Dans son édition de janvier 2023, Le Monde Diplomatique[1]n°826, 70ème année, pp.4-5.publie sous l’enquête de M. Hemmerich et C. Méténier un article intitulé : « Groupe SOS, l’ogre qui dévore le monde associatif ». Les autrices y démontrent, à l’appui de témoignages à la fois de chercheurs (G. Le Naour, M. Abhervé, J-F. Drapéri) et d’anciens salariés, comment « la plus grande entreprise sociale en Europe » impose « ce nouveau capitalisme dont l’entrepreneur social est la figure héroïque ». En même temps, des tensions naissent entre certaines personnalités de l’ex-Mouvement des Entrepreneurs Sociaux (Mouves), devenu Mouvement Impact France (MIF), au sujet de la figure même de l’entrepreneur social. Le Buzz in ESS nous inciterait-il à (re)penser le processus et le modèle entrepreneurial en ESS ?

 

La loi ESS de 2014 a non seulement ouvert son champ aux entreprises commerciales sous agrément « Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale » (ESUS) mais également, définit l’ESS dans ses principes (art.1) comme « un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de la vie humaine ».  Cette nouvelle approche des « Entreprises de l’ESS » (EESS) a contribué à populariser la figure de l’entrepreneuriat social. Mais, « entreprendre en ESS » est un mouvement de fond plus ancien si l’on en croit les travaux d’Emin (2012). En effet, selon cette chercheuse : « 62% des entrepreneurs potentiels veulent entreprendre en entreprise sociale mais, moins de 10% d’entre eux savent en quoi elle consiste ! ». Entrepreneuriat social, entreprise sociale, etc. quelles sont les raisons, hors appuis politiques et académiques, du succès du social business ?

Social business et entrepreneuriat social sont-ils synonymes ? Les structures d’ESS peuvent-elles encore résister à cet « isomorphisme » porté par la dynamique actuelle de ce modèle ?

 Le « Buzz in ESS du Social Business » connaîtra-il un infléchissement, voire une bifurcation de posture après avoir connu celle des analyses critiques d’une partie du monde académique ?

Afin d’apporter à la fois des arguments théoriques et factuels au service d’une analyse objective, l’approche théorique du « social business » nous permet de mieux comprendre la distinction vis-à-vis de « l’audace des entrepreneurs sociaux »[2]En nous inspirant ici du titre de Seghers et Allemand (2007), afin de souligner le nécessaire pouvoir de résistance des entités associatives à ce « buzz in ESS du (social) business ».

 

Le « social business » et « l’entrepreneuriat social » : de quoi parlons-nous en théorie ?

La figure de l’entreprise sociale et celle de l’entrepreneuriat en économie sociale & solidaire sont mal connues, et font débat quant aux représentations sociales qu’elles inspirent : s’agit-il d’éthique des affaires reposant sur des bonnes pratiques tout en maintenant l’objectif d’un retour financier sur investissement ? Sommes-nous en présence de responsabilité « sociale » appliquée aux entreprises d’ESS ? L’entrepreneuriat social repose-t-il lui (aussi) sur un business plan[3]Cf. Sibieude et Trellu-Kane (2011). (plan d’affaire en français) applicable à l’entreprise sociale ?

L’entreprendre « autrement » apparaît comme une réalité de l’entrepreneuriat plus « responsable » vis-à-vis des dérives du modèle capitaliste actionnarial, érigé comme l’idéal type de l’entreprise contemporaine à la fois plus éthique et plus humaine. Dans ce contexte, que le modèle économique soit celui de l’économie privée lucrative ou bien qu’il relève de l’ESS depuis la Loi ESS de 2014 (art.1), l’entreprise est (re)devenue un acteur majeur de la société, et son management « plus responsable » dépend désormais des valeurs jugées acceptables par son environnement social (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004). Ce mouvement concerne les coopératives, ce qui n’est pas surprenant en soi car, bien que leur modèle de gouvernance soit celui du sociétariat et non de l’actionnariat, elles évoluent dans une logique de marché. Les groupes coopératifs de l’industrie agroalimentaire sont, par exemple, souvent plus proches des firmes transnationales que des autres entreprises de l’ESS (EESS). En revanche, que les entités associatives s’y engouffrent interroge !  Mais, comme le soulignaient déjà Hoarau et Laville en 2008 : « Parce que leurs rôles économiques s’affirment et que leurs missions touchent à l’intérêt général, les associations sont confrontées à une nécessité de contrôle et de transparence. La résistance qu’elles développeraient face à toute exigence de gestion a été maintes fois évoquée, mais elle cède progressivement la place à une véritable fascination de nombre de ses dirigeants pour le management ». Le « Prévoir, Organiser, Activer, Contrôler » qui caractérise le management en général pour conquérir des marchés les habitent. Mais, l’association est-elle devenue « une entreprise comme les autres » ?[4]C. Amblard, L’association est-elle une entreprise comme les autres ? Institut ISBL 26 avril 2023 ; v. du même auteur : La gouvernance des entreprises associatives, administration et … Continue reading

 

Entreprise sociale ou entrepreneuriat social : la figure des entités associatives ?

En économie sociale et solidaire, l’entrepreneuriat est habituellement collectif, car : ce « ne sont alors plus des personnes individuelles mais des groupes animés par des motivations d’ordre religieux ou idéologique, qui cherchent à maximiser des profits non financiers » (Nyssens 2008, p.44)[5]« Les analyses économiques des associations », pp.29-51 dans Hoarau et Laville, op.cité., donc à produire un service à la collectivité dans une organisation au sein de laquelle le pouvoir de décision ne dépend pas de la détention du capital mais bien d’une gouvernance à démocratie radicale « une personne = une voix » et ce quelle que soit la situation socio-économique et culturelle de celle-ci, et, selon un principe de distribution des excédents de gestion au service de l’association, de ses usagers-bénéficiaires, et de ses salariés. Mais, depuis les années 2010, un contexte particulier s’est développé en France en faisant coexister l’ESS issue du Comité de Liaison des Activités Mutualistes, Coopératives et Associatives (CLAMCA, 1974) et le Mouvement des Entrepreneurs Sociaux-MOUVES. Ce dernier vise à promouvoir, depuis lors, le modèle de l’entrepreneuriat social à la Schumpeter : un modèle où l’entrepreneur initial n’est pas forcément le propriétaire mais, est un leader économique et charismatique mettant en œuvre de nouvelles possibilités de production en créant ou reprenant des activités et, qui produit « en marge » ce qui signifie pour lui « autrement » sans pour autant rompre avec le modèle d’économie de marché dite « capitaliste ». En entrepreneuriat, le modèle d’affaires ou business model comporte trois composantes (Granval et Ronteau  2011, p.32) :

  1. La proposition de valeur : traduction économique du besoin client auquel l’entreprise ou l’entrepreneur se propose de construire et de délivrer de manière efficace et efficiente.
  2. L’architecture de la valeur : ensemble des opérations sur lequel repose l’offre de l’entreprise (fondements économique et organisationnel de la proposition de valeur).
  3. L’équation de profit : transcrire en termes financiers la manière dont l’entreprise ou l’entrepreneur construit la profitabilité de sa proposition de valeur.

Si la proposition de valeur et l’architecture de la valeur semblent applicables aux entreprises d’ESS, l’équation de profit n’est pas celle défendue par les associations, en particulier, bien qu’elles semblent désormais convaincues de la nécessaire « profitabilité » de leur modèle économique pour survivre dans un monde de plus en plus concurrentiel (secteur du social et du médico-social, par exemple). Ainsi, il est un courant dont M. Yunus (2007) – Prix Nobel de la paix 2006[6]Bien qu’économiste de formation, il n’a pas pour autant été Lauréat du Prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel dit « Nobel d’Économie ». Mais, il est de fait, lui, … Continue reading – est l’un de ses éminents théoriciens, qui pense que « le capitalisme peut être amélioré » à partir du social business : vers un nouveau capitalisme ! Selon cet auteur, après l’effondrement du modèle d’économie centralement planifiée, seul le « capitalisme moderne » a été en mesure de « rendre possible des progrès matériels d’une ampleur inédite » (Yunus 2007, p.25), même si ce modèle n’a pas été en mesure d’enrayer la pauvreté à l’échelle mondiale. De plus, selon cet économiste : « le seul recours aux organisations à but non lucratif s’est avéré être une réponse inadéquate aux problèmes sociaux » (Yunus, 2007, p.35).

En mettant en cause l’efficacité, en particulier les ONG et les fondations (Yunus 2007, p.37), il justifie le recours au social business à partir d’une entreprise qui :

  1. gagne de l’argent mais, qui n’est pas tendue exclusivement vers la maximisation du profit
  2. consacre ses bénéfices à la diminution des coûts, à la production d’avantages sociaux
  3. ne rémunère pas les actionnaires

 

Sortir de la confusion entre « entrepreneuriat social » et « social business » : le nouveau Buzz in ESS ? 

Deux catégories d’entreprises socialement responsables existent, selon l’économiste Yunus (2007). L’une à « faible responsabilité sociale » qui suppose de « ne nuire ni aux Hommes, ni à la planète ». L’autre à « forte responsabilité sociale » qui « s’attache à faire du bien aux individus et à la planète aussi longtemps qu’elle peut le faire sans renoncer au profit » (Yunus 2007, p.45). Ainsi, selon Yunus (2007, p.52) : « un social business est une entreprise orientée vers une cause davantage que vers le profit ; elle a de sorte d’agir comme un vecteur de changement. Un social business n’est pas une organisation charitable. C’est une entreprise au plein sens du terme. Elle doit couvrir l’ensemble de ses coûts tout en atteignant son objectif social ». Le social business permet de poursuivre sa stratégie de retour financier sur investissement, contrairement aux organisations sans but lucratif et en régime concurrentiel, de manière à ce que selon Yunus (2007, p.55) : « les propriétaires aient le droit de récupérer leur investissement ». Yunus (2007, p.67) distingue toutefois l’entrepreneuriat social du social business : « Le concept d’entrepreneuriat social est très important. Il met en évidence le pouvoir d’agir contre les problèmes qui ne sont pas traités actuellement avec l’ efficacité et rapidité qu’ils mériteraient […] Mais social business et entrepreneuriat social ne se confondent pas. L’entrepreneuriat social est une idée très large. Si l’on s’en tient à sa définition usuelle, toute initiative innovante destinée à venir en aide à des individus peut être qualifiée d’entrepreneuriat social. Il peut s’agir d’une initiative économique ou non, à but lucratif ou non […] le social business est un sous ensemble de l’entrepreneuriat social ».

Le Mouvement des Entrepreneurs Sociaux (Le MOUVES) émerge en 2008 comme «La » communauté des entrepreneurs sociaux en France, soit plus de 200 ans après la première société de secours mutuel et de bienfaisance des gantiers à Grenoble, et également bien après qu’une vingtaine de mariniers de la petite commune de la Patache (en Maine-et-Loire) ait créé sa société mutuelle des pêcheurs en Loire, de véritables innovations sociétales (économique, sociale, de gouvernance et territoriale), ou que les premières caisses locales des banques coopératives ne se développent en France à partir des années 1870. S’inspirant de cette longue histoire, ce mouvement défend les principes suivants :

  1. La finalité sociale et l’esprit de créateur d’entreprise,
  2. L’implication dans la gouvernance, la lucrativité limitée ou nulle, le réinvestissement des profits dans le projet, l’encadrement des salaires (1 à 10),
  3. L’ancrage territorial et l’innovation sociale,
  4. Privilégier les statuts de l’économie sociale (association, coopérative, fondation),
  5. Le développement durable.

 

Mais, « Le social business n’est pas qu’un concept théorique » (Yunus 2007, p.70). Il a été ainsi associé, en France, à des figures d’entrepreneurs sociaux :

Nom Origine socioprofessionnelle Date de création, nature de l’activité Données Inspiration
Jean-Guy Henkel (Jardins de Cocagne) Travailleur social 1991, jardins biologiques pour Insertion par l’Activité Économique 85 jardins, 2000 salariés en insertion, 13000 familles adhérentes, Association Loi 1901 Communities Supported Agriculture(Japon, 1960) ; AMAP suisse (1970)
Jean-Marc Borello

(Groupe SOS)

Éducateur de justice 1984, SOS Drogue International, Association loi 1908 2000 salariés, 130 établissements (GIE, coopératives, associations loi 1901 « filiales », entreprises commerciales) Valeurs de solidarité, méthode de management des Business School, logique d’entrepreneur
Jean-Michel Quéguigner (Bretagne Ateliers) École Nationale des Matières Plastiques d’Oyonnax

Ex-directeur commercial

1975, entreprise adaptée dans l’industrie 750 salariés dont 500 en situation de handicap, chantiers d’insertion Montage et assemblage industriel (80% du CA avec secteur automobile)
Caroline Simonds

(Rire Médecin)

Débute médecin puis poursuit des études de théâtre aux EUA 1991, Clown à Gustave Roussy 7 salariés, 50 clowns pro, 25 entreprises donatrices, Association 1901 Big Apple Circus Clown Care Unit (1980)
Anne-Claire Pach

(Unis-cité)

ESSEC 1994, services civils volontaires 200 jeunes/an City year (Bill Clinton), L.Shepherd (Yale)
Rachel Lin/Antoinette Giogi

(IDEO)

HEC, École de stylisme 2002, vêtements équitables et bio (commerce équitable pas incompatible avec marketing ni avec économie de marché) 9 salariés, SARL Cours de stratégie en DD (Québec), majeure entrepreneuriat ESSEC

 

L’audace de l’entrepreneur social, c’est d’affirmer que : « sans lui » point de salut ! Il n’existe plus dans ce modèle un principe de démocratie participative ascendante et collective, au cœur même du modèle associatif. Ainsi, comme le citent les autrices de l’article du Monde Diplomatique : « SOS affiche une image de rigueur, teintée de modernité. Assainir les finances, mesurer l’impact social, ne plus dépenser « un pognon de dingue » dans des dispositifs que ne font pas leurs preuves : c’est toute la vitrine du Groupe SOS pour plaire aux financeurs et aux pouvoirs publics ». Mais, le propre des associations n’est-il pas d’abord de consolider leur utilité sociale au service des publics qui ont besoin d’elles et ce, dans le cadre d’un projet collectif d’intérêt général ?

 

 

 

Pascal GLÉMAIN, Maître de conférences (HC) – HDR en Sciences de Gestion-Management, Université Rennes 2, chercheur à ESO-Rennes UMR6590 du CNRS,

 

 

 

 

En savoir plus :

Alternatives Economiques, 2004, Entreprendre autrement. Hors série pratique, n°14, mars. Alternatives économiques éditions, Paris.

Capron M, Quairel-Lanoizelée, 2004, Mythes et réalités de l’entreprise responsable. La Découverte, Paris.

Emin S, 2012, « Entrepreneuriat Social », p.121-144, in Fayolle A.

Fayolle A, 2012, Entrepreneuriat. Apprendre à entreprendre. 2ème éd. Dunod, Paris.

Glémain P, Meyer M, Murdock A, 2011, « De l’entreprise en économie sociale à l’entreprise sociale : quel modèle économique ? Une analyse de cas d’entreprises au service de la solidarité en France et au Royaume-Uni », Economies et Sociétés – Isméa, série « Economie de l’entreprise », K, n°21, 4/2011, p.641-656.

Granval S, Ronteau S, 2011, Business model. Configuration et renouvellement. Hachette, Paris.

Hoarau Ch, Laville J-L, 2008, La gouvernance des associations. Economie, sociologie, gestion. Erès, Toulouse.

Seghers V, Allemand S, 2007, L’audace des entrepreneurs sociaux. Concilier efficacité économique et innovation sociale. Editions Autrement, Paris.

Sibieude Th., Trellu-Kane M., 2011, L’entreprise sociale (aussi) a besoin d’un business plan. Paris, éditions Rue de l’échiquier.

Yunus M, 2007, Vers un nouveau capitalisme. JC.Lattès, Paris.

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Pascal Glémain

References

References
1 n°826, 70ème année, pp.4-5.
2 En nous inspirant ici du titre de Seghers et Allemand (2007)
3 Cf. Sibieude et Trellu-Kane (2011).
4 C. Amblard, L’association est-elle une entreprise comme les autres ? Institut ISBL 26 avril 2023 ; v. du même auteur : La gouvernance des entreprises associatives, administration et fonctionnement, Juris-associations Dalloz, Coll. Hors-Série, mon. 229 pages, août 2019
5 « Les analyses économiques des associations », pp.29-51 dans Hoarau et Laville, op.cité.
6 Bien qu’économiste de formation, il n’a pas pour autant été Lauréat du Prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel dit « Nobel d’Économie ». Mais, il est de fait, lui, véritablement le lauréat d’un Prix Nobel contrairement à ces collègues économistes récompensés par ailleurs.





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