salariés (TNS), indépendants & entrepreneurs individuels (EI)
Dans le cas des Coopératives d’activité et d’emploi (CAE) dont la vocation est précisément de permettre à des personnes de développer leur propre activité en autonomie, chacun de ses membres pourra, avec la SES, bénéficier d’un revenu garanti via l’allocation emploi dès le démarrage de leur activité. Bien que la contrepartie de ces allocations soit le versement au régime d’une fraction des flux de trésorerie qu’ils généreront, la majeure partie des entrepreneurs en CAE recevront plus qu’ils ne contribueront. Dans tous les cas, ceci stabilisera leurs revenus et sécurisera considérablement leur situation d’entrepreneur individuel.
- Pour les sociétés coopératives
Même chose pour celles et ceux qui choisissent de créer ou de reprendre collectivement leur emploi en Scop. Une partie du salaire des associés initiaux sera d’office garantie par le régime de mutualisation inter-entreprises (alloc emploi de la loi SES).
Par ailleurs, quand l’entreprise se développera, elle pourra embaucher et investir avec beaucoup moins de capitaux. Cette place moins importante du capital aura sans doute un impact positif dans le choix de la structure coopérative pour démarrer une entreprise.
- Moins de dépendances aux subventions pour les assos ?
On peut aussi transposer les effets positifs d’une alloc emploi dans tous les autres pans de l’ESS, de la grande mutuelle jusqu’à la plus petite association qui aimerait financer son premier poste salarié. La Sécurité économique et sociale facilitera ainsi les projets citoyens basés sur la démocratie, ce qui sera sans doute essentiel dans le cadre de la transition écologique. Les associations sont souvent dépendantes des subventions pour pouvoir embaucher. La Sécurité économique et sociale financera de façon automatique une partie des salaires, ce qui réduira les besoins en subventions des associations et favorisera ainsi le développement de celles-ci.
On l’a vu plus haut, la valeur ajoutée par travailleur dans l’ESS est inférieure à la moyenne dans l’économie privée. Autrement dit, pour créer ses richesses, l’ESS repose plus sur l’investissement des personnes que sur des machines ou de la recherche de productivité, forcément limitée dans les métiers liés à l’humain. La majeure partie des structures existantes de l’ESS sera donc bénéficiaire nette d’un système proposant une aide fixe à l’emploi et pour tous les emplois, ce qui leur ouvrira de nouvelles opportunités de développement.
L’effet bénéfique de la Sécurité économique et sociale pour l’ESS va donc bien au-delà de la simple réduction des besoins en capitaux de l’économie. En assurant des revenus aux travailleurs dans la phase de démarrage des entreprises, elle rend plus accessible l’entrepreneuriat et l’emploi choisi, ce qui facilite la mise en œuvre de formes démocratiques d’entreprises, accélèrera de façon significative le développement de l’Économie sociale et solidaire et lui donnera une place plus importante dans l’économie.
Benoît Borrits, ancien entrepreneur en informatique, aujourd’hui chercheur engagé, auteur, promoteur de la proposition de Sécurité économique et sociale
En savoir plus :
Pierre Liret, Coopérons et mutualisons nos richesses !, novembre 2023
- Développer l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) - 24 janvier 2024