Par-delà les effets d’annonce et les postures de lucidité, le plan d’austérité présenté par François Bayrou révèle une vision politique profondément inégalitaire, déconnectée des besoins sociaux réels et socialement explosive. En brandissant la « vérité » comme justification d’une politique régressive, le Premier ministre engage le pays sur une pente dangereuse, autant sur le plan social que démocratique.

 

Le 16 juillet 2025, François Bayrou s’est présenté face à la presse comme un homme de devoir, porteur d’une « vérité » douloureuse : la dette publique menacerait la France de « mort financière »[1]Dette et hausse de la production : les annonces de François Bayrou | info.gouv.fr. . Derrière cette mise en scène solennelle se cache une entreprise politique bien connue — et maintes fois contestée : celle de l’austérité budgétaire, promue non comme un choix, mais comme une fatalité. Ce discours, mille fois entendu[2]F. Fillon, “Je suis à la tête d’un état en faillite », 2007, tente de dissimuler une réalité pourtant bien différente : si les finances publiques se dégradent, c’est en grande partie à cause des politiques économiques menées depuis 2017 — notamment les baisses massives d’impôts sur les entreprises et les plus fortunés, sans aucune contrepartie[3]211 milliards d’euros par an : les entreprises gavées aux aides publiques | Mediapart.

Le rapport[4]Commission d’enquête sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants | Sénat récemment publié sur les aides publiques aux entreprises — 211 milliards d’euros accordés sans exigence ni évaluation sérieuse — révèle l’ampleur du gâchis. Ces transferts massifs de richesses vers les secteurs les plus puissants de l’économie contrastent violemment avec la brutalité des mesures annoncées à l’égard des plus fragiles.

 

L’austérité sociale comme horizon politique

Le budget 2026 entérine un véritable tournant de rigueur : 44 milliards d’euros d’économies, dont l’essentiel sera réalisé par la non-indexation des dépenses publiques sur l’inflation. En clair, dans un pays où les prix explosent et où les services publics sont déjà à l’os, on annonce aux citoyens que leur protection sociale, leur santé, leur école, leurs infrastructures seront sacrifiées.

Le « grand chantier » esquissé par le Premier ministre dans le domaine de la santé est particulièrement révélateur. Il ne s’agit pas de renforcer l’hôpital public, ni de répondre à la crise d’accès aux soins, mais bien de faire contribuer davantage les malades eux-mêmes, sous couvert de responsabilisation. Les franchises médicales augmenteront, les ALD remises en question, les plus vulnérables seront les plus pénalisés — une logique punitive, économiquement inefficace et humainement insupportable. À cela s’ajoute un durcissement idéologique sans précédent : durcissement de l’assurance chômage, remise en cause du droit du travail (suppression des 2 jours fériés et monétisation de la cinquième semaine de congés payés), plafonnement du cumul des aides sociales.

Ce « grand chantier » n’est pas seulement inique, il tombe aussi au plus mauvais moment !  En 2023, 15,4 % de la population française vit sous le seuil de pauvreté monétaire (60 % du revenu médian), contre 14,4 % en 2022 – soit +0,9 point, le plus haut niveau jamais enregistré depuis 1996[5]INSEE, L’essentiel sur… la pauvreté | Insee, 07 juill. 2025. Cela représente environ 9,8 millions de personnes en situation de pauvreté. En valeur absolue, cela correspond à +650 000 personnes supplémentaires en un an, une progression « la plus forte depuis 1996 »[6]La pauvreté et les inégalités au plus haut depuis trente ans. Plus grave encore, cette montée s’est produite alors même que le chômage avait commencé à baisser, ce qui aurait normalement dû alléger la pauvreté : la stabilisation du chômage depuis 2015 n’a pas eu l’effet protecteur attend[7]Observatoire des inégalités, Comment évolue la pauvreté en France ? 08 juill. 2025. Les prestations sociales (allocations logement, minima sociaux, prime d’activité…) amortissent partiellement la pauvreté : sans elles, le taux aurait atteint près de 21,7 % au lieu de 15,4 % en 2023[8]INSEE, préc..

En somme, on appauvrit volontairement les plus précaires tout en continuant à subventionner massivement les grandes entreprises. Cette politique est une absurdité, tant sociale qu’économique : elle creuse les inégalités, déprime la consommation et aggrave la pauvreté.

 

Un gouvernement en crise démocratique

François Bayrou gouverne sans majorité stable et surtout sans légitimité politique. Son projet budgétaire, qualifié d’« historique » par ses partisans, pourrait bien devenir le point de rupture avec les forces vives du pays. À gauche comme à l’extrême droite, les menaces de censure se multiplient. Mais c’est surtout dans la société que la fracture devient béante : la colère sociale gronde, et les piliers de la solidarité nationale — économie sociale et solidaire (ESS), monde associatif[9]La santé financière des associations : un constat alarmant – Le Mouvement associatif, syndicats, collectivités locales — sont au bord de la rupture.

Le désengagement de l’État envers le secteur associatif et l’ESS est particulièrement cynique[10]T. Piketty, « Les inégalités sociales sont un choix politique », Sciences humaines, 08 déc. 2019 : au moment où la pauvreté atteint un niveau historique, où l’exclusion territoriale s’aggrave, les structures de terrain — celles qui luttent contre l’isolement, la faim, la précarité énergétique — sont abandonnées. Le message est limpide : vous n’êtes pas une priorité, vous êtes un coût à réduire.

 

Vers un autoritarisme social : la liberté associative dans le viseur

À cette offensive économique contre les plus fragiles s’ajoute une attaque frontale contre les libertés fondamentales, en premier lieu celle de s’organiser[11]Delfini et J. Talpin, L’Etat contre les associations. Anatomie d’un tournant autoritaire, Petite encyclopédie critique, à paraître le 17 sept. 2025. Depuis plusieurs années, et plus encore depuis la loi « Séparatisme » de 2021[12]L. n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, le monde associatif subit une répression insidieuse mais croissante. Ce texte, désormais utilisé bien au-delà de sa justification initiale[13]Loi confortant le respect des principes de la République : une histoire de détournement de pouvoir ? – Institut ISBL, permet aux préfectures d’exiger des « contrats d’engagement républicain » à géométrie variable, d’interdire ou de couper les subventions à des associations dès lors qu’elles critiquent l’action de l’État — notamment sur le climat, les violences policières, ou les politiques migratoires.

Et, en catimini, le gouvernement Bayrou a prévu le 08 juillet dernier d’aller encore plus loin durant cet été avec l’adoption par la voie réglementaire d’une nouvelle organisation administrative locale[14]Avis obligatoire, subventions locales… Le gouvernement dévoile son plan pour renforcer le statut du préfet et en faire « le chef d’orchestre de l’action territoriale« , visant à renforcer les prérogatives des préfets en matière de mainmise sur les associations. Avec cette réforme scélérate en gestation, dont personne ne parle, c’est l’ensemble de la vie associative qui risque de basculer sous le joug d’un pouvoir administratif arbitraire et idéologisé. A contre-courant de l’histoire, ce tournant jacobin autoritaire écrase l’esprit même de la démocratie participative et de la citoyenneté active, remettant en cause un pilier fondamental de notre République : la liberté d’expression et d’organisation[15]Libertés associatives : « L’autocensure est un phénomène massif » | Mediapart.

Les associations écologistes, les collectifs de défense des droits sociaux, les ONG de terrain, sont ainsi stigmatisés, surveillés, parfois dissous[16]Dissolution administrative : une exception au principe de liberté d’association ! – Institut ISBL ; v. égal. Associations : record de dissolutions ! – Institut ISBL. Leur tort ? Refuser la neutralité silencieuse, porter des revendications dérangeantes, et incarner une résistance populaire là où l’État se retire. Face à cette dérive, la société civile doit s’organiser pour exiger l’abandon de ces textes liberticides et le rétablissement des droits démocratiques dans la vie publique. L’heure est grave : défendre le tissu associatif, c’est défendre l’essence même de notre démocratie.

La justice fiscale, grande absente du discours officiel

Dans ce contexte de sacrifices imposés à la majorité, l’absence de toute volonté de rééquilibrage fiscal devient indéfendable. Alors même que neuf prix Nobel d’économie — dont Joseph Stiglitz et Esther Duflo — ont récemment soutenu la proposition d’une taxation internationale des ultra-riches, élaborée par l’économiste Gabriel Zucman[17]La « taxe Zucman » sur le patrimoine des ultrariches a été rejetée par le Sénat, la France reste sourde. Cette initiative, portée dans les enceintes internationales par certains pays du Sud, viserait à imposer un prélèvement minimum de 2 % sur les patrimoines dépassant 100 millions d’euros. Elle permettrait de récupérer des dizaines de milliards d’euros chaque année pour financer la transition écologique, les services publics, et réduire les inégalités sociales.

Mais à Paris, Bercy se fait discret voire complice. Le ministre de l’Économie, lui-même classé parmi les grandes fortunes françaises selon le Haut Autorité pour la Vie Publique — avec une déclaration dont l’évaluation soulève des doutes légitimes —, s’illustre surtout par sa passivité. Pire encore : les révélations sur les pratiques d’évitement fiscal de type « cum-cum »[18]Qu’est-ce que le « CumCum », cette escroquerie dont sont soupçonnées cinq banques françaises ?, qui permettent aux grandes entreprises et fonds spéculatifs d’échapper à l’impôt via des montages opaques, sont aujourd’hui minimisées, voire couvertes par l’administration fiscale[19]lemonde.fr/les-decodeurs/article/2025/06/19/fraude-cumcum-les-banques-accusees-d-avoir-influence-bercy-pour-affaiblir-la-loi_6614677_4355770.html. Dans ces conditions, comment parler de « vérité budgétaire » ou de « sens de l’État » quand les plus puissants sont épargnés et les plus modestes pressurés ? Comment rendre crédible ce « discours de vérité » et défendre l’idée que tous les français doivent (encore) contribuer à réduire des déficits publics qu’ils n’ont pas créés, lorsque les inégalités de revenus atteignent déjà un niveau inédit : les 20 % les plus riches gagnent 4,5 fois plus que les 20 % les plus pauvres, un ratio jamais vu depuis 30 ans[20]La pauvreté et les inégalités au plus haut depuis trente ans. Alors que le niveau de vie médian a stagné, les hauts revenus ont continué de progresser, notamment via les dividendes, accentuant ainsi le creusement des inégalités patrimoniales[21]En vingt ans, les inégalités de patrimoine ont explosé.

 

Sortir du capitalisme mortifère : une économie pour le vivant

Le capitalisme financier déréglementé, fondé sur l’appropriation sans limite des ressources naturelles et des biens communs, n’est plus seulement dépassé : il est devenu mortifère. Il empoisonne les écosystèmes, enferme les individus dans des logiques utilitaristes, catégorise les vies et détruit notre environnement, accélérant le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité[22]Non à la Loi Duplomb — Pour la santé, la sécurité, l’intelligence collective. – Non à la Loi Duplomb — Pour la santé, la sécurité, l’intelligence collective. – Plateforme … Continue reading.

La montée de la corruption en France inquiète de plus en plus les citoyens, alors que les lobbies capitalistes exercent une influence grandissante sur les décisions politique[23]La France dégringole dans l’Indice de Perception de la Corruption 2024 : une alerte démocratique inédite  – Transparency France International, minant les fondements mêmes de notre démocratie. La loi semble désormais dictée par les intérêts privés, devenant une marchandise façonnée par les plus puissants[24]Y. Guenzoui, La marchandisation de la loi. Recherches sur la fabrique contemporaine des lois, Ed. Lefebvre Dalloz, déc. 2024, 226 p..

En creux, c’est ce que révèle l’affaire Duplomb[25]Le Parlement adopte définitivement la controversée loi Duplomb sur l’agriculture, Le Monde, 08 juill. 2025, où les liens troubles entre pouvoir politique et intérêts industriels ont provoqué une véritable onde de choc. En réaction, une pétition virale dénonçant ces dérives a dépassé le million de signatures, illustrant une colère populaire profonde face à l’effritement de l’État de droit.

Face à cette impasse, une autre voie émerge avec force : celle de l’économie sociale et solidaire (ESS)[26]L. 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire (JO du 1er août) dans une logique d’entreprises socialement intéressées[27]L’Entreprise Socialement Intéressée : comment allier performance économique et utilité sociale – Institut ISBL. Comme le souligne Jérôme Saddier, ce modèle plus humain, plus équitable et profondément démocratique ne doit plus rester marginal. Il doit devenir l’économie de droit commun[28]J. Saddier, Pour une économie de la réconciliation. Faire de l’ESS la norme de l’économie de droit commun, Les petits matins, 2022, 133 pages, celle qui remet les besoins essentiels, l’émancipation humaine et la soutenabilité écologique au cœur de nos choix collectifs.

Conclusion : résister, s’organiser, reconstruire

Cette politique n’est pas une erreur technique. Elle est l’expression d’une vision de classe, d’une logique autoritaire qui flirte désormais ouvertement avec les thèses de l’extrême droite : criminalisation de la pauvreté, stigmatisation des chômeurs et de l’immigration, refus de toute redistribution, mépris des contre-pouvoirs associatifs et syndicaux. Ce gouvernement, sous l’apparente modération d’un François Bayrou, porte en réalité une violence sociale systémique et un glissement « illibéral »[29]« Illibéralisme », une doctrine qui défend la majorité au détriment de l’Etat de droit assumé.

Nous ne sommes pas condamnés à subir. Mais il faudra choisir : entre l’acceptation résignée d’une République autoritaire et gestionnaire, et la réinvention collective d’un projet de société fondé sur la solidarité, la dignité et la participation. L’histoire montre que les reculs sociaux ne sont jamais inévitables, mais qu’ils cessent toujours à l’instant où une majorité décide de dire : cela suffit.

La seule réponse possible face à ce verrouillage technocratique et politique, c’est la mobilisation populaire. Une grève générale de l’ESS et du monde associatif, pacifique et déterminée à la rentrée de septembre 2025, pourrait incarner ce sursaut nécessaire. Parce que défendre les droits sociaux, les libertés fondamentales, la justice fiscale et l’humanité des politiques publiques n’est pas une option : c’est une exigence démocratique.

 

 

Colas Amblard, président de l’Institut ISBL

 

 

En savoir plus :

Budget 2026 : le monde associatif s’apprête à se mobiliser à la rentrée

Le Capitalisme est-il obligatoire ?, Thierry Jeantet, Institut ISBL juillet 2025

Comment associer les citoyens à la préparation du budget de l’État ?, Michel Le Clainche, Miroir Social, 17 juin 2025

Comment continuer à vivre si les sources se tarissent ?, Jean Louis Cabrespines, Institut ISBL juillet 2025

Associations en 2025 : l’urgence d’agir face à une crise silencieuse, Colas Amblard, éditorial ISBL magazine mai 2025

« Sans les associations, la société ne tiendrait pas ! », Jean Louis Cabrespines, Institut ISBL, mais 2025

 

References

References
1 Dette et hausse de la production : les annonces de François Bayrou | info.gouv.fr
2 F. Fillon, “Je suis à la tête d’un état en faillite », 2007
3 211 milliards d’euros par an : les entreprises gavées aux aides publiques | Mediapart
4 Commission d’enquête sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants | Sénat
5 INSEE, L’essentiel sur… la pauvreté | Insee, 07 juill. 2025
6 La pauvreté et les inégalités au plus haut depuis trente ans
7 Observatoire des inégalités, Comment évolue la pauvreté en France ? 08 juill. 2025
8 INSEE, préc.
9 La santé financière des associations : un constat alarmant – Le Mouvement associatif
10 T. Piketty, « Les inégalités sociales sont un choix politique », Sciences humaines, 08 déc. 2019
11 Delfini et J. Talpin, L’Etat contre les associations. Anatomie d’un tournant autoritaire, Petite encyclopédie critique, à paraître le 17 sept. 2025
12 L. n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République
13 Loi confortant le respect des principes de la République : une histoire de détournement de pouvoir ? – Institut ISBL
14 Avis obligatoire, subventions locales… Le gouvernement dévoile son plan pour renforcer le statut du préfet et en faire « le chef d’orchestre de l’action territoriale« 
15 Libertés associatives : « L’autocensure est un phénomène massif » | Mediapart
16 Dissolution administrative : une exception au principe de liberté d’association ! – Institut ISBL ; v. égal. Associations : record de dissolutions ! – Institut ISBL
17 La « taxe Zucman » sur le patrimoine des ultrariches a été rejetée par le Sénat
18 Qu’est-ce que le « CumCum », cette escroquerie dont sont soupçonnées cinq banques françaises ?
19 lemonde.fr/les-decodeurs/article/2025/06/19/fraude-cumcum-les-banques-accusees-d-avoir-influence-bercy-pour-affaiblir-la-loi_6614677_4355770.html
20 La pauvreté et les inégalités au plus haut depuis trente ans
21 En vingt ans, les inégalités de patrimoine ont explosé
22 Non à la Loi Duplomb — Pour la santé, la sécurité, l’intelligence collective. – Non à la Loi Duplomb — Pour la santé, la sécurité, l’intelligence collective. – Plateforme des pétitions de l’Assemblée nationale
23 La France dégringole dans l’Indice de Perception de la Corruption 2024 : une alerte démocratique inédite  – Transparency France International
24 Y. Guenzoui, La marchandisation de la loi. Recherches sur la fabrique contemporaine des lois, Ed. Lefebvre Dalloz, déc. 2024, 226 p.
25 Le Parlement adopte définitivement la controversée loi Duplomb sur l’agriculture, Le Monde, 08 juill. 2025
26 L. 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire (JO du 1er août)
27 L’Entreprise Socialement Intéressée : comment allier performance économique et utilité sociale – Institut ISBL
28 J. Saddier, Pour une économie de la réconciliation. Faire de l’ESS la norme de l’économie de droit commun, Les petits matins, 2022, 133 pages
29 « Illibéralisme », une doctrine qui défend la majorité au détriment de l’Etat de droit





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