Le thème de la réforme de l’entreprise connaît un regain d’intérêt depuis le début de la présidence Macron. Cela a particulièrement pu se vérifier en 2019 lors de l’adoption de la loi Pacte qui a redéfini la société dans le Code civil, créé la raison d’être ou encore la qualité de société à mission. D’aucuns y verront une déclinaison du néolibéralisme d’Emmanuel Macron à travers l’émergence d’une « entreprise-providence » chargée d’objectifs sociaux ou environnementaux, conformément à une stratégie désormais bien connue d’assimilation par le capitalisme de sa propre critique[1]Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.. D’autres considéreront qu’il s’agit d’une victoire culturelle de l’économie sociale et solidaire dont les valeurs se diffusent dans des organisations autrefois imperméables.

 

Si la première interprétation paraît plus réaliste, il serait cependant stratégiquement opportun de se saisir de l’ouverture de cette fenêtre pour installer l’ESS au cœur du débat public. C’est d’autant plus nécessaire que l’injonction en faveur de la responsabilité sociale des entreprises est aujourd’hui contrebalancée par des contestations de plus en plus fortes, tant en raison des résistances de la gouvernance actionnariale (éviction d’Emmanuel Faber chez Danone), que du manque de crédibilité de ses instruments (référentiel incertain des investissements socialement responsables) ou des accusations d’opportunisme à travers le purpose ou l’impact washing.

 

Le gouvernement du travail

ESS France en a eu l’intuition en ouvrant un chantier en partenariat avec AEMA Groupe sur les rapports entre gouvernance partagée et performance globale. La chambre française de l’ESS y a émis l’hypothèse suivant laquelle « c’est à la condition d’un partage du pouvoir avec une multiplicité de parties prenantes que la performance d’une entreprise peut revêtir un caractère pluriel », autrement dit pas seulement économique mais aussi sociale ou environnementale[2]ESS France, Quelle gouvernance pour une performance optimale de l’entreprise ?, Focus, 17 avril 2023. . Si la force des organisations de l’ESS réside historiquement dans le principe de double qualité, consistant à confier la gouvernance à leurs bénéficiaires, elles ont le plus souvent oublié les travailleurs à l’exception notable des Scop. L’ouverture croissante à l’ensemble des parties prenantes, comme l’illustre le cas exemplaire des sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), ne suffit pas à résoudre ce problème qui explique également la montée des critiques sur les conditions de travail dans l’ESS[3]Matthieu Hély et Pascale Moulévrier, L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, Paris, La Dispute, 2013..

Dans un contexte de déclin des institutions aboutissant à une crise des organisations intermédiaires, la société civile cherche à construire son autonomie dans l’espace public, à l’instar de ce que propose le Pacte du pouvoir de vivre qui rassemble plus de 60 structures pour agir en faveur de la convergence des questions écologiques, sociales et démocratiques. C’est le creuset de nouvelles alliances entre les acteurs de l’ESS et les syndicats de salariés (CFDT) qui se sont longtemps ignorés alors qu’ils ont une origine commune dans les sociétés de secours mutuel du premier XIXe siècle qui pouvaient développer alors des activités de résistance aux patrons.

Le fondateur du Pacte, Laurent Berger, s’il reconnaît l’apport de l’ESS à la résolution de problèmes de société, l’appelle à ne pas seulement s’ouvrir aux parties « prenantes », mais bien à reconnaître les parties « constituantes » de l’entreprise, c’est-à-dire en particulier au travail (l’autre correspondant au capital ne concerne pas l’ESS). Cela rejoint la proposition d’Isabelle Ferreras[4]Sociologue et politologue, Isabelle Ferreras est chercheur qualifié du Fonds national de la recherche scientifique (Bruxelles), professeur ã l’université de Louvain (CriDIS), ainsi que Senior … Continue reading d’instaurer un bicamérisme économique qui reconnaisse les droits des travailleurs dans la gouvernance de l’entreprise, indépendamment de toute propriété, à parité avec le capital[5]Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Paris, PUF, 2012.. Cette question est centrale pour la réconciliation entre les organisations gestionnaires et revendicatives de la société civile, qui elle-même déterminera leur capacité à proposer un véritable projet politique alternatif, dont le développement de l’ESS serait un pilier programmatique. Nous souhaitons ici ouvrir trois pistes, dont les acteurs de l’ESS pourraient s’emparer pour alimenter leur projet démocratique.

 

Des propositions pour l’ESS

  • La première consiste à redécouvrir la société anonyme à participation ouvrière (Sapo)[6]Roger Daviau, La démocratie au travail. Sapo, la société anonyme à participation ouvrière, Valence, Éditions du REPAS, 2023. créée en 1917 et récemment rénovée par la loi Pacte. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une société anonyme à laquelle s’ajoute une participation ouvrière concrétisée par la création, dans les statuts, d’une société coopérative de main-d’œuvre (SCMO). Celle-ci rassemble la totalité de l’effectif salarié présent depuis plus d’un an auquel elle attribue des droits de vote dans les instances de décision (assemblée générale et conseil d’administration) et une participation à la distribution de dividendes. La SCMO détient ainsi des actions de travail qui viennent reconnaître l’apport de travail aux côtés de l’apport de capital. S’il n’y a pas de plancher pour la part de ces actions de travail et que le modèle reste souple, cela peut aller d’une participation minoritaire (25%) à l’autogestion (75%) en passant par la cogestion (50%), mais à la différence des Scop il n’est pas nécessaire d’acquérir du capital, ce qui ouvre la SMCO à l’ensemble des salariés et non aux seuls sociétaires (69% des salariés en moyenne fin 2022 dans les Scop). S’il n’existe aujourd’hui qu’une vingtaine de Sapo, la récente transformation de la société de gestion PhiTrust, deux ans après être devenue une société à mission, laisse espérer des développements.
  • Une deuxième piste est de transformer les entreprises conventionnelles en coopératives en recourant au mécanisme des Employee Stok Ownership Plans (ESOP) aux États-Unis[7]Timothée Duverger et Christophe Sente, Pour une démocratisation du travail : transformer l’entreprise par le dividende salarié, Note, Fondation Jean-Jaurès, 30 janvier 2023.. Ce dispositif, bénéficiant d’avantages fiscaux, permet à une entreprise de créer un trust dans lequel est affecté une part des bénéfices, éventuellement complétés de prêts. Le trust est le plus souvent géré par un comité d’ESOP, dans lequel siègent en général des dirigeants et des salariés. Les actions sont quant à elles bloquées jusqu’à ce que le salarié quitte l’entreprise ou prenne sa retraite. Si le dispositif reste extrêmement souple dans sa mise en œuvre, tant du point de vue du partage de la valeur que du partage du pouvoir, il fait actuellement l’objet d’une expérimentation en Slovénie sous forme coopérative, l’employee ownership cooperative (SloEsop) à partir de quatre principes :
    • la majorité des salariés doivent accéder à la propriété,
    • le capital doit être distribué équitablement,
    • le droit de vote ne doit pas dépendre du nombre d’actions mais de la personne,
    • le droit de propriété doit dépendre d’une participation productive à l’entreprise.
  • La troisième piste soulève la question de l’exemplarité de l’ESS au sein de laquelle, nous l’avons vu, les travailleurs sont très peu représentés bien qu’il s’agisse d’organisations collectives. Jean-François Draperi propose ainsi d’introduire la SMCO dans les coopératives d’usagers[8]Jean-François Draperi, « Préface », in Roger Daviau, Ibid. pour rompre avec l’exception des Scop. Des modèles similaires pourraient être portés dans les associations, à travers la constitution de collèges de salariés comme cela existe déjà sous certaines restrictions, ou les mutuelles qui n’ont que difficilement intégré un représentant des salariés dans leurs CA à l’occasion de la loi Pacte.

Poursuivre ce chantier à travers non seulement une réflexion poussée sur ses modèles et leurs résultats, ainsi que des expérimentations suivies et évaluées, permettrait à l’ESS d’approfondir son référentiel démocratique en reconnaissant pleinement l’apport du travail, de renforcer ses alliances avec les syndicats et de structurer le débat public sur la réforme de l’entreprise. Ce n’est que de cette façon que l’ESS pourra devenir la norme de l’économie de demain.

 

 

Timothée DUVERGER, ingénieur de recherche et responsable de la Chaire TerrESS à Sciences Po Bordeaux, chercheur au Centre Émile Durkheim.

 

 

 

 

En savoir plus :

Replay de la rencontre organisée par la Fondation Jean Jaurès, intitulée « Idées et réalités : vivre en coopération » le 20 septembre 2023, dans le cadre de la publication du Cahier de tendances sur la vie en coopération⬇️⬇️⬇️⬇️⬇️

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Timothée Duverger

References

References
1 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
2 ESS France, Quelle gouvernance pour une performance optimale de l’entreprise ?, Focus, 17 avril 2023.
3 Matthieu Hély et Pascale Moulévrier, L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, Paris, La Dispute, 2013.
4 Sociologue et politologue, Isabelle Ferreras est chercheur qualifié du Fonds national de la recherche scientifique (Bruxelles), professeur ã l’université de Louvain (CriDIS), ainsi que Senior Research Associate du Labor and Worklife Program à l’université d’Harvard
5 Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Paris, PUF, 2012.
6 Roger Daviau, La démocratie au travail. Sapo, la société anonyme à participation ouvrière, Valence, Éditions du REPAS, 2023.
7 Timothée Duverger et Christophe Sente, Pour une démocratisation du travail : transformer l’entreprise par le dividende salarié, Note, Fondation Jean-Jaurès, 30 janvier 2023.
8 Jean-François Draperi, « Préface », in Roger Daviau, Ibid.





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