Le 7 septembre dernier, les Licoornes, coopératives de la transition, organisaient leur 3e rencontre annuelle, centrée pour l’occasion sur la thématique du travail. Cette nouvelle rencontre s’est achevée avec un bilan doublement positif : une audience supérieure aux deux précédentes années avec près de 500 personnes réunies à l’Académie du Climat à Paris, mais aussi l’annonce officielle de l’arrivée de 4 nouveaux membres. Une progression qui justifie de faire le point pour en savoir plus sur ces bêtes curieuses…
Les Licoornes sont nées en 2021 d’un regroupement de 9 coopératives de différents secteurs – de la mobilité douce aux énergies renouvelables en passant par la téléphonie et bien d’autres secteurs dont la finance – désireuses de promouvoir auprès des consommateurs particuliers ou organisations, une offre de services 100% coopérative et sociétalement responsable, notamment face aux défis écologiques. L’initiative est née dans le contexte post-Covid à l’époque où l’on pensait que le monde d’hier était mort avec la crise sanitaire et que de nouveaux comportements apparaîtraient pour faire naître une autre économie, une autre société que celles issues de l’essor du capitalisme et de la civilisation industrielle au 19e siècle.
Licornes et Licoornes
L’initiative est née aussi voire surtout dans le contexte de montée en puissance médiatique des Licornes avec un seul O, nettement plus connues que les Licoornes avec deux O et ce à la suite de la volonté des pouvoirs publics de créer un écosystème de start-up françaises aussi dynamiques et innovantes que les start-up américaines de la Silicon Valley. Le nom de Licornes avait été inventé par un certain Aileen Lee en 2013, pour montrer à quel point ces start-up étaient des animaux fabuleux, incroyables et inédits parce qu’elles étaient capables de valoir plus d’un milliard de dollars sans être cotées en bourse ni appartenir à un grand groupe. Le gouvernement a repris le concept pour le décliner en France et donc quelques années plus tard, quelques sociétés coopératives décident de créer des Licoornes avec deux O, pour montrer qu’on peut créer des animaux encore plus fabuleux en économie : des entreprises capables de se développer économiquement, mais avec un projet plus ambitieux : transformer l’économie en développant des projets à forte utilité sociale et sociétale et le tout avec des pratiques responsables. Sans surprise, la valeur financière de ces neuf coopératives est infime au regard de la valeur financière des Licornes capitalistes. Mais elles reposent aussi sur des modèles de croissance patiente et de long terme tandis que les Licornes créent un engouement immédiat, avec par suite des gros risques de chute aussi rapide, ainsi qu’en ont témoigné de nombreux récents redressements ou liquidations dans la French tech française. Autrement dit, les Licoornes face aux Licornes vont peut-être rejouer au 21e siècle et en économie la fable de La Fontaine du lièvre et de la tortue.
Projet politique
Les Licoornes ont organisé leur première rencontre en 2021 sous le vocable Onde de Coop. Fortes d’un premier succès, elles ont organisé une 2de Onde de Coop en 2022 puis, pour aller plus loin, ont engagé leur premier recrutement. Et donc en 2023 s’est réunie cette 3e Onde de Coop qui marque encore une nouvelle étape avec l’arrivée de quatre nouveaux membres : le célèbre réseau de magasins bio Biocoop, une coopérative de transport maritime à la voile, Windcoop, une plate-forme web de cinéma documentaire Tënk et Éthi’Kdo, « la première carte cadeau des enseignes 100% écologiques et solidaires ». En trois ans, à la mesure d’échanges fructueux entre les coopératives, le projet Licoornes a pris un peu d’épaisseur et affirme désormais haut et fort un projet politique jusque-là sous-jacent si l’on en croit le site web du collectif dont le logo est assorti d’une baseline « coopératives pour la transition » et une accroche en page d’accueil : « transformons radicalement l’économie ». En clair, l’offre de services alternative s’affiche désormais dans un projet politique et donc autrement dit, pouvant justifier des actions de plaidoyer au-delà de la valorisation en commun des services de chacune des coopératives.
Intérêt collectif et multi-sociétariat
Dernier élément de cet état des lieux : à l’exception notable de l’un des nouveaux membres, Biocoop, qui se décrit lui-même plutôt comme un réseau, toutes les coopératives des Licoornes sont des SCIC, sociétés coopératives d’intérêt collectif. Autrement dit, elles assument le fait d’être des sociétés et donc dans le champ économique concurrentiel et commercial, mais pour y porter des projets d’intérêt général et non lucratifs (ou si peu) et avec une gouvernance en conséquence associant au projet toutes les parties prenantes concernées dans une logique inclusive et participative : ce qu’on appelle le multi-sociétariat. Pour rappel, une SCIC doit avoir obligatoirement trois catégories d’associés au minimum dont deux impératives : les bénéficiaires des services (clients, usagers) et les producteurs de travail (salariés pour l’essentiel), la troisième catégorie étant au libre choix de l’entreprise. Dans les Licoornes donc, pas de Scop (entreprise partagée entre les travailleurs), pas de coop de consommateurs ou d’artisans ou d’agriculteurs, aucune autre forme coopérative que la SCIC et sa fameuse combinaison de « l’intérêt collectif » et du « multisociétariat ».
Organiser les parties prenantes
Sur le papier, la SCIC est LE modèle d’avenir de l’économie puisqu’il est la traduction juridique de l’avènement de l’entreprise 100% RSE, celle dans laquelle par définition, l’entreprise est socialement responsable puisqu’elle associe toutes les parties prenantes de façon démocratique dans son projet. Toutes vraiment ? En fait non, puisqu’au nom de l’intérêt collectif (et en fait souvent général), les financeurs ne sont guère encouragés, y compris les financeurs dits « à impact ». Mais comme les SCIC sont des sociétés et non des associations, elles n’ont pas accès aux mêmes subventions, au mécénat, à la reconnaissance d’utilité publique ou autres dispositifs, bien qu’inscrites comme elles dans une gestion pas ou peu lucrative. Fort heureusement, le droit français est si riche qu’il ne manque pas de solutions pour contourner les freins actuels. Mais comme l’avait bien relevé le rapport IGAS, la SCIC mériterait d’être améliorée sur divers points. Par ailleurs, si la SCIC a bien l’avantage d’être par nature inclusive et multi parties prenantes puisque c’est pour ça qu’elle est née, il ne faut pas oublier que le droit français n’a jamais interdit le multisociétariat et que toutes les autres formes de sociétés, de la SAS à la coopérative loi 1947 historique, permettent fort heureusement d’accueillir des associés extérieurs et de constituer des catégories ou des pondérations de vote. Bref, le multi-sociétariat n’est pas l’apanage de la SCIC et bien des entrepreneurs n’ont pas attendu la SCIC pour organiser un actionnariat ou un sociétariat pluriel. De même, bien des organisations tournées vers l’intérêt général (ou intérêt collectif) ont de longue date trouvé des modes de gouvernance permettant d’associer des parties prenantes différentes. C’est le cas par exemple dans les universités ou les écoles.
Licoornes en SCIC
Quoiqu’il en soit, aujourd’hui, exception faite de Biocoop, « petit nouveau », les Licoornes ne rassemblent que des SCIC. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elles sont des entreprises récentes qui ont donc choisi le statut juridique le plus récent adapté à leur projet sociétal d’être « acteurs de la transition ». Cela exclut-il d’emblée les autres formes de coopératives ? Sans doute non. Mais les Licoornes sont en émergence et auront sans doute besoin de préciser quel périmètre elles souhaitent délimiter pour être « coopérative de la transition ». Quant aux coopératives existantes, voire anciennes, sans doute une large majorité ne connaît-elle pas encore les Licoornes, ou ne voient pas comme cette initiative pourrait s’inscrire dans leur propre projet ou ne se sentent pas coopératives de la transition au sens engagé et militant du terme. Reste le cas de Biocoop : son projet est ancien et antérieur à la création du statut SCIC, mais on pourrait presque dire que l’enseigne incarne la première coopérative de la transition, en tout cas la plus emblématique puisque depuis plus de 50 ans, elle s’est donnée pour mission de développer et permettre l’accès d’une alimentation saine et bio au plus grand nombre. Issu d’un regroupement d’initiatives territoriales qui se sont peu à peu organisées pour construire l’enseigne nationale qu’on connaît aujourd’hui, le réseau s’est fédéré à l’échelon national en association loi 1901 dans un premier temps, puis en coopérative, mais en optant pour la coopérative dite loi 1947, oubliée aujourd’hui par bien des nouveaux entrepreneurs coopératifs et pourtant toujours pertinente par son format générique et par conséquent assez souple.
Coopérer, un projet humain
Au-delà de leur statut juridique aujourd’hui unique, mais sans vraiment d’autre raison que l’engouement pour le statut SCIC en France, tout l’intérêt et la singularité des Licoornes est de vouloir fédérer les « coopératives de la transition ». Sous-entendu, on peut être coopérative sans être de la transition, ce qui a le mérite de rappeler dans cet immense méli-mélo mélangeant les concepts de raison d’être, mission, RSE, ESS, utilité sociale, impact, etc, que le projet coopératif est dans son ADN un projet « social », c’est-à-dire un projet d’organisation entre humains. La coopérative est un rassemblement de personnes animées par une cause ou un projet commun et qui partagent des relations d’entraide mutuelle. C’est un mode d’organisation alternatif à l’entrepreneuriat dominant avec l’envie d’une entreprise partagée dans laquelle l’argent est un carburant pour un projet et pas l’inverse. Autrement dit, quelles que soient ses « vertus » en termes de priorité au projet, de gestion de long terme, d’égalité de pouvoir et d’équité de droits et de devoirs entre les membres, le modèle coopératif n’a jamais pris en compte son rapport à la nature et au vivant. Il en était même une façon au départ de trouver le moyen d’améliorer sa condition face à une nature au départ hostile. Puis, à partir du 19e siècle, il a été une solution alternative pour s’extraire de l’exploitation du capitalisme industriel émergent.
Ecologie et solidarité
Côté écologie, Il y a eu le fameux rapport Meadows de 1972 sur la croissance zéro qui a fait grand bruit, mais inaudible pour les décideurs. C’est donc le rapport Bruntland de 1987 qui a posé pour la 1e fois dans une instance internationale officielle l’urgence climatique et le concept de développement durable. Cette urgence climatique s’est imposée à TOUS, exploitants et exploités, patrons et salariés, producteurs et consommateurs, etc. Jusqu’à présent, on ne débattait que des moyens de répartir les richesses et de créer de la justice entre nous. Mais maintenant, on a une urgence climatique qui est devenue le défi premier et dans ce défi, certains – dont les coopératives de la transition en France – ne conçoivent pas de transition écologique sans la construire avec le plus grand nombre et en ne laissant personne sur le bas-côté. Facile à dire, moins facile à faire. Une banque devra-t-elle refuser un prêt à un jeune qui faute de pouvoir acheter une voiture électrique, devra acheter une voiture d’occasion à essence pour rouler dans sa campagne ? Il est facile de diaboliser Total Energies en bloc et a priori moins facile d’avoir en face une TPE de transport routier dont c’est le gagne-pain. Etc.
Qui pour rejoindre les Licoornes ?
Dans ce contexte, les coopératives de la transition (les Licoornes donc) portent ce qu’on pourrait appeler une innovation de rupture au regard du modèle coopératif puisqu’elles sont les premières à former mouvement et institution pour poser la question de l’articulation entre projet coopératif et défi écologique. Bien des coopératives, sinon la plupart, ont un objet social qui était perçu comme noble autrefois car proposant un lieu de solidarité collective pour permettre à des groupes de personnes de construire leur avenir et vivre une cause commune dans une entreprise démocratiquement partagée. Aujourd’hui, bon nombre d’entre elles sont vilipendées pour avoir trop bien réussi ou pour ne pas avoir été plus lucides que les autres entreprises sur les urgences écologiques alors même que ni les pouvoirs publics ni les citoyens consommateurs n’ont été plus lucides, et les ont même parfois encouragées.
Le septième principe coopératif
En 1995 à Manchester, précisément suite au rapport Bruntland, les instances de l’Alliance Coopérative Internationale ont ajouté un septième principe coopératif « engagement dans la communauté et pour le développement durable », après de longs débats précisément sur des engagements plus ou moins précis face au défi écologique. Elles ont donc préféré une formulation plus large autour de l’engagement pour la communauté. Engagement pour un développement durable aux contours certes vagues, mais qui avait le mérite d’être cohérent avec le périmètre humain de l’organisation coopérative. Mieux vaut tard que jamais : aujourd’hui, les coopératives de la transition nous proposent d’agir très clairement pour cette transition écologique de manière coopérative. On ne peut que les y encourager et espérer d’une part que bien d’autres coopératives auront envie de rejoindre les Licoornes et que d’autre part les Licoornes auront elles aussi envie de les accueillir. Le projet coopératif de demain, c’est aujourd’hui qu’il se construit !
Pierre Liret
Vulgarisateur, expert coopératif, membre de Coopaname`
En savoir plus :
Site internet des Licornes : https://www.licoornes.coop/
Encourager le sociétariat, Pierre Liret, Institut ISBL, juin 2022
Licornes ou Licoornes : Quel monde pour demain ?, Ivan Chaleil, Institut ISBL, novembre 2021
Scic et CAE : des coopératives pour demain selon l’IGAS, Pierre Liret, Institut ISBL, octobre 2021
« Statut ne vaut pas vertu », oui mais…, Colas Amblard, éditorial ISBL magazine, avril 2018
Nota Bene : le présent article est totalement indépendant et n’a pas été relu par les Licoornes qui ont par conséquent tout loisir de préciser, compléter ou nourrir le présent article dans de prochains numéros ISBL magazine.
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