L’imputation d’une valeur monétaire au bénévolat est une pratique qui s’est répandue au cours des deux dernières décennies, tant à l’étranger qu’en France, et aussi bien à une échelle nationale (niveau « macro » de l’imputation) qu’à celle d’une organisation (niveau « micro », en France généralement une association). Au niveau macro, cette imputation est recommandée par le Manuel sur la mesure du travail bénévole de l’Organisation Internationale du travail (OIT), publié en 2011. Elle l’est également par le Manuel sur les institutions sans but lucratif dans le système de comptabilité nationale, publié en 2003 par l’ONU ainsi que par le manuel plus récent sur le compte satellite de l’économie sociale, publié en 2018 par la même organisation internationale[1]Il n’existe pas à ce jour de traduction en langue française de ce dernier manuel dont le titre anglais est Satellite account on non-profit and related institutions and volunteer work, ce qui … Continue reading. Il ne manque pas d’exemples d’exercices de valorisation monétaire macro du bénévolat. La France ne fait pas exception[2]Édith Archambault présente ainsi, en 1996, une estimation de ce qu’elle appelle « la valeur fictive du temps de travail bénévole » : Le secteur sans but lucratif. Associations et … Continue reading.

 

Au niveau micro, pour ne retenir que le seul cas français, le règlement du 16 février 1999 relatif aux modalités d’établissement des comptes annuels des associations et fondations indiquait, concernant les contributions en nature dont le bénévolat est un élément important, que « si l’association ou fondation dispose d’une information quantifiable et valorisable sur les contributions volontaires significatives obtenues, ainsi que de méthodes d’enregistrement fiables, elle peut opter pour leur inscription en comptabilité » en comptes de classe 8 et au pied du compte de résultat. Il s’agissait donc d’une possibilité. Le règlement du 5 décembre 2018 relatif aux comptes annuels des personnes morales de droit privé à but non lucratif, qui se substitue au règlement de 1999, est plus prescriptif. Il y est stipulé que les contributions volontaires en nature sont comptabilisées, dans les mêmes conditions que précédemment, si deux conditions sont réalisées, à savoir : « 1) la nature et l’importance des contributions volontaires en nature sont des éléments essentiels à la compréhension de l’activité de l’entité ; 2) l’entité est en mesure de recenser et de valoriser les contributions volontaires en nature ». Mais il est ajouté que « si l’entité estime que la présentation des contributions volontaires en nature n’est pas compatible avec son objet ou ses principes de fonctionnement, l’entité indique les motifs de cette position ». Autrement dit, l’association doit argumenter son éventuel refus de se conformer à cette comptabilisation. Cette dernière devient donc la règle, ce qui conduit à la présenter comme obligatoire, ce que font les experts-comptables qui sont intervenus au Forum national des associations et des fondations de 2022[3]Le diaporama de leur présentation est accessible en ligne sur le site : https://www.experts-comptables.fr/sites/default/files/assets/files/FNAF_Conf.2_B%C3%A9n%C3%A9volat.pdf. Ils déclarent en effet que si, dans le texte de 1999, la comptabilisation était une option, elle devient une obligation dans celui de 2018 et son absence une exception.

Pourquoi la valorisation monétaire du bénévolat est-elle préconisée, voire imposée ? Comment est-elle mise en œuvre et que penser des résultats ainsi obtenus ? Quels sont les risques auxquels cette démarche s’expose ? Telles sont les questions qui seront ici successivement abordées.

 

Pourquoi imputer une valeur monétaire au bénévolat ?

Initialement, cet exercice répond à un souci de reconnaissance du bénévolat, c’est-à-dire à la volonté d’en rendre plus visible le rôle et l’importance. De ce point de vue, un rapprochement s’impose avec le travail domestique et la stratégie suivie pour lutter contre son invisibilisation statistique. Dans l’ouvrage qu’elle dirigea et qui fut publié en 1978, la sociologue Andrée Michel écrivait : « L’élimination de la production domestique des femmes des indices de production traduit l’infériorité attribuée dans notre société à la production non marchande des biens et des services, parce que la ῞valeur῞, dans notre société de marché, ne peut se concevoir en dehors de l’étalon monétaire… »[4]Andrée Michel (sous la direction de), Les femmes dans la société marchande, Presses Universitaires de France, 1978.. Faisant écho à ces propos, Annie Fouquet rappelle comment deux articles sur le travail domestique, issus d’une exploitation de l’enquête de l’Insee en 1975 sur les budgets temps des ménages et parus dans la revue Économie et Statistique à quelques mois d’intervalle en 1981, eurent un écho très différent dans la presse[5]Annie Fouquet, « Le travail domestique : du travail invisible au “gisement” d’emplois », in Jacqueline Laufer, Catherine Marry et Margaret Maruani (sous la direction de), … Continue reading. Le premier reposait sur une comptabilité en termes d’heures consacrées aux différentes activités domestiques. Il ne souleva qu’un intérêt pour le moins discret. Le second proposait des estimations monétaires de ces activités : il eut un retentissement beaucoup plus conséquent. La comptabilité monétaire avait ainsi eu la vertu de rendre visible ce qui ne l’était pas, et par là même de reconnaître ce qui demeurait largement occulté.

Un objectif similaire de reconnaissance a incontestablement joué un rôle dans la promotion de l’imputation d’une valeur monétaire au bénévolat. D’autres arguments sont venus s’y ajouter. C’est ainsi que le guide pratique sur la valorisation comptable du bénévolat rédigé et publié en 2022 sous l’égide du secrétariat d’état chargé de l’économie sociale et solidaire ajoute au souci de « connaître pour reconnaître » d’autres arguments, en particulier celui de montrer aux financeurs le véritable degré d’autofinancement de l’association en mettant en évidence l’intégralité de ses ressources propres et donc de faire apparaître l’effet de levier de leurs apports[6]Cf. https://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/benevolatvalorisation2022.pdf.

Il reste que, dans la réalité, le bénévolat est dépourvu d’expression monétaire puisque la non-rémunération est un critère central de sa définition, aux côtés de son caractère volontaire[7]Cette absence de rémunération ne signifie pas pour autant que le bénévolat est gratuit pour l’association du fait d’éventuels remboursements de frais, de dépenses de formation des … Continue reading. Dès lors, comment l’inscrire dans une métrique qui lui est naturellement étrangère, celle de la monnaie ?

 

Comment imputer une valeur monétaire au bénévolat ?

Il convient de faire deux remarques avant d’examiner les réponses données à cette question. La première concerne la manière dont le bénévolat est considéré dans cet exercice d’imputation. Il y est appréhendé comme un travail. Il s’agit de valoriser le travail bénévole. La définition du travail retenu dans ce cadre est identique à celle utilisée dans la valorisation des travaux domestiques et explicitée dans les années 1930 par Margaret Reid[8] Economics of household production, 1934, New York, John Wiley & Sons. : est travail une activité qui peut être déléguée à un tiers rémunéré pour être réalisée. C’est le critère de la « tierce personne ». Sur la base de cette définition, le travail distingué des loisirs qui, eux, ne sont pas délégables. Cette définition mériterait un commentaire qui dépasse les limites de cet article. Contentons-nous donc de nous demander si toutes les activités bénévoles sont effectivement délégables. En d’autres termes, toutes les tâches assurées par les bénévoles pourraient-elles l’être par des salariés ? Il n’est pas saugrenu de considérer que tel est bien le cas pour un grand nombre d’entre elles. Cela a bien d’ailleurs été historiquement observé avec la professionnalisation d’activités associatives, dans le secteur social notamment[9]Ainsi le travail social s’est-il développé, au XXe siècle et particulièrement pendant les Trente Glorieuses, par substitution de salariés aux bénévoles. Remarquons toutefois qu’au cours de … Continue reading.

Il est néanmoins des situations où cette délégation de tâches bénévoles à des salariés peut s’avérer problématique. En effet, certains services, à haute intensité relationnelle, sont susceptibles de voir leur qualité corrompue aux yeux des bénéficiaires dès lors que le prestataire peut être suspecté de motivations pécuniaires. André Gorz a écrit des réflexions intéressantes sur le sujet[10]Voir : André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Éditions Galilée, 1988. Notamment p. 178.. Observons par exemple que les visiteurs de prisons sont uniquement des bénévoles.

Notre seconde remarque découle de la première. Du fait de l’accent mis sur le travail bénévole, l’imputation d’une valeur monétaire au bénévolat est présentée comme visant la mesure de sa valeur économique, tout en reconnaissant que le comportement bénévole a d’autres dimensions. Si l’accent est ainsi mis sur cette valeur économique, c’est qu’elle paraît plus aisée à appréhender. La réussite de l’opération est alors supposée stimuler l’intérêt pour l’évaluation des autres dimensions du bénévolat[11]Ces considérations sont explicites dans l’article de Lester Salamon et de ses collègues : « Measuring the economic value of volunteer work globally : concepts, estimates, and a roadmap for … Continue reading.

Ces remarques étant faites, examinons les méthodes d’imputation plus ou moins envisageables. La première est dite méthode de l’« output » (en français, du produit). Elle consiste à partir du coût du produit (généralement un service) réalisé dans un cadre associatif avec le concours de bénévoles et à le comparer au prix d’un service équivalent vendu sur le marché par une entreprise commerciale. Dans ce cas, en supposant ici pour simplifier, que ce service est vendu par l’entreprise à prix coûtant, la différence entre les coûts des deux services traduira la valeur ajoutée imputée au travail bénévole. Le problème réside dans le fait que nombre de services rendus par les associations n’ont pas de substituts marchands autorisant cette comparaison. Pour surmonter cette difficulté, il est parfois suggéré de recourir à certaines méthodes telles que celle des évaluations contingentes, utilisées notamment par des économistes de l’environnement, pour attribuer un prix aux services écosystémiques qui en sont dépourvus. Très rapidement résumée, la méthode repose sur la création d’un marché fictif : il est demandé aux individus ce qu’ils seraient disposés à payer pour bénéficier du service (c’est le « consentement à payer ») ou ce qu’ils seraient disposés à percevoir au titre de dédommagement pour renoncer au service auquel ils ont accès (c’est le « consentement à recevoir »). Une telle méthode est effectivement mise en œuvre dans certains travaux pour imputer une valeur monétaire au bénévolat (voir infra). Elle soulève de très sérieuses objections qui ne peuvent ici être développées. Notons seulement que de fortes différences sont observées en pratique dans les évaluations contingentes selon que l’on considère le consentement à payer ou le consentement à recevoir.

La méthode de l’output conduisant à une impasse, c’est la méthode de l’input (en français, de l’intrant) qui est mise en œuvre pour attribuer une valeur monétaire au bénévolat. Il s’agit d’un raisonnement contrefactuel qui consiste à comptabiliser ce que serait la rémunération perçue par des salariés s’ils remplaçaient tous les bénévoles.

Deux variantes sont envisageables. La première est celle dite du « spécialiste » qui suppose de connaître précisément les tâches assurées par les bénévoles pour valoriser chacune d’entre elles à hauteur de la rémunération qui serait versée à un salarié voué à ce type de tâche. Cette variante suppose de connaître évidemment la diversité des activités assurées par les bénévoles. Dans les estimations « macro », à partir d’enquêtes nationales auprès des individus, elle requiert un degré de précision et par conséquent une longueur des questionnaires qui peut vite devenir problématique. Même au niveau « micro » d’une organisation, elle exige une connaissance suffisamment précise et surtout un décompte régulier par l’association des activités de ses bénévoles, ce qui n’est pas systématique, tant s’en faut. C’est pourquoi, bien que la variante du spécialiste soit recommandée par le Manuel sur la mesure du travail bénévole de l’OIT, celui-ci envisage, dans le cas d’impossibilité d’obtention des données adéquates, l’utilisation d’une seconde variante.

Cette seconde variante, le plus souvent mobilisée, est celle « du généraliste ». Le salaire de référence servant à l’imputation d’une valeur monétaire au bénévolat est alors le même pour toutes les tâches accomplies. Mais quel salaire retenir ? Le Manuel de l’OIT évoque plusieurs pistes, notamment le salaire minimum légal lorsqu’il existe (en France le SMIC) ou « le salaire des professions moins bien payées comme le travail social sans hébergement »[12]Le Manuel de l’OIT envisage également, quand cela est possible, des scénarios intermédiaires entre variante du spécialiste et variante du généraliste. Il s’agira de prendre pour salaire de … Continue reading. Certains auteurs proposent d’appliquer un coefficient correcteur (mais comment le calculer ?) au salaire servant de référence en raison d’une efficacité supposée moindre des bénévoles par rapport à celle des salariés dans l’accomplissement de leurs tâches, hypothèse dont la systématisation mériterait d’être discutée.

En résumé, il importe de souligner que les évaluations monétaires du bénévolat reposent sur des conventions de mesure dont la pluralité conduit à des estimations potentiellement assez nettement différentes entre elles, ce qui souligne la fragilité de ce type d’exercice. Mais celui-ci suscite également bien d’autres interrogations.

 

Les limites et dangers de cette imputation

L’imputation d’une valeur monétaire au bénévolat soulève plusieurs problèmes de nature différente. Ce sont certains d’entre eux qui sont évoqués ici brièvement.

Que mesure-t-on ?

Rappelons que l’objectif que se fixe l’attribution d’une valeur monétaire au bénévolat est de déterminer sa valeur économique. La méthode de l’input, quelle qu’en soit la variante, mesure cette valeur par les salaires qu’il faudrait verser aux salariés s’ils devaient remplacer tous les bénévoles. Implicitement, les salaires perçus par les salariés sont ainsi présumés exprimer de manière adéquate leur apport ( « la contribution du facteur travail » disent les économistes) à la production. C’est pourquoi ils sont censés également mesurer la contribution économique des bénévoles dès lors qu’on les imagine être remplacés par des salariés.

Cette conception qui fait du salaire une expression pertinente de la part de la richesse produite imputable au travail, est issue de la tradition économique néo-classique, encore très prégnante quoique non exclusive dans la pensée et dans l’enseignement économiques contemporains. Cette tradition fait du salaire un prix de marché qui est déterminé par la productivité du travail[13]L’auteur ayant initié cette approche à la fin du XIXe siècle, John Bates Clark, y voyait la preuve de la justice de la répartition des revenus tirés de l’effort productif, chaque facteur de … Continue reading. En d’autres termes, les inégalités de salaires ne feraient qu’exprimer les différences de productivité entre salariés. Or une telle conception est éminemment discutable. Le rapport salarial n’est pas un rapport marchand mais un rapport de subordination. Autrement dit, pour reprendre le premier alinéa du premier principe affirmé par la déclaration de Philadelphie du 10 mai 1944 adoptée par la 26e session de la Conférence de l’OIT, « le travail n’est pas une marchandise »[14]Voir sur ce sujet, la leçon de clôture prononcée en mai 2019 par le juriste Alain Supiot au Collège de France, publiée sous le titre : Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du … Continue reading, pas plus que le salaire n’est un prix de marché. Les déterminants des salaires sont multiples et impliquent  : des facteurs institutionnels producteurs de normes et de conventions ( y compris d’ailleurs dans la définition et la mesure de la productivité ), mais aussi des politiques publiques ( législation en matière de salaire minimum entre autres choses ), l’état des rapports de force entre salariés et employeurs (par exemple le taux de syndicalisation), des structures de marché (état de la concurrence entre entreprises) et d’autres facteurs encore. Ce sont autant d’éléments qui sont susceptibles d’expliquer les écarts mis en évidence par différents travaux entre évolutions des salaires et gains de productivité du travail[15]Voir par exemple « Découplage salaires-productivité : quelles conséquences sur les politiques publiques », Perspectives économiques de l’OCDE, volume 2018 n° 2, pp. 57-73.. Si donc les salaires ne peuvent être considérés comme des indicateurs fiables de la valeur économique du travail des salariés, les salaires fictifs calculés pour l’imputation d’une valeur monétaire au bénévolat, ne peuvent pas davantage être tenus pour une mesure pertinente de la valeur économique du travail bénévole.

Il découle de ces considérations que les opérations d’imputation d’une valeur monétaire au bénévolat mesurent bien davantage le montant des salaires économisés grâce au travail bénévole que la valeur économique de celui-ci. Or l’accent qui est ainsi de facto mis sur cette économie de coûts est une manière assez discutable de vanter les mérites du bénévolat. Il est susceptible en particulier d’entretenir l’idée, chez les salariés, que la substitution entre salariat et bénévolat peut, le cas échéant, se manifester en sens inverse, c’est-à-dire à leur détriment, le bénévolat remplaçant alors le travail rémunéré. Même s’il ne faut pas exagérer ce risque, il ne semble guère souhaitable de nourrir de telles appréhensions, sources de suspicion à l’égard des bénévoles, surtout dans une période de durcissement des contraintes budgétaires des associations.

 

L’utilité sociale du bénévolat n’est pas soluble dans sa valorisation monétaire

Si le bénévolat est un travail, il ne se résume pas à cela[16]Observons que s’il est travail au regard du critère de la tierce personne, le bénévolat n’est pas nécessairement vécu comme tel par les individus qui le pratiquent. Il peut par exemple être … Continue reading. Il est le vecteur d’une sociabilité du quotidien. En maintes circonstances, il est aussi un engagement, c’est-à-dire une participation volontaire à une action collective tournée vers une cause, vers autrui ou vers un intérêt commun. Si l’engagement se matérialise par la participation aux activités associatives et donc par un travail, celui-ci ne fait sens pour les bénévoles que par les visées qu’ils poursuivent à travers leur engagement. Ces visées, ou ces causes, sont diverses et parfois opposées. En cela le bénévolat contribue à alimenter le débat dans l’espace public, à modifier éventuellement l’agenda des préoccupations collectives, et par conséquent à faire vivre la démocratie, laquelle ne signifie nullement l’absence de conflits mais constitue, pour reprendre les termes de Paul Ricoeur, « un régime dans lequel les conflits sont ouverts et négociables selon les règles d’arbitrage connues »[17] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 1990, Seuil, p. 300.. Pour le dire en d’autres termes, la contribution du bénévolat ne peut être limitée à son aspect « économique » en tant que travail, mais elle doit être tout autant appréhendée dans ses dimensions sociale et civique. Or, rappelons-le, à l’origine, l’imputation d’une valeur monétaire au bénévolat n’était censée concerner que sa dimension « économique ». Mais au lieu de mobiliser des registres de valeur appropriés pour documenter ces autres dimensions du comportement bénévole, celles-ci se voient trop souvent soumises elles aussi à la métrique monétaire, laquelle s’affranchit ainsi de ses limites de validité.

Ainsi en est-il lorsque l’examen des effets sociaux des projets associatifs et des activités bénévoles fait l’objet d’investigations qui s’inscrivent dans le cadre de la méthode du retour social sur investissement (RSSI, en anglais SROI pour Social return on investment). Sans entrer dans les détails, rappelons qu’il s’agit de mettre en regard les coûts d’un projet et ses avantages attendus, quelle qu’en soit la nature (économique, social, environnemental, etc.). Cette comparaison demandant que soit retenue une même unité de mesure pour toutes les variables prises en compte, c’est la monnaie qui est choisie permettant ainsi de calculer le ratio RSSI, soit le rapport de la « valeur sociale » sur le montant investi[18]Toutefois, certaines approches, conscientes des limites d’une approche intégralement fondée sur la monnaie, optent pour une monétisation partielle complétée par l’adjonction d’autres … Continue reading. Ce ratio est interprété comme un indicateur de la performance du projet et, par là même, fournit une « légitimité de type commercial » auprès des financeurs[19]L’expression de « légitimité de type commercial » est utilisée par Maier et ses collègues, dans un article sur la méthode RSSI appliquée aux organisations sans but lucratif : « SROI as … Continue reading. La monnaie devient ainsi la mesure de toute chose et, ce faisant, tous les comportements sont subsumés sous la seule raison économique. La pluralité des registres de valeurs qui caractérisent la vie en société laisse la place à l’omnipotence de la valeur monétaire[20]Sur la pluralité des registres de valeurs, voir l’intéressant ouvrage de Nathalie Heinich, Des valeurs – Une approche sociologique, Gallimard, 2017.. Dans un tel cadre, la prise de décision est réduite à un calcul comptable qui ignore les considérations qualitatives, lesquelles requièrent des délibérations collectives qui imposent que l’on se parle et pas seulement que l’on compte. Mais les vents dominants sont à la gouvernance par les nombres, comme l’analyse Alain Supiot dans son ouvrage éponyme[21]Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015..

Cette tendance à tout valoriser en termes monétaires ne craint pas de flirter avec l’incongruité. Entre autres exemples, citons un article publié en 2015 qui entend mesurer selon la méthode RSSI les coûts et « bénéfices » des activités de recrutement, de formation et de gestion des bénévoles[22]Giacomo Manetti, Marco Beluci, Elena Como et Luca Bagnoli, « Investing in Volunteering: Measuring Social Returns of Volunteer Recruitment, Training and Management », Voluntas : International … Continue reading. À cette fin, les auteurs prennent pour terrain d’étude des activités non rémunérées d’accompagnement en camps de vacances, organisées par une association italienne en faveur d’enfants atteints de maladies graves. Dans cet article, un accent particulier est mis sur la « valeur » créée pour les bénévoles eux-mêmes et, dans ce but, deux types d’effets sont plus particulièrement examinés : d’une part, le degré de satisfaction que tirent les bénévoles de leurs activités et, d’autre part, l’effet de l’accroissement de leur réseau relationnel favorisé par leur bénévolat. Comment estimer la valeur de ces effets ? Dans la logique de la méthode RSSI, les auteurs retiennent une estimation monétaire. Concernant le premier effet, il est demandé aux bénévoles « combien ils seraient prêts à payer pour une expérience aussi positive ». Ce « consentement à payer » est considéré comme un indicateur financier de la satisfaction des bénévoles. Pour la valorisation du second effet, les auteurs adoptent ce qu’ils appellent le principe de similarité, c’est-à-dire qu’ils cherchent à identifier une activité qui pourrait avoir des effets semblables à ceux du bénévolat en termes d’enrichissement relationnel. À ce titre, ils retiennent le « coût d’une inscription annuelle à un groupe de randonnée local avec trois excursions parce qu’il s’agit d’une activité agréable qui permet de rencontrer de nouvelles personnes en plein air ». Cette frénésie de la valorisation n’atteint-elle pas l’absurde ?

 

En guise de conclusion

Le bénévolat est une activité non rémunérée. Il est dépourvu de prix monétaire. Pourquoi vouloir lui en conférer un « à tout prix », l’expression étant ici particulièrement de circonstance ? Par souci de le voir reconnaître et de lutter contre son invisibilité ? L’intention est louable, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. S’agissant du travail domestique, l’article d’Annie Fouquet cité plus haut conclut en ces termes (pp. 123-124) : « Le temps semble venu de faire reconnaître à son tour la légitimité civique et sociale d’activités privées, de création de son cadre de vie, d’épanouissement personnel, d’engagement dans la cité au même titre que les activités rémunérées, sans que leur gratuité monétaire les fasse retomber dans l’invisibilité ou l’intimité du choix individuel. ». Cela nous paraît tout à fait approprié s’agissant également du bénévolat.

Il convient, avant de clore notre propos, de lever deux ambiguïtés que pourrait engendrer la lecture de cet article.

En premier lieu, il ne s’agit nullement de disqualifier et de dénoncer par principe la monnaie et son usage, pas plus qu’il ne s’agit de faire une apologie sans réserve du don. Ces deux modes de relation entre les personnes ont leurs forces et leurs faiblesses respectives. Ils sont ambivalents. La monnaie est indispensable au fonctionnement des échanges marchands et aux opérations de redistribution des ressources. Pour le sociologue Georg Simmel, elle est un facteur de liberté personnelle bien qu’il s’agisse d’une liberté négative posant alors le problème du sens qu’on lui donne[23]Georg Simmel, Philosophie de l’argent, PUF, 2007.. Jean-Jacques Rousseau évoque aussi son ambivalence en écrivant « l’argent qu’on possède est l’instrument de la liberté, celui qu’on pourchasse est celui de la servitude »[24]Jean-Jacques Rousseau, Les confessions, Livre premier, Gallimard – folio classique, 2009, p. 71.. L’univers du don, dans lequel s’inscrit le bénévolat, a un intense contenu relationnel. Il est un opérateur de solidarité, mais les rapports de domination ne lui sont pas étrangers dès lors que celui qui reçoit ne peut assurer la réciprocité dans l’échange de dons tel qu’il est analysé par Marcel Mauss[25]Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et anthropologie, 7eédition, PUF, 1980.. Nous ne pouvons ignorer non plus que ce don de temps qu’est le bénévolat peut être orienté vers des causes pour le moins problématique. Ce que cet article a voulu souligner, c’est que ces deux modes relationnels entre les individus ont leur propre sphère de légitimité qui demande à être respectée et s’inscrivent par conséquent dans des registres de valeurs distincts. Il s’agit en quelque sorte d’un plaidoyer pour le respect de la biodiversité de ces registres de valeurs.

En second lieu, il ne s’agit nullement de récuser l’intérêt de la quantification concernant le comportement bénévole. Bien au contraire. Mais c’est bien plutôt d’une quantification en unités « physiques » (nombre de bénévoles, heures consacrées aux activités) dont nous avons besoin. Dans les études de type « macro », elles sont nécessaires pour suivre l’évolution dans le temps des effectifs de bénévoles, analyser leurs profils, appréhender dans quelle mesure la sélectivité du bénévolat se réduit et informer bien d’autres questions d’intérêt. Au niveau « micro », pourquoi la mise en évidence du nombre d’heures bénévoles aurait-elle une valeur informative moindre que la valeur monétaire imputée, dès lors que cette dernière n’est jamais que la transformation de ce nombre d’heures en un même salaire fictif appliqué à toutes les heures lorsque la variante du généraliste est retenue, comme tel est souvent le cas ? Dans une association employeuse, pourquoi la mise en regard du nombre d’heures bénévoles avec le nombre d’heures salariées serait-elle moins convaincante de la capacité de l’association à mobiliser des ressources solidaires ?

 

 

 

Lionel Prouteau, Laboratoire d’économie et de management de Nantes – Atlantique (LEMNA), Université de Nantes et ADDES 

 

En savoir plus : 

Lionel Prouteau, « Le bénévolat dans le compte satellite de l’économie sociale », RECMA – Revue internationale d’économie sociale, 2022, n° 366, p. 68-83.

 

 

 

Lionel Prouteau

References

References
1 Il n’existe pas à ce jour de traduction en langue française de ce dernier manuel dont le titre anglais est Satellite account on non-profit and related institutions and volunteer work, ce qui littéralement se traduit par Compte satellite sur les institutions sans but lucratif et apparentées et le travail bénévole. Ce manuel traite d’un ensemble d’organisations plus large que le manuel de 2003 qui se restreignait au seul secteur sans but lucratif stricto sensu. Le champ du manuel de 2018 peut être considéré comme étant sensiblement celui de l’économie sociale telle qu’elle est entendue en France. Sur ce manuel, voir : Édith Archambault, Ana Cristina Ramos, « Vers des comptes-satellites nationaux ʺTiers-secteur et économie socialeʺ construits selon le Handbook 2018 de l’ONU ? », RECMA n° 362, 2021, p. 145-158.
2 Édith Archambault présente ainsi, en 1996, une estimation de ce qu’elle appelle « la valeur fictive du temps de travail bénévole » : Le secteur sans but lucratif. Associations et Fondations en France, Economica, 1996, notamment p. 101. L’auteur du présent article a également à plusieurs reprises participé à ces exercices de valorisation avant d’en devenir un critique. Voir entre autres : Lionel Prouteau et François-Charles Wolff, « Le travail bénévole : un essai de quantification et de valorisation », Économie et Statistique n° 373, 2004, pp. 33-56.
3 Le diaporama de leur présentation est accessible en ligne sur le site : https://www.experts-comptables.fr/sites/default/files/assets/files/FNAF_Conf.2_B%C3%A9n%C3%A9volat.pdf
4 Andrée Michel (sous la direction de), Les femmes dans la société marchande, Presses Universitaires de France, 1978.
5 Annie Fouquet, « Le travail domestique : du travail invisible au “gisement” d’emplois », in Jacqueline Laufer, Catherine Marry et Margaret Maruani (sous la direction de), Masculin-Féminin : questions pour les sciences de l’homme, Paris, PUF, 2001, pp. 101-102.
6 Cf. https://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/benevolatvalorisation2022.pdf
7 Cette absence de rémunération ne signifie pas pour autant que le bénévolat est gratuit pour l’association du fait d’éventuels remboursements de frais, de dépenses de formation des bénévoles et des coûts afférents à l’équipement des bénévoles dans l’exercice de leurs tâches.
8 Economics of household production, 1934, New York, John Wiley & Sons.
9 Ainsi le travail social s’est-il développé, au XXe siècle et particulièrement pendant les Trente Glorieuses, par substitution de salariés aux bénévoles. Remarquons toutefois qu’au cours de ce processus, les salariés avaient à cœur, pout affirmer leur légitimité, de souligner les différences entre le professionnalisme et l’universalisme qu’ils revendiquaient dans leurs activités et l’amateurisme et le paternalisme dont ils suspectaient l’intervention bénévole. C’est dire que, subjectivement parlant, cette substitution n’était pas nécessairement vécue sur le mode d’une simple délégation des activités assurées antérieurement par le bénévolat mais comme une transformation de leur nature.
10 Voir : André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique, Éditions Galilée, 1988. Notamment p. 178.
11 Ces considérations sont explicites dans l’article de Lester Salamon et de ses collègues : « Measuring the economic value of volunteer work globally : concepts, estimates, and a roadmap for the future », Annals of public and cooperative economics en 2011 (vol. 82, n° 3, pp. 217-252).
12 Le Manuel de l’OIT envisage également, quand cela est possible, des scénarios intermédiaires entre variante du spécialiste et variante du généraliste. Il s’agira de prendre pour salaire de référence le salaire moyen par secteur d’activité ou de moduler le salaire fictif par le niveau estimé de qualification. En France, certaines associations modulent la valeur monétaire imputée sur la base du SMIC selon la fonction occupée par les bénévoles, par exemple 3 SMIC pour les fonctions dirigeantes, 2 pour les fonctions d’encadrement d’activités, 1 pour les fonctions d’exécution…
13 L’auteur ayant initié cette approche à la fin du XIXe siècle, John Bates Clark, y voyait la preuve de la justice de la répartition des revenus tirés de l’effort productif, chaque facteur de production, travail et capital, étant rémunéré à hauteur de sa contribution. La productivité du travail dont il est question ici est la « productivité marginale », c’est-à-dire la production additionnelle que procure l’embauche d’une unité de travail (disons un salarié) supplémentaire. Si l’on raisonne à équipement installé constant dans l’entreprise, cette productivité marginale est décroissante. L’idée est alors que l’entrepreneur recrutera jusqu’à ce que la productivité marginale en valeur (la recette supplémentaire attendue de l’embauche d’un salarié) soit égale au coût salarial additionnel.
14 Voir sur ce sujet, la leçon de clôture prononcée en mai 2019 par le juriste Alain Supiot au Collège de France, publiée sous le titre : Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIe siècle, Éditions du Collège de France, 2019.
15 Voir par exemple « Découplage salaires-productivité : quelles conséquences sur les politiques publiques », Perspectives économiques de l’OCDE, volume 2018 n° 2, pp. 57-73.
16 Observons que s’il est travail au regard du critère de la tierce personne, le bénévolat n’est pas nécessairement vécu comme tel par les individus qui le pratiquent. Il peut par exemple être vécu sur le mode du loisir.
17 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, 1990, Seuil, p. 300.
18 Toutefois, certaines approches, conscientes des limites d’une approche intégralement fondée sur la monnaie, optent pour une monétisation partielle complétée par l’adjonction d’autres données.
19 L’expression de « légitimité de type commercial » est utilisée par Maier et ses collègues, dans un article sur la méthode RSSI appliquée aux organisations sans but lucratif : « SROI as a method for evaluation research : understanding merits and limitations », Voluntas : International Journal of Voluntary and Nonprofit Organizations, 2015, vol. 26, pp 1805-1830. Les auteurs, plutôt favorables à cette méthode, n’en soulignent pas moins certaines limites et pointent les critiques qui lui sont adressées.
20 Sur la pluralité des registres de valeurs, voir l’intéressant ouvrage de Nathalie Heinich, Des valeurs – Une approche sociologique, Gallimard, 2017.
21 Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015.
22 Giacomo Manetti, Marco Beluci, Elena Como et Luca Bagnoli, « Investing in Volunteering: Measuring Social Returns of Volunteer Recruitment, Training and Management », Voluntas : International Journal of Voluntary and Nonprofit Organizations, 2015, vol. 26, p. 2024-2029.
23 Georg Simmel, Philosophie de l’argent, PUF, 2007.
24 Jean-Jacques Rousseau, Les confessions, Livre premier, Gallimard – folio classique, 2009, p. 71.
25 Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et anthropologie, 7eédition, PUF, 1980.





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