Des mono-industries puissantes

Nos régions, nos bassins d’emploi ont été, depuis la révolution industrielle, fortement marqués par des mono-industries puissantes, ou par des secteurs d’activités uniques pouvant aller jusqu’à « modeler » un environnement physique, social et environnemental.

Des territoires entiers se sont organisés ou ont connu une période de félicité ou de déclin en fonction de la bonne ou de la mauvaise santé d’entreprises ayant phagocyté leur territoire. Ainsi en est-il de Michelin à Clermont-Ferrand, de Peugeot à Montbéliard, de Manufrance à Saint-Etienne, de Schneider au Creusot… voire l’implantation de l’armée dans les villes de garnison. Mais ce peuvent être également des secteurs entiers qui ont bâti des régions, comme le textile ou le charbon dans le Nord, l’élevage du ver à soie dans les Cévennes ou la sidérurgie en Lorraine.

Le déclin de certains territoires suite au départ de ces entreprises a ouvert la voie à de nouvelles formes d’emploi et de travail. Nous ne dépendons plus de la toute-puissance d’un seul, nous devons nous organiser pour créer des dynamiques territoriales nouvelles dans lesquelles les entreprises peuvent jouer de leurs complémentarités.

Nous sommes encore loin d’un modèle qui permettrait de créer de véritables zones de développement économique cohérentes, mais des exemples existent en la matière qui permettent d’augurer que tout type d’entreprises et de pouvoirs publics puissent travailler ensemble au développement de leur territoire, en particulier avec et entre entreprises de l’ESS qui ont à cœur de défendre l’intérêt général.

Entreprendre autrement dans les territoires, c’est donc savoir mobiliser l’ensemble des énergies pour un objectif commun. Pour cela, il est nécessaire que se mettent en place des cadres d’organisation dans lesquels les pouvoirs publics et les entreprises apportent leurs compétences et leurs capacités communes.

 

Une répartition des compétences entre les pouvoirs publics

La difficulté de l’organisation territoriale du développement économique, en France, tient, en partie, alors que cela pourrait être un avantage, à la stratification des compétences entre les pouvoirs publics. A chaque catégorie d’activité, l’État ou une collectivité territoriale a une compétence attribuée. De ce fait, il est nécessaire de trouver des lieux de concertation et d’organisation des politiques de développement. Des comités et programmes sont mis en place dans lesquels figurent, outre les représentants de l’État et des collectivités, des représentants des entreprises, des acteurs locaux, des habitants, des corps intermédiaires… selon des thématiques précises et qui permettent de construire ensemble des actions territoriales reconnues et financées.

Les entreprises de l’ESS sont fortement impliquées dans la construction de ces politique territoriales, à la fois parce qu’elles sont des partenaires des pouvoirs publics dans certains secteurs d’activité dont la compétence est confiée aux collectivités territoriales (santé, éducation, action sociale…), mais aussi parce que nombre de ces entreprises ont développé des productions, des actions ou des services en lien avec leur implication forte dans les territoires.

 

L’implication de l’ESS dans la vie des territoires

Car ce qui fait la force et la pertinence des entreprises de l’ESS est leur proximité avec les habitants, avec les lieux dans lesquels elles sont implantées et la recherche de solutions adaptées aux territoires.

L’ESS est pourvoyeuse d’emplois, et cela s’est vérifié lors de la dernière crise économique et/ou sanitaire. Ainsi, sur la période 2008–2013, l’emploi s’est maintenu : +0,8% dans l’ESS, contre -0,2 % dans le reste de l’économie. Elle représente 10,5% de l’emploi en France et 13,9% de l’emploi privé. Ce sont plus de 220.000 structures qui emploient 2,38 millions de salariés.

Au-delà des chiffres, nous pouvons constater la force de l’ESS dans les régions pour plusieurs raisons : les emplois sont souvent non délocalisables, les structures sont fortement inscrites dans le tissu local, leurs activités répondant à des besoins locaux.

Cette proximité, avec les besoins des habitants, mais aussi avec les orientations des collectivités territoriales dans leurs champs de compétences font des entreprises de l’ESS des acteurs incontournables car répondant aux problématiques locales qui demandent souvent une conjugaison d’interventions différentes (entre les pouvoirs publics et des acteurs économiques, en l’occurrence privés non lucratifs).

Les entreprises de l’ESS sont aussi des acteurs importants sur le plan de l’innovation. Véritables veilleurs dans leurs territoires d’intervention, elles peuvent engager des propositions en direction des pouvoirs publics : soutien de personnes en difficulté, lutte contre les exclusions et les inégalités sanitaires, sociales, économiques et culturelles, préservation et développement du lien social, maintien et renforcement de la cohésion territoriale.

Elles tiennent compte de l’évolution de la société et n’ayant pas vocation à s’enrichir financièrement, mais à assurer de la production de biens et de services en équilibrant financièrement leur intervention, elles peuvent agir dans de nombreux domaines : le vieillissement de la population qui créé de nouveaux besoins en mobilité, l’habitat, les services de proximité ; l’augmentation du nombre de familles monoparentales ou encore la multiplication des emplois à horaires atypiques qui créent des besoins spécifiques dans la prise en charge des jeunes enfants ; le développement de nouvelles technologies et l’accompagnement nécessaire de certains publics à la maîtrise de leur usages.

Cela demande que les démarches engagées puissent se faire de manière systémique : intervenir dans un champ particulier demande que l’on tienne compte de tout ce qui fait et fera l’environnement des personnes que nous touchons. On ne peut pas parler d’emploi en zone rurale, par exemple, sans parler de mobilité, de santé, d’éducation, de loisirs, de commerce, de lieux de rencontre…

 

Et ça fonctionne !

Nous sommes là dans une véritable mutualisation et coopération entre des acteurs différents qui permettent de consolider le tissu économique, de structurer des filières d’activités, de créer et consolider des emplois, de soutenir des projets d’innovation sociale et environnementale. Ces dynamiques se concrétisent notamment sous la forme de Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Il s’agit de regroupements sur un même territoire d’entreprises de l’ESS qui s’associent à des entreprises, en lien avec des collectivités territoriales ou encore des centres de recherche.

Un premier exemple est celui de la ville de Romans-sur-Isère dans la Drôme, capitale mondiale de la chaussure, qui, après la fermeture de la dernière usine de chaussures, s’est retrouvée sinistrée. Les acteurs locaux ont su faire redémarrer son activité grâce à la volonté conjuguée des élus de la ville et d’une entreprise d’insertion (le groupe Archer) qui ont mis en commun leurs moyens, ont su regrouper les compétences (en particulier les vieux travailleurs retraités de cette industrie), mobiliser les fonds nécessaires au redémarrage, en constituant un Pôle Territoriale de Compétences Économiques regroupant l’ensemble des acteurs au sein d’une même structure autour d’objectifs partagés. À partir du redémarrage de l’industrie de la chaussure, toutes les activités dépendantes (fournisseurs, sous- traitants…) ou périphériques (commerces, santé, loisirs…) se trouvent relancées car nécessaires au bien vivre ensemble dans ce territoire.

Un second exemple est celui de Faux-La-Montagne, commune rurale de 380 habitants en 2014 (446 en 2020), située dans le département de la Creuse qualifiée de « village de l’ESS » en raison de son dynamisme et de la place qu’occupe l’ESS dans son développement économique, social, culturel, environnemental.

Ce tissu local est composé de 35 associations (5 fois plus que la moyenne nationale, dont 8 avec des salariés) et de coopératives sous toutes les formes (1 SAPO, 1 SCOP, 1 SCIC). Plus de 50% des emplois sont dans l’ESS (dont 23% dans les coopératives). Cette situation est née de la volonté politique de plusieurs générations d’élus communaux d’accueillir sur ce territoire toutes les initiatives qui pouvaient permettre un développement, en s’efforçant d’accompagner ces initiatives. Ils ont donc écouté les entreprises voulant s’installer et ont multiplié les aménagements nécessaires, les services obligatoires, les politiques sociales, sanitaires, éducatives, commerciales nécessaires à l’installation des entreprises et des salariés, dans une vision commune d’une économie de territoire. La démarche systémique au sein d’une vision partagée d’un système économique basé sur le respect de la personne a permis un développement harmonieux basé sur des valeurs communes de non lucrativité, de démocratie locale, de complémentarité.

Dans certains quartiers ou certains territoires, se sont créées des Régies de quartier et de territoire qui agissent dans les « quartiers prioritaires » aux côtés des collectivités territoriales et des bailleurs sociaux, pour améliorer le cadre de vie, développer des services à la personne ou des activités d’utilité sociale, etc.

Enfin, un dernier secteur important dans lequel agit l’ESS est celui de la transition écologique, énergétique et de l’économie circulaire dans lesquelles de nombreuses entreprises de l’ESS sont fortement engagées : prévention des déchets, réemploi, recyclage, en matière d’énergie, dans tout ce qui touche au domaine agricole…

 

Une organisation et des partenariats internes à l’ESS pour aller plus loin

Mais ces réponses locales demandent, de la part de l’ESS, une organisation interne forte. C’est pourquoi chaque famille s’est constituée en réseaux régionaux qui agissent dans le même sens pour faire reconnaître, valoriser, défendre, promouvoir les actions des entreprises de l’ESS.

Il ne faut pas perdre de vue que l’ESS est avant tout une autre forme d’économie que l’économie capitaliste, ayant pour vocation d’exercer des activités économiques dans le cadre d’un projet politique inscrit dans le partage de valeurs communes, de règles et principes et pour œuvrer à l’intérêt général.

On se perd souvent dans les seules appréciations de la qualité des résultats économiques, alors que nous devrions faire valoir le rôle essentiel des entreprises de l’ESS comme des acteurs principaux du développement des territoires, pas seulement dans le domaine économique.

Le débat actuel sur la mesure d’impact, qui serait l’alpha et l’oméga de la preuve de l’inscription de certaines entreprises dans l’ESS à partir d’une série d’indicateurs, en est la preuve, en particulier parce que ceux qui veulent à tout prix faire valoir des mesures en ce sens sont de nouveaux venus dans le périmètre de l’ESS du fait de la reconnaissance des entreprises commerciales, alors que ces entreprises ne respectent qu’une partie des principes de cette autre forme d’économie, en particulier en matière économique et d’appartenance à un collectif ou non. Il est sans aucun doute nécessaire de savoir quel impact ont les entreprises de l’ESS sur leur territoire, mais avec des indicateurs qui correspondent à ce qui s’y passe.

Il ne suffit pas de se réclamer de l’ESS pour en faire partie. Il faut la vivre, en respecter les règles et les principes, avoir pour socle une vision différente de la société sur les plans économiques et sociaux que ceux de l’économie libérale.

Être de l’ESS, c’est partager un projet collectif ayant pour préoccupation, au-delà de la question de l’équilibre financier obligatoire, le respect de l’Homme et de son environnement.

Un long chemin reste à parcourir et, si la crise sanitaire et économique que nous venons de traverser a pu servir le développement de l’ESS car les français étaient demandeurs de plus d’éthique, ont découvert que l’on peut travailler autrement, que des valeurs peuvent animer le monde du travail, elle a aussi permis que certains entrepreneurs dits sociaux surfent sur la vague pour engager l’ESS sur un terrain plus proche des entreprises traditionnelles capitalistes, faisant perdre une partie des valeurs qui animent l’ESS.

Il revient à toutes les entreprises de l’ESS, tous leurs représentants de défendre et animer l’ESS pour un (et dans) un projet politique différent.

 

Un exemple à suivre au plan international

Au moment où s’engage un débat pour la présidence du mouvement Impact France qui dérivait déjà auparavant vers les rives d’un capitalisme caché et qui veut maintenant, à l’initiative de certains, s’orienter vers un mouvement englobant tous types d’entreprises dès lors qu’elle se prétendent « à mission », faisant perdre totalement le peu de crédibilité qu’avait ce mouvement, les acteurs de l’ESS au plan international et européen ont su dépasser leurs divergences et regrouper leurs énergies afin de concourir à l’adoption de la résolution sur l’ESS à l’AG des Nations-Unies : « Le monde de l’Économie sociale et solidaire vient d’acquérir son gage de reconnaissance le plus important, après le vote hier en assemblée générale des Nations Unies d’une résolution pour promouvoir cette méthode de développement à travers les pays du monde. Portée par quinze pays, dont la France, elle entend « encourager les États membres à promouvoir et à mettre en œuvre des stratégies, des politiques et des programmes nationaux, locaux et régionaux visant à appuyer et à favoriser l’économie sociale et solidaire en tant que modèle possible de développement économique et social durable. » (La Tribune Bordeaux – 19 avril 2023)

Quand ESS France, Social Economy Europe, GSEF (Global Forum for Social and Solidarity Economy)… ont su se regrouper pour aller de l’avant dans la reconnaissance de l’ESS au plan international, il conviendrait que nous en prenions exemple en France pour faire respecter ce qu’est l’ESS (dont la définition internationale provient de l’article 1 de la loi française de 2014 !) et que nous concourions tous à la promouvoir.

Certains justifient le regroupement des entreprises « à mission » par le fait que nous soyons toujours à 10% du PIB (mais est-ce un bon indicateur pour l’ESS ?), se gaussant du fait que nous ne puissions pas dépasser ce chiffre. Mais que font-ils pour permettre que nous œuvrions ensemble plutôt que d’épuiser notre énergie dans des combats inutiles ?

Voilà bien la question qui doit être posée, et ESS France doit nous permettre de trouver, ensemble, la bonne réponse pour que nationalement nous agissions ensemble et que régionalement et localement, nous construisions un nouveau paradigme pour le développement territorial.

 

 

Jean-Louis CABRESPINES, Ancien membre du CESE Délégué général du CIRIEC-France

 

 

En savoir plus : 

Cet article à fait l’objet d’une publication dans « La Lettre du CIRIEC-France n° 176 – mai 2023 »

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