Quand j’ai acheté́ l’ouvrage de Jean-Philippe Milesy, c’était presque par amitié́ et par militantisme et parce que je voulais savoir ce qu’il avait à dire de cette ESS qui oriente la majeure partie de nos échanges. Je me disais que ce serait le Xième livre ou article sur l’ESS (mon moteur de recherche m’en a trouvé́ 300 depuis 2013, mais il a dû en oublier !) à paraître car, en la matière, qui y est impliqué́ ressent un jour le besoin de marquer d’une pierre sa connaissance de cette autre économie et, disons-le, pour en avoir lu beaucoup, certains sont passionnants, d’autres sont ennuyeux voire répétitifs.
Mais là, je suis resté scotché car ce n’est pas le nouvel ouvrage qui refait l’histoire de l’ESS, ce n’est pas non plus celui qui va m’expliquer pourquoi et comment les pionniers de Rochdale sont importants, tout comme les fruitières du Jura sont une forme de coopérative ancienne et fondatrice, me donner toutes les clés de la loi de juillet 2014 ou me parler de Proudhon ou de Gide… Non, c’est un livre de militant, d’acteur impliqué dans l’histoire de l’ESS.
Le côtoyant de temps en temps, je retrouve dans ses écrits sa verve et sa grande culture des gens et des faits, des organisations et des courants. Comme indiqué dans l’introduction, il dit son expérience avec « une subjectivité́ revendiquée ». C’est sans doute ça la richesse de ses propos, il ne se retient pas, il parle de ses engagements, de ce qui le touche, de ceux et celles qui ont fait la petite et la grande histoire de l’ESS, de ceux et celles qui en ont permis le développement, ou au contraire, qui en ont été des destructeurs (volontaires ou non) des fondements, de ceux qui ont cru être progressistes alors qu’ils n’étaient que suivistes, de ses rencontres et de ses responsabilités, et au bout du compte, il nous donne à voir une ESS vivante, mouvante, progressiste, avec ses contradictions et ses combats. Bref, à lire comme un roman, à lire comme un ouvrage savant.
Son contenu est riche, placé sous le double parrainage d’Antonio Gramsci et de Pierre Dac, appelant à la rescousse, entre autres, Marx, Bakounine, Kropotkine, Saint-Simon et Élisée Reclus, mais ce ne sont qu’une infime partie de tous ceux qui constituent ce voyage en économie sociale et solidaire.
Et, d’emblée, il nous interroge sur l’ambiguïté́ du terme social accolé à celui d’économie, nous renvoyant, dans l’inconscient collectif, à l’économie de la réparation, soulignant par là notre manque de conviction dans la défense politique de ce terme. Il y a là à méditer sur ce que nous-mêmes, acteurs de l’ESS, avons fait (ou pas) pour conserver cette dimension politique à cette forme d’économie qui essaie d’exister dans un contexte libéral souvent écrasant même s’il est à bout de souffle.
Chaque partie de ce livre comporte une galerie de portraits qui présente de grandes figures de l’ESS et des politiques qui les ont accompagnées, montrant ainsi l’importance de porter un véritable projet commun politique de cette économie. Nous avons beau les connaître, certains points relevés dans cet ouvrage montrent la force de leurs convictions, leur ancrage dans le réel et leur capacité à conceptualiser pour aller de l’avant. Et dans cette galerie de portraits, je dois dire que la présentation des femmes de l’ESS est d’une richesse infinie et nous montre combien nous les avons ignorées alors qu’elles ont été au cœur de l’évolution de l’ESS, que ce soit dans le passé comme Élisa Lemonnier, Marie-Adèle Moret, Jeanne Deroin ou Nathalie Lemel, ou dans le présent comme Scarlett Wilson-Courvoisier, Chantal Chomel, Christiane Bouchart ou Marie-Christine Vergiat.
La conception, au fil des besoins et des évènements, de la création de structures de l’ESS est tout à fait intéressante et symptomatique de la connexion existant entre le contexte et la capacité d’organisation de collectifs de femmes et d’hommes, depuis l’associationnisme, antérieur à la loi 1901, jusqu’à la naissance de l’entrepreneuriat social (les « chauves-souris de la fable de La Fontaine » : « je suis oiseau, voyez mes ailes… je suis souris, vive les rats ! »).
Le fil de l’histoire et les capacités de créativité́ et d’adaptation des acteurs et des structures, la constitution des réseaux autour de questions à la fois sémantiques et de convictions profondes (exemple schismatique de la différence faite entre social et solidaire), la capacité d’innovation de certains, la recherche constante de ce qui unit mutuelles, associations, coopératives, fondations et entrepreneurs sociaux (tout en voulant préserver ce qu’est chacun), la place (quelquefois égotique) des responsables des structures faitières de l’ESS (Philippe Fremeaux, reprenant les propos de Jean-Philippe, disait : « pour être dirigeant de l’ESS, il faut être mâle, sexagénaire et Gaulois ») , et enfin la prise en compte (ou non) de l’ESS par les gouvernements successifs sont des aspects sur lesquels Jean-Philippe Milesy ne fait aucune impasse, n’hésitant pas à déboulonner (très gentiment) la statue du commandeur ! Mais avec lui, le beffroi (pour ne pas dire l’église) est toujours au centre du village et la vivacité́ de son écriture permet de comprendre comment et par qui les régressions et les innovations arrivent.
Il se veut un ouvrage réflexif, politique mais qui ne se prend pas toujours au sérieux. On aurait pu craindre un ouvrage narcissique, alors qu’il est un récit de vie d’un acteur de l’ESS, sa richesse de connaissance et d’analyse permet de mieux comprendre les soubresauts, mais il dit aussi dans sa « non conclusion » « les déceptions, menaces et injonction ».
Alors, oui, il faut le lire pour ce qu’il est, un témoignage très documenté, une parole d’acteur, un parcours à la fois dans les concepts, dans les pratiques, vers les gens, en respectant ce que le contexte nous contraint de faire.
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Jean-Louis CABRESPINES, Ancien membre du CESE Délégué général du CIRIEC-France
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Cette article a fait l’objet d’une publication dans La Lettre mensuelle du CIRIEC-France (novembre 2023)
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