La dernière édition du Forum National de l’ESS et de l’Innovation sociale – cette désignation seconde graphiquement discrète cette année – s’est tenue du 30 janvier au 1er février à Niort (79), berceau du mouvement mutualiste et capitale auto-proclamée de l’ESS en France, distinction que la ville de Bordeaux ne lui contestera qui s’adjuge, en organisant le 7e Forum Mondial de l’ESS en 2025, la suprématie planétaire en ce domaine.

 

Cette édition pointait avec une légère anticipation à la fois les 10 ans de ce qui au commencement (octobre 2014) s‘appelait Salon National de l’ESS et les 10 ans de la loi dite Hamon (juillet 2014), loi fondatrice de reconnaissance et de développement de l’ESS légitimement évaluée, voire réinterrogée par certains, à l’approche de sa date anniversaire. Une double célébration loin d’être étrangère à l’ambiance festive et joyeuse que beaucoup relèveront tout au long de la session, en accord avec la bienveillance affichée du fil rouge de ces quatre demi-journées de travail : « prendre soin des territoires, des personnes et du vivant » .

N’ayant souhaité ni pu assister à la totalité des plénières, parcours, ateliers, conférences, tables rondes, plateaux TV et autres afters sans rivages qui ont jalonné ce Forum multi-sites, mon propos se limitera ici à en esquisser les temps forts vécus, à la manière impressionniste d’une chronique légère, renvoyant le lecteur intéressé au site officiel forum-ess.fr pour toute capture audiovisuelle ou compte-rendu exhaustif qui y sont ou y seront compilés dans les prochains jours.

 

Mardi 30 janvier, après-midi

Arrivée en covoiturage depuis La Rochelle, les deux cités sont proches (50 mn), même région, même sous-région, je me sens cette année ici un peu comme chez moi, c’est confortable et plaisant. Au programme de cette première demi-journée me sont fixés deux impératifs et m’y suis intercalé par inclination deux ateliers, facultatifs ; le programme sera tenu, enfin presque, moteur !

En qualité de régional de l’étape porteur de l’honneur insigne de représenter l’Institut ISBL à cette manifestation, j’attaque le bal comme il se doit en assistant à la conférence introductive conçue autour de l’intervention vidéo à consulter ICI de Colas Amblard, président de l’Institut ISBL, programmée en ouverture sur le thème  » Comment faire évoluer le modèle économique de son association face aux défis économiques ? « . En partant d’une approche des modèles socio-économiques associatifs et leur hybridation de ressources, en passant par le « grand remplacement » de la subvention publique par les notions de mise en concurrence et d’appel à projets et par la concentration des subventions, Colas Amblard nous explique que l’entrepreneuriat associatif n’est pas une zone interdite. Les associations ont une grande capacité juridique car économique et social ne s’opposent pas, on parle donc d’ « entrepreneuriat d’utilité sociale ». En conclusion il n’existe pas un seul modèle socio-économique associatif mais une multitude de modèles socio-économiques associatifs avec l’objectif principal d’émerger vers des « entreprises socialement intéressées », des structures qui sont alimentées pas une logique de « transformation sociale » capable de coordonner des objectifs économiques et sociaux.

La pertinence des enjeux forts de la question posée, ainsi que la précision des réponses d’ensemble et ouvertures juridiques et fiscales apportées par l’intervenant, sont support d’une table ronde regroupant un panel régional de représentants de solutions techniques à la question, table modérée par France Active NA. Heureuse anticipation des organisateurs d’avoir calibré la conférence en lui octroyant la Grande Salle : pas loin de 90 personnes y assistent et s’intéressent en posant des questions (ce que je me permets aussi de faire, il faut bien montrer le maillot…).

Jauge mal évaluée en revanche pour mon premier atelier thématique, « Agir autrement : l’exemple des Scic » ; insuffisamment prévenue de l’engouement suscité ces dernières années par ce statut habile et prometteur, l’organisation n’y a alloué qu’une salle de classe (30 places), pleine à craquer quand je m’y présente : ne pouvant y assister même debout, je suis incapable de vous restituer ce qui à coup sûr de passionnant s’y partage autour d’Enercoop NA (33) , de Book Hemisphère (56) et d’Ohé ! (37), toutes représentantes emblématiques de leur statut.

Au lieu de quoi et profitant du temps clément qui souvent s’invite au Forum, je consacre cette plage au partage d’un café en terrasse avec un condisciple rochelais de l’association des lecteurs d’Alternatives Economiques, opportunément rejoint par Michel Abhervé, éminent blogueur ESS qui passait par là. Narrer ce temps n’est pas purement anecdotique, les retrouvailles avec les amis de la famille ESS, réels ou virtuels par fréquentation assidue partagée des réseaux, sont des moments importants et appréciés de tous ici à Niort. Si certains viennent d’abord pour cela, alors j’en fais partie. Ces attaches et effusions me semblent particulièrement fréquentes cette année, c’est un excellent signe de cohésion.

Le second atelier coché sur cette même thématique « Oser d’autres gouvernances », porte sur un statut beaucoup moins connu et beaucoup plus ancien : la Sapo ou Société anonyme à participation ouvrière. Je connais bien Roger Daviau, auteur passionné de l’ouvrage de référence [1]https://urlz.fr/pxyz sur ce statut de 1917, et qui co-anime ce temps.  Là, pas de bousculade à l’entrée, une dizaine de curieux exactement, autant que de Sapo actives à date, comme le remarque avec facétie Roger en débutant son exposé.

Un attrait d’estime pour ce statut hybride qui présente l’originalité de considérer les salariés et leur apport en travail d’une part, leur donnant voix égale indivise au sein d’un collège de main-d’œuvre, et les actionnaires et leur apport en capital d’autre part, une tombée en désuétude quasi complète … et pourtant.

Roger sait nous convaincre de l’intérêt à réactiver la Sapo, statut dont l’agilité conciliatrice d’intérêts contradictoires et la prise en compte à tous niveaux – comptable, organisationnel, gestionnaire – des apports réels des salariés comme composante collective de la richesse d’entreprise, sont de vraies spécificités méritoires au sein d’une économie majoritairement tertiarisée, spécialement en situation de transmission / reprise. D’ailleurs, la Sapo ne suscite-t-elle-pas nommément l’intérêt réel du gouvernement dans le cadre de sa réflexion générale sur le partage de la valeur, aux côtés notamment d’un statut (importé) tel l’Esop ? A qui douterait de la viabilité de ce statut préjugé baroque, Roger rappelle que la compagnie Air France fut pendant une période transitoire elle-même une Sapo, au moment de la fusion-absorption de ses filiales Air Inter et UTA, cette dernière demeurée sous statut de Sapo pendant toute son existence, de 1963 à 1990 [2]https://urlz.fr/pxyV.

Au soir de cette première journée, s’ouvre le premier temps fort de Niort 2024, la conférence plénière qui réunit au cinéma CGR de Niort (350 places, salle comble), Jérôme Saddier pour ESS France et Coop FR, Claire Thoury pour le Mouvement Associatif, Marion Lelouvier, pour le Centre français des Fonds et Fondations, Eric Chenut pour la Mutualité Française, accompagnés par Benoît Hamon autour d’un thème central du Forum « 10 ans après la loi Hamon, l’heure de vérité pour l’ESS » ; le débat est animé par Frédéric Vuillod, dirigeant fondateur du site Médiatico.

Ce qui saute aux yeux en regardant la liste des participants, et ce qui saute aux yeux de chacun d’entre eux au point que plusieurs le relèvent en direct, c’est que pour la première fois en cette occasion toutes les composantes statutaires de la famille ESS (à l’exception non commentée des entrepreneurs sociaux du Mouves) se retrouvent réunies et s’en réjouissent uniment, y pressentant un moment fondateur d’une ère nouvelle de responsabilité pour leur champ. Un débat de grande qualité – malheureusement non enregistré, apprendra-t-on – où tous les intervenants font montre de clarté et d’élévation, partageant de fermes convictions sur tous les points échangés.

De cette soirée, au-delà du sentiment de communion très spécial ressenti, je retiens deux points saillants :

  •  La loi ESS a besoin d’être rafraîchie et améliorée, tout le monde en convient, mais certainement pas d’être remplacée ni modifiée dans la définition de son périmètre, en plein accord avec les récentes conclusions du Conseil supérieur de l’ESS ;
  • Il y a une exigence sociétale, autrement dit économique, sociale, démocratique (et politique dans la perspective de 2027, Hamon) à faire sortir du champ lucratif ce qui par nature ne doit pas y appartenir, ainsi des communs sociaux que sont la santé, la petite enfance, le grand âge ou encore la dépendance. Ce ferme horizon partagé s’exprime limpidement dans la formule de Jérôme Saddier que je cite ici volontiers en conclusion de cette première journée : « Le champ de la vulnérabilité des personnes doit échapper au pouvoir de l’argent ».

 

Mercredi 31 janvier, matin

Un aller-retour Niort-La Rochelle en covoiturage plus tard et je démarre un parcours matinal à l’intitulé prometteur, « R&D et innovation : l’ESS cherche et trouve », certain d’y croiser quelques universitaires de ma connaissance, ce qui ne manque pas de se produire, bonjour Hervé, Timothée, Maryline… Pour le reste, je n’ai aucune qualité à me frotter au milieu de la recherche, juste une inclination intellectuelle profane et mon amour irrationnel de l’ESS, mais banco, voyons de quoi il en retourne.

L’intitulé de la conférence introductive « Régénérer la société : comment expérimenter la transformation sociale avec la R&D ? » me fait redouter un discours de bien trop haute atmosphère pour moi mais cette crainte s’estompe vite quand sont présentés des outils concrets de démarches de développement : développement territorial avec Cluster’ Jura, (39) innovation sociale grand âge avec Resanté-vous (86), conseil en innovation sociale territoriale avec Ellyx (33). Un panel convainquant de structures accompagnantes grâce auquel j’appréhende mieux la richesse des moyens locaux mis à la disposition des acteurs et porteurs de projet de terrain, en fouillant un peu.

Encouragé à creuser dans cette voie et par solidarité associative, j’assiste ensuite à l’atelier « Faut-il décoloniser notre imaginaire économique ?», proposé par l’Association des lecteurs d’Altenatives Economiques et animé par Camille Dorival. Une fois levée l’ambiguïté sur le sens de l’intitulé, allusion au titre d’un livre de S. Latouche, Camille axe le débat sur la nécessité de lutter contre l’hégémonie de la pensée dominante et d’offrir à l’ESS comme aux autres conceptions hétérodoxes la place qui leur revient dans le champ intellectuel comme au sein d’une socio-économie censément plurielle ; elle s’appuie en cela sur la diversité d’angles exprimée dans « Regards d’économistes sur l’ESS », ouvrage collectif qu’elle a récemment codirigé[3]https///urlz.fr/pxzf.

Autour de la table comme dans la salle, il y a parfait consensus sur cette urgence à substituer une relève à une théorie néoclassique à bout de souffle et dévoyée. Et même si le mainstream semble citadelle académique imprenable par les temps qui courent et s’organise pour qu’il en demeure ainsi, il existe des brèches (nous sommes à Niort) où s’engouffrer ; ainsi les travaux de théorisation de l’ESS et des communs sociaux menés par Hervé Defalvard en sa chaire ESS de l’université G.Eiffel (77), sollicité par Camille pour en parler.

Dernier temps de cette studieuse demi-journée, l’atelier « Quel rôle pour une revue dédiée à l’ESS ?» est consacré aux apports essentiels pour la diffusion des connaissances multidisciplinaires sur l’ESS d’une revue scientifique centenaire comme la RECMA[4]http://www.recma.org, la question étant animée par Maryline Filippi, rédactrice en chef.

Astreintes de sélection et de qualité d’une revue à comité de lecture, impératifs de délais et d’équilibre éditorial, collecte et traduction des contributions internationales, gestion commerciale des abonnements, autant de défis à soutenir dans un contexte de moyens humains limités et de sentiment d’une considération réservée de la part des ses soutiens financiers historiques, eu égard à la dette morale collective contractée auprès des prestigieux fondateurs coopératifs du titre, Gide et Lavergne. Je promets à Maryline de relayer l’expression de cette fragilité et de plaider auprès des décideurs concernés pour la sécurisation financière de la si nécessaire RECMA, voilà qui est fait.

Pour le reste, personne dans la salle pour contester la qualité des contenus proposés par la revue, ceux qui la fréquentent peu relevant toutefois un aspect jugé austère, ceux qui y ont souvent recours constatant à raison un médiocre référencement numérique (il y a un syntagme anglais pour dire ça,  il m’échappe…, il est temps d’aller déjeuner !).

Pour ce, je convie Fred Vuillod venu en collègue s’intéresser au sort du média RECMA à rejoindre la Place de la Brèche où j’ai mes habitudes très peu dispendieuses de restauration. Au cours du repas, Frédéric me confirme et insiste sur l’atmosphère très particulière ressentie la veille en animant la plénière, l’attention extrême et palpable de la salle aux échanges l’a frappé, lui qui pourtant, une centaine de conférences ESS de haut niveau à son actif, en a vu d’autres. Nous partageons aussi sur les difficultés structurelles rencontrés par tous les supports de presse indépendants, quelles que soient leur forme et leur antériorité, pour trouver aujourd’hui la bonne formule, économiquement s’entend. Un café, et nous retournons au… travail ?

 

Mercredi 31 janvier, après-midi

Un programme composite m’attend pour ma dernière demi-journée à Niort, une hybridation de thèmes sous l’angle d’une constante de taille s’agissant de la caractérisation de l’ESS, son ancrage territorial.

Cela commence mal ; averti au dernier moment de la diffusion non programmée d’un film sur l’expérimentation TZCLD[5]https://www.tzcld.fr, je traverse la ville au pas de charge pour arriver seulement au moment du débat qui s’ensuit, mais pas de panique : le débriefing de la séance est assuré par Antonin Grégorio, le directeur général de l’expérimentation en personne, et celui-ci connaît et vend si bien son affaire que le visionnage préalable du film apparaît dispensable pour saisir ce qui se dit. Il est vrai que je connais un peu le principe de l’expérimentation Zéro chômeur longue durée pour en avoir accompagné une préalablement sur mon ex 95, mais c’était il y a quatre ans. Depuis, d’autres vagues sont advenues, et ce que je retiens surtout du propos d’Antonin, c’est la nouvelle stature internationale acquise par TZCLD, qui fait des émules un peu partout en Europe, au point que le Conseil de l’Union Européenne s’en est récemment approprié l’idée en lançant une étude approfondie à son sujet. Si c’est l’Europe qui met le paquet, il y a fort à parier que Bercy suivra, excellente perspective. De quoi ravir en tout cas l’observateur en chef de l’expérimentation, Timothée Duverger, que nous allons retrouver juste après en grand témoin d’un deuxième atelier territorialisé.

C’est un thème important qui s’annonce ensuite et bouclera ma participation au forum niortais : «  La responsabilité territoriale des entreprises, découvrez la notion et entrez en action ! », atelier où je retrouve Maryline Filippi à la baguette, promotrice de ce concept novateur et chercheuse en ayant conduit les étapes préalables de validation conceptuelle[6]https://urlz.f/rpxzW. Au-delà de la RSE, et pareillement consubstantielle à l’ESS en ayant vocation à la déborder, la notion de RTE rend compte de l’obligation faite à chaque entreprise située de prendre en compte et de privilégier dans son objet et ses pratiques les externalités positives pour son territoire. Reste à définir le périmètre d’exercice de cette responsabilité : il se situe au niveau méso-économique, nous précise Maryline, celui qui articule les autres, mais qui est un échelon flou… flou mais malléable et bien identifié, nous rassure-t-elle, et cette plasticité est un avantage, elle permet de mieux coller aux réalités de terrain, fruits d’une construction qui leur est propre ; et si cet échelon de territorialité s’appréhende horizontalement d’un point de vue géographique, il s’articule aussi verticalement au sens de la filière, les deux axes étant à prendre en compte pour faire écosystème de responsabilité… Séduisant, non ?

Illustration d’une démarche volontariste de RTE, la Fondation territoriale de la Vienne[7]https://www.fondationterritoriale86.org expose ensuite son projet, qui se veut promouvoir cette dimension. Le concept peu connu de fondation territoriale est d’abord explicité. La salle remarque dans son appellation même un risque d’alignement sur une dimension instituée de territoire, ici le département, possible artificialité ou subordination qui contredirait le sens même de la RTE. La directrice de la structure s’en défend, arguant du caractère rural homogène du périmètre considéré, le nom de la fondation ayant été choisi pour faciliter son identification par toutes ses parties prenantes, sans rapport organique avec le Conseil départemental.

Témoin invité en qualité de responsable de la chaire Territoires de l’ESS de Sciences Po Bordeaux dont l’intitulé explicite démontre un intérêt marqué pour la dimension discutée, il appartient enfin à Timothée Duverger de conclure brillamment cet atelier en validant la notion de RTE et ses impacts positifs, sujet de recherche et d’application de bon nombre de ses étudiant.es. Si d’aucuns avaient un doute sur l’impossibilité de parler sérieusement d’ESS sans prise en considération de sa dimension territoriale, il est maintenant levé.

Ainsi s’achève pour moi cette déambulation studieuse et amicale en bords de Sèvre, le covoiturage de retour attend, deux d’entre nous sont déjà reparties en train vers La Rochelle, cela ne sort pas des modes de transport acceptables dans ce cadre ! Sur le chemin, nous sommes deux à trouver que Niort 2024 aura vraiment été un excellent millésime, nous sommes tout simplement heureux d’en avoir été, et d’y avoir appris.

 

Jeudi 1er février, matin

N’étant donc pas présent le dernier jour, je laisse le soin à qui a eu le bonheur d’assister à cette matinée axée sur les dimension et reconnaissance mondialisées de l’ESS de poursuivre cette chronique, je l’y encourage même, et d’avance au nom de tous l’en remercie.

 

Jean-Philippe Brun, ancien président de la commission Formation de la CRESS Ile-de-France, de l’ADESS 95 et de France Bénévolat 95

 

 

 

Intervention de Colas Amblard, :  » Comment faire évoluer le modèle socio-économique de son association face aux défis économiques ?  » 

 

Jean-Philippe Brun
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