L’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020 aura été largement instrumentalisé par les Gouvernements successifs d’Emmanuel Macron, au détriment de la liberté d’association. Immédiatement initié à la suite de cet évènement tragique, le fonds Marianne se soldera d’abord par le départ de Marlène Schiappa du secrétariat d’État chargée de l’Economie sociale et solidaire et de la vie associative, piteusement rattrapée le 20 juillet dernier par son impéritie[1]Rapport d’information, Le Fonds Marianne : la dérive d’un coup politique, Sénat, n°829 (2022-2023), tome I, déposé le 04 juill. 2023  au moment du dernier remaniement ministériel. Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Dans la foulée, un projet de loi dit « séparatisme » présenté en conseil des ministres dès le 09 décembre 2020 devait déboucher le 24 août 2021[2]L. 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République sur la promulgation de la loi confortant le respect des principes de la République (CRPR), un cadre législatif aujourd’hui largement détourné par le Gouvernement en place pour justifier sa conception verticale du pouvoir et renforcer son autorité sur les corps intermédiaires ainsi que sur les groupements de personnes.

 

La loi CRPR du 24 août 2021 a déjà fait couler beaucoup d’encre en étant largement critiquée par l’ensemble des institutions représentatives du secteur associatif et de l’Economie sociale et solidaire (ESS). Toutefois, l’affaire de la dissolution des Soulèvements de la Terre présente ce nouveau corpus législatif sous un jour nouveau et constitue un exemple singulier des relations qu’entretient le Gouvernement actuel avec les corps intermédiaires (association, syndicat) ainsi que de la régression qui en résulte en matière de dialogue civil.

 

Dispositif ante Loi CRPR : un trou dans la raquette du Gouvernement en matière de dissolution des associations et de maintien de l’ordre public

Préalablement à la promulgation de cette loi du 24 août 2021, une association pouvait être dissoute, soit par le juge judiciaire – après qu’il a été démontré que son objet est illicite ou poursuit en fait une activité illicite[3]L. 1901, art. 7 ; C. org. jud. art. R 211-3-26-7° créé par D. 2019-912 du 30 août 2019 et qu’il existait un juste motif pour le faire[4]Mémento pratique F. Lefebvre, Associations, 2023, n°17675, p. 359 – soit directement par le pouvoir politique mais uniquement dans les cas prévus par la loi et seulement dans ces hypothèses[5]CE 22 janv. 1960 : Lebon T. p. 920 : pour une illustration CE 20 déc. 2022 n°469368 : BAF 1/23 inf. 10. En l’état actuel de la législation, difficile dans ces conditions pour le Gouvernement en place d’accroître sa mainmise sur ces corps intermédiaires, et ce d’autant plus que la Cour européenne des droits de l’Homme a entre-temps rappelé qu’une telle sanction constituait « une mesure extrêmement sévère » qui ne pouvait être tolérée que dans des circonstances très sérieuses, ce qui requiert de vérifier si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier son pertinents et suffisants[6]CHDH 2ème sect. 21 juill. 2020 n°59835/10.

 

Le séparatisme religieux : un prétexte dans le rapport de force engagé avec les corps intermédiaires ?

L’effroi provoqué par la disparition du professeur Samuel Paty, dans les conditions que l’on connaît tous, a facilité la promulgation de la loi CRPR du 24 août 2021 aux motifs des risques importants liés au séparatisme religieux. Parallèlement, Marlène Schiappa annonçait à grand renfort de presse, le lancement d’un fonds Marianne doté de 2,5 millions d’euros visant à « financer des personnes et associations qui vont porter des discours pour promouvoir les valeurs de la République et pour lutter contre les discours séparatistes. » Pour cette dernière, alors ministre déléguée à la Citoyenneté, l’objectif était de « mieux lutter contre les contenus terroristes », notamment sur Internet et les réseaux sociaux, pas seulement en les supprimant mais aussi en agissant pour leur « apporter la contradiction » et « démentir les « fake news » qui font le lit de l’islamisme radical. »

C’est encore sous couvert de la lutte contre l’islamisme radical que la loi du 24 août 2021 a accrue les pouvoirs du Gouvernement en matière de dissolution administrative d’une association[7]C. Amblard, Dissolution : vers un nouvel arsenal juridique, Juris associations Dalloz, 15 déc. 2020, n°630, pp. 34 – 36 ; du même auteur, Dissolution administrative : une exception au … Continue reading. Les motifs prévus à l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieur ont été considérablement élargis à travers les modifications apportées par l’article 16 de la loi CRPR : la provocation aux « manifestations armées dans la rue » a été remplacée par celle concernant les « manifestations armées » ou les « agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ». La dissolution administrative des associations ou groupements de fait ayant « pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement » ne concernent plus uniquement leur « objet » mais également leur « action ». Enfin, la loi critiquée du 24 août 2021 permet désormais de dissoudre une association à raison des provocations ou agissements illicites[8]Article L 212-1, 6o du C. séc. Inté. modifié par l’article 16 de la loi du 24 août 2021 vise « la discrimination, […] la haine, ou […] la violence envers une personne ou un groupe de … Continue reading de l’un ou plusieurs de leurs membres mais également lorsqu’ils « propagent des idées ou des théories tendant à [les] justifier ou [les] encourager. »

C’est sur cette nouvelle base légale que le mouvement des Soulèvements de la Terre a pu être dissout le 21 juin 2023 par la simple voie administrative et que, depuis l’investiture d’Emmanuel Macron en 2017, 33 autres décrets ont été publiés pour interdire une association ou un groupement de fait, un record pour un président depuis le début de la Ve République !

 

Application de la loi CRPR : un détournement de pouvoir qui ne veut pas dire son nom

Quel sort peut-on réserver à de telles initiatives, dès lors que l’on constate que l’application de la loi CRPR par le Gouvernement est manifestement détournée de son objectif initial ?

Lors de la présentation du projet de loi, seules les associations cultuelles loi 1905  étaient visées : cela ressort très clairement de l’analyse des premières déclarations du ministre de l’Intérieur Gérard Darmanin, le 1er février 2021, au cours de la présentation de « sa » loi ou encore du communiqué de presse du Conseil des ministres du 09 décembre 2020. La loi 1905 est citée à de nombreuses reprises, tandis que l’on évoque à peine la loi 1901. Cela ressort également très clairement de l’exposé des motifs de la loi.

Dans ces conditions, quelle valeur juridique accorder à de telles déclarations ainsi qu’à l’exposé des motifs de la loi CRPR ?

En application de l’article 7 de la loi organique du 15 avril 2009, les projets de loi doivent obligatoirement être  précédés d’un exposé des motifs[9]L.2009-403 du 15 avr. 2009 relative à l’application des art. 34-1, 39 et 44 de la Constitution, JORF n°0089 du 16 avr. qui, d’après le ministère de la Justice[10]Rép. min. Justice JO Sénat du 28 déc. 1995 p. 2430 « a pour fonction d’indiquer les raisons pour lesquelles le projet de loi est soumis au Parlement, l’esprit dont il procède et les objectifs qu’il se fixe. Il doit également comporter une brève explication par article. » Il doit également préciser clairement la nature et la portée des modifications proposées[11]E. Devriendt – M. Monte, L’exposé des motifs : un discours d’autorité. Le cas des lois françaises de 2003, 2010 et 2014 sur les retraites, in Mots. Langages du politique 2015/1 (n°107), p. … Continue reading. En tant que tel, si l’exposé des motifs n’est pas soumis à la discussion du Parlement lors de la procédure législative, en revanche il constitue de plus en plus une source d’obligations pour les Gouvernements.

Dès lors, dans le cas de la dissolution administrative des Soulèvements de la Terre, quelles conséquences peut-on tirer du fait que ce groupement ne procède pas de la loi 1905 ?

Tout d’abord, il importe de rappeler qu’une telle décision peut faire l’objet d’un recours devant le juge administratif qui devra s’assurer qu’elle est « adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité de sauvegarde de l’ordre public poursuivi, eu égard à la gravité des troubles susceptibles de lui être portés par les associations et groupements de fait visé. »[12]CC, décision n°2021-823 DC du 13 août 2021 (JORF n°0197 du 25 août 2021). Ensuite, il convient de préciser que le recours pour excès de pouvoir, faisant partie du contentieux objectif, l’autorité de la chose jugée est absolue, c’est-à-dire que la sentence produit ses effets non seulement à l’égard du requérant, mais erga omnes, la décision de dissolution sera annulée vis-à-vis de tous et sera même censée n’avoir jamais existé.

En l’espèce, il a été démontré que la loi CRPR du 24 août 2021 a été utilisée à des fins étrangères à celles précédemment annoncées par le Gouvernement au moment de sa présentation. Dès lors, la qualification de détournement de la loi et de privation de la base légale de la procédure semble devoir être explorée à l’appui des recours pour excès de pouvoir déposés à l’encontre les actes de dissolution prononcés en raison de l’importance de ce moyen de contestation : sur le plan juridique, le contrôle de légalité dans un Etat de droit moderne « permet de pénétrer jusqu’au mobiles psychologiques »[13]Y. Gaudemet, Droit administratif, 24ème éd., LGDJ, août 2022, n°361, p. 186 du législateur ; sur un plan pratique, ce moyen d’annulation peut être efficacement utilisé par le juge, d’autant plus qu’il a une portée générale comme cela a été précisé précédemment.

Malgré ces quelques développements, les relations qu’entretient le Gouvernement actuel avec les corps intermédiaires doivent-elles se jouer dans les prétoires ? Assurément non. C’est pourquoi, à l’instar de la plupart des instances représentatives du secteur associatif et de l’ESS[14]https://www.ess-france.org/cp-remaniement-ministeriel-un-signal-incomprehensible-envoye-aux-acteurs-de-la-vie-associative-et, l’Institut ISBL en appelle à des relations apaisées et constructives avec la puissance publique. Les récentes manifestations et les épisodes d’émeute montrent à quel point notre pays est fracturé par l’absence de dialogue civil que seuls les corps intermédiaires sont à même de renouer avec le pouvoir politique afin d’œuvrer pour une réconciliation nationale.

Pour favoriser un « retour à la normale », plusieurs propositions concrètes peuvent, selon nous, être formulées en ce sens :

  1. Le Gouvernement actuel doit résolument inscrire l’ensemble de son action dans une logique d’intérêt général et de protection des libertés individuelles et collectives, notamment au regard de la liberté d’association élevée au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République[15]CC, Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971;
  1. L’application de la loi CRPR du 24 août 2021 doit être strictement cantonnée aux associations cultuelles loi 1905, y compris pour ce qui concerne le contrat d’engagement républicain si fortement décrié[16]J.- L. Cabrespines, Charte des Engagements Réciproques ou Contrat d’engagement républicain : de la co-construction à la déconstruction, Institut ISBL, avril 2023;
  1. Le Gouvernement actuel doit rapidement revenir à l’état d’esprit qui présidait au moment de la circulaire du 29 septembre 2015 – toujours en application – laquelle privilégie des relations de confiance entre les associations et les autorités administratives, le recours aux financements pluriannuels et le développement d’une politique d’attribution de subventions dont les modalités respectent l’initiative associative et sont concertées avec les acteurs ;
  1. Eu égard à leur extraordinaire potentiel de transformation économique, sociale et démocratique, la nomination d’un Haut-Commissaire – à défaut d’un ministre de plein exercice[17]Olivia Grégoire à l’ESS : une bonne nouvelle ? – Pierre Liret, Institut ISBL juillet 2023 – doit rapidement intervenir pour permettre la représentation des associations et de l’ESS et une loi de programmation pour l’ESS doit être adoptée – à l’instar de la récente loi de programmation militaire 2024-2030[18]Pour les sept années couvertes par la LPM, un effort budgétaire de 413,3 milliards d’euros sera consacré aux armées (400 milliards de crédits et 13,3 milliards de ressources … Continue reading – en complément de la loi relative du 31 juillet 2014[19]L. 2014-856 du juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire.

 

 

Colas Amblard, président de l’Institut ISBL

 

 

En savoir plus : 

C. Amblard, Dissolution : vers un nouvel arsenal juridique, Juris associations Dalloz, 15 déc. 2020, n°630, pp. 34 – 36 ;

C. Amblard, Dissolution administrative : une exception au principe de liberté d’association ! Juris associations, Juris associations, 15 févr. 2022, n°653, pp. 31 – 33 ; voir égal. Avis HCVA adopté le 02 déc. 2020

J.- L. Cabrespines, Charte des Engagements Réciproques ou Contrat d’engagement républicain : de la co-construction à la déconstruction, Institut ISBL, avril 2023

P. Liret, Olivia Grégoire à l’ESS : une bonne nouvelle ? – Institut ISBL juillet 2023

 

References

References
1 Rapport d’information, Le Fonds Marianne : la dérive d’un coup politique, Sénat, n°829 (2022-2023), tome I, déposé le 04 juill. 2023 
2 L. 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République
3 L. 1901, art. 7 ; C. org. jud. art. R 211-3-26-7° créé par D. 2019-912 du 30 août 2019
4 Mémento pratique F. Lefebvre, Associations, 2023, n°17675, p. 359
5 CE 22 janv. 1960 : Lebon T. p. 920 : pour une illustration CE 20 déc. 2022 n°469368 : BAF 1/23 inf. 10
6 CHDH 2ème sect. 21 juill. 2020 n°59835/10
7 C. Amblard, Dissolution : vers un nouvel arsenal juridique, Juris associations Dalloz, 15 déc. 2020, n°630, pp. 34 – 36 ; du même auteur, Dissolution administrative : une exception au principe de liberté d’association ! Juris associations, Juris associations, 15 févr. 2022, n°653, pp. 31 – 33 ; voir égal. Avis HCVA adopté le 02 déc. 2020
8 Article L 212-1, 6o du C. séc. Inté. modifié par l’article 16 de la loi du 24 août 2021 vise « la discrimination, […] la haine, ou […] la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou religion déterminée ».
9 L.2009-403 du 15 avr. 2009 relative à l’application des art. 34-1, 39 et 44 de la Constitution, JORF n°0089 du 16 avr.
10 Rép. min. Justice JO Sénat du 28 déc. 1995 p. 2430
11 E. Devriendt – M. Monte, L’exposé des motifs : un discours d’autorité. Le cas des lois françaises de 2003, 2010 et 2014 sur les retraites, in Mots. Langages du politique 2015/1 (n°107), p. 67 à 84
12 CC, décision n°2021-823 DC du 13 août 2021 (JORF n°0197 du 25 août 2021)
13 Y. Gaudemet, Droit administratif, 24ème éd., LGDJ, août 2022, n°361, p. 186
14 https://www.ess-france.org/cp-remaniement-ministeriel-un-signal-incomprehensible-envoye-aux-acteurs-de-la-vie-associative-et
15 CC, Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971
16 J.- L. Cabrespines, Charte des Engagements Réciproques ou Contrat d’engagement républicain : de la co-construction à la déconstruction, Institut ISBL, avril 2023
17 Olivia Grégoire à l’ESS : une bonne nouvelle ? – Pierre Liret, Institut ISBL juillet 2023
18 Pour les sept années couvertes par la LPM, un effort budgétaire de 413,3 milliards d’euros sera consacré aux armées (400 milliards de crédits et 13,3 milliards de ressources extra-budgétaires). L’effort de défense sera porté à 2% du produit intérieur brut (PIB) entre 2025 et 2027.
19 L. 2014-856 du juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire





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