Dans son ouvrage A la reconquête du travail durable. L’économie sociale et solidaire (éd. Les petits matins, 2021), Arnaud Lacan montre que l’ESS a été pionnière pour expérimenter et inventer des modèles de travail durables. Comment ces initiatives peuvent-elles essaimer ? Et comment imaginer un modèle de management qui favorise une organisation épanouissante du travail ? Extrait.

 

A.L. -« Lorsque je commence un cours sur l’économie sociale et solidaire (ESS), je pose systématiquement cette question à mes étudiants : « selon vous, l’économie sociale et solidaire… c’est un concept immémorial ou c’est une façon d’entreprendre qui se développe depuis peu ? » Bien sûr nous ne sommes pas ici dans un cours et vous n’êtes pas mes étudiants. Mais votre réponse à cette question est peut-être la même que celle que j’obtiens invariablement : les deux. L’ESS est une forme d’économie qui semble venir de la nuit des temps et concomitamment une organisation novatrice des rapports de production ou de consommation.

L’économie sociale et solidaire n’a en effet pas d’âge. Il semble qu’elle est consubstantielle à toute sédentarisation des peuples, car les premières activités de production de biens ou de services, de cueillette ou de chasse sont possibles grâce à de la coopération, de l’association ou de la mutualisation. C’est pourquoi on trouve des traces d’organisation embryonnaire de secours mutuels parmi les ouvriers des chantiers pharaoniques ou sur ceux de la construction du temple de Salomon à l’ère biblique. C’est pour cela que Solon décrit des formes primitives de coopératives agricoles aux temps présocratiques.

Plus tard dans l’histoire des sociétés humaines, et sur tous les continents, les organisations mutuelles de solidarités se développent. Des hanses[1]Les hanses sont des associations professionnelles de marchands exerçant une activité commune. germaniques aux guildes[2]Une guilde est une association ou une coopérative de personnes pratiquant une activité commune, généralement des marchands. anglo-saxonnes, en passant par le compagnonnage[3]Le compagnonnage désigne un système traditionnel de transmission de connaissances et de formation à un métier en tant que branche du mouvement ouvrier ou artisanal. français et les fruitières jurassiennes[4]Une fruitière est une fromagerie traditionnelle de montagne où les producteurs locaux mettent en commun le lait de leur troupeau dans un lieu de transformation mutualisé., sans oublier les tontines[5]La tontine est une association collective d’épargne. chinoises et africaines ou encore les artels[6]Un artel est une coopérative de production russe. de pêche russe, nombreuse sont ces organisations. Comme autant de volontés de structurer un effort collectif dans l’intérêt partagé des membres de l’organisation.

L’ESS a toujours été un projet de réponse collective et solidaire à un besoin pas ou mal satisfait. Pendant les années phares du socialisme français, elle a souvent été le pansement posé sur la jambe de bois du peuple ouvrier, en compensation des premiers dégâts que le capitalisme industriel avait causés. Ses différentes structures ont aussi véhiculé les utopies des penseurs militants de l’époque et si Fourier a pensé les associations, c’est Proudhon qui a le mieux décrit les mutuelles, tandis que Buchez semble être le père fondateur des principes coopératifs.

Puis, à l’aube du 20e siècle, avec la passivité complice et souvent bienveillante des différents régimes, l’ESS se structure et s’institutionnalise pour devenir une sorte de protection sociale tampon entre l’État et les citoyens. Charles Gide, le premier universitaire professeur d’économie sociale et fondateur en 1921 de la Revue des études coopératives devenue plus tard la Revue des études coopératives, mutualistes et associatives (Recma, aujourd’hui devenue la Revue internationale de l’économie sociale[7]La Recma est sans aucun doute la revue de référence de la recherche en économie sociale et solidaire et permet à tous les acteurs de l’ESS d’approfondir leurs connaissances. ) peut théoriser ce qu’on appelle désormais l’économie sociale. Dans les années 1960, Henri Desroche deviendra le porte-flambeau de cette économie en créant notamment le premier collège coopératif, flambeau qu’il transmettra à Jean-François Draperi, grand artisan du renouveau de cette économie aux côtés d’autres universitaires militants comme Édith Archambault, Danièle Demoustier, Henry Noguès, Maurice Parodi et tant d’autres encore qui me pardonneront de ne pas les nommer.

Ainsi, on le voit, l’ESS est issue d’un très ancien mouvement qui prend ses racines dans les temps immémoriaux et dont la conceptualisation s’est dessinée au cours des deux derniers siècles. C’est donc bien d’une vieille et belle héroïne qu’il s’agit.

Mais l’ESS est aussi fille de notre époque. Dans les temps lointains où j’ai commencé à m’intéresser à l’ESS le débat intellectuel et politique faisait rage pour savoir s’il fallait parler d’économie sociale ou d’économie solidaire. La première était devenue par une malice de la pensée politico-économique le courant historique orthodoxe porté par de grandes institutions entrepreneuriales, alors que la seconde incarnait une hétérodoxie issue des territoires qui proposait une rupture avec l’économie sociale traditionnelle et qui faisait souffler un vent de fraicheur qui eut le mérite de réveiller la belle endormie.

C’est en ce sens que l’économie sociale et solidaire est aussi une création récente. En effet, sa dimension programmatique n’est pas ancienne et s’il y eut bien un premier membre d’un gouvernement portant la parole et les couleurs de l’ESS dès 1983 en la personne de Jean Gatel, il fallut attendre la nomination de Benoit Hamon en mai 2012 pour avoir enfin un ministre chargé de l’Économie sociale et solidaire, ministre délégué auprès du ministre de l’Économie, des Finances et du Commerce extérieur. C’est sous l’autorité de ce ministère que la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014, relative à l’économie sociale et solidaire, a enfin donné une existence légale à l’ESS quand jusqu’à lors elle n’était définie que par les propositions des différentes institutions représentant les enjeux de ses grandes familles, ou par des associations militantes de l’idée générale qu’elle incarnait[8]On peut penser ici par exemple au Centre des jeunes, des dirigeants, des acteurs de l’économie sociale et solidaire (le CJDES) ou au Conseil des entreprises, employeurs et groupements de … Continue reading. La loi de 2014 définit le périmètre de l’ESS en y intégrant pour la première fois l’entrepreneuriat social en plus des autres grandes familles qui la composent : les coopératives, les mutuelles, les associations et les fondations.

L’ESS rassemble aujourd’hui en France 225 000 établissements employeurs et compte 2,4 millions de salariés, dont 68 % de femmes[9]Selon les chiffres 2019 de l’Observatoire national de l’ESS.. 10,5 % de la population active française qui y travaille donc, et près de 14 % si on ne prend en compte que le secteur privé. Les entreprises de l’ESS sont par ailleurs composées à 87 % d’entre elles d’entités de moins de 20 salariés et réalisent 10 % du PIB national.

L’ESS est également une belle promesse d’avenir car elle est en train de recruter 600 000 salariés dans pas moins de 70 métiers clés[10]D’après l’Observatoire national de l’ESS., répartis dans les segments du lien social et familial, des aides, soins et services à domicile, de l’animation, des foyers, résidences sociales et services pour jeunes, du logement social, des missions locales, de la mutualité de santé, de l’assurance, de la banque, du sport et du tourisme social et familial…

A l’échelle européenne, l’ESS compte près de 3 millions de structures, qui emploient près de 14 millions de personnes[11]Selon les chiffres 2019 du Ciriec – Comité économie et social européen., témoignant ainsi de son caractère transfrontalier. Au-delà de sa fonction d’employeur, l’ESS touche une très grande partie de la population nationale puisqu’en France 22 millions de personnes y sont bénévoles et y consacrent du temps et de l’énergie, ce qui représente environ 1,4 million d’équivalent temps plein. La France compte par ailleurs 35 millions adhérents à une mutuelle santé, 20 millions à une mutuelle d’assurance et 29 millions sont sociétaires d’une coopérative. Difficile d’échapper à l’ESS… même si cette connexion n’est pas toujours consciente. A l’échelle européenne, la même tendance se retrouve : 232 millions d’européens sont membres d’une association, d’une coopérative ou d’une mutuelle, tandis que 82 millions de personnes y sont en plus bénévoles.

Bref l’ESS pèse dans l’économie nationale et même européenne. Mais que penser de ce poids ? Pour répondre à cette question essentielle je vais utiliser l’image malicieuse que Maurice Parodi[12]Maurice Parodi est économiste, professeur émérite de l’Université de la Méditerranée et un théoricien et militant important de l’ESS. Il a notamment été président du Collège … Continue reading utilisait à ce dessein. Le poids de l’ESS pour l’économie, c’est comme le poids de l’air contenu dans la chambre à air des roues d’un vélo : cela pèse peu mais sans, ce peu il devient difficile d’avancer.

L’ESS n’est pas seulement une économie de la réparation. Un certain nombre de ses entreprises interviennent sur des secteurs éloignés de cette logique de réparation directe des fragilités. Les banques coopératives, les assurances mutualistes, les entreprises de commerce de détails, les coopératives agricoles… même si elles ont des impacts bénéfiques en tant qu’acteurs économiques socialement impliqués, n’ont pas pour vocation première de réparer les inégalités ou les difficultés sociales. Pourtant, elles œuvrent toutes à leur manière à la fabrication d’un modèle de travail plus durable.

L’ESS en général contribue au développement de ce modèle parce qu’elle ne cesse de penser ou de rénover des façons d’être employeur dans le souci de préserver ou de développer la solidarité collective. Ainsi, elle fournit des emplois qui font sens parce qu’ils proposent un autre rapport au monde du travail. Que ce soit en mobilisant des formes collectives d’emplois avec les groupements d’employeurs, que ce soit en ramenant à l’emploi des personnes qui en étaient éloignées avec l’insertion par l’activité économique, que ce soit en organisant le multisociétariat avec la mobilisation de l’esprit coopératif ou encore en innovant sur les décors du travail avec le soutien qu’elle offre à de nouveaux lieux d’activités… l’ESS est au cœur de la transformation des rapports au travail, des rapports de travail. Les modèles qu’elle contribue à mettre en œuvre depuis toujours, en véritable pionnière visionnaire, sont des modèles de travail respectueux et durables dans le souci et le soin des collaborateurs.

C’est tout cela le poids de l’air. Mais attention à la promesse non tenue. Ces modèles ne sont pas à l’abri de dérives préjudiciables ou de comportements managériaux qui peuvent conduire à l’exact inverse du but recherché et mener au mal-être des collaborateurs.

C’est avec ce prisme que nous allons voyager en territoires d’économie sociale et solidaire, pour comprendre le sens qu’elle donne au travail, les modèles durables qu’elle propose et les risques qu’on y trouve. Avant de finir sur une proposition de management spécifique à l’ESS. Bonne balade ».

 

Arnaud Lacan, Professeur de management – Chercheur – Conférencier

 

Le texte ci-dessus constitue l’introduction du livre A la reconquête du travail durable. L’économie sociale et solidaire, par Arnaud Lacan, collection « Mondes en transitions », éd. Les petits matins, 2021.

 

Sommaire du livre A la reconquête du travail durable :

  • Chapitre 1 : Comment l’économie sociale et solidaire contribue au développement d’emplois de qualité.
  • Chapitre 2 : Le travail partagé : les groupements d’employeurs et les Geiq.
  • Chapitre 3 : Lutter contre l’exclusion sur le marché du travail : l’apport de l’IAE et des TZCLD.
  • Chapitre 4 : La Scop et la Scic : le travailleur au centre du projet.
  • Chapitre 5 : Les coopératives d’activités et d’emplois.
  • Chapitre 6 : Tiers-lieux et nouveaux décors de travail.
  • Chapitre 7 :  Les risques du travail en ESS.
  • Chapitre 8 : Manager dans l’ESS

 

 

En savoir plus :

Webinaire sur le livre d’Arnaud Lacan « A la reconquête du travail durable » – YouTube

Arnaud Lacan présente son livre « À la reconquête du travail durable »

Rubrique de l’Institut ISBL   « A découvrir … » – A la reconquête du travail durable. L’économie sociale et solidaire, par Arnaud Lacan, collection « Mondes en transitions », éd. Les petits matins, 2021.

Commander le livre : http://www.lespetitsmatins.fr/collections/a-la-reconquete-du-travail-durable/

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References

References
1 Les hanses sont des associations professionnelles de marchands exerçant une activité commune.
2 Une guilde est une association ou une coopérative de personnes pratiquant une activité commune, généralement des marchands.
3 Le compagnonnage désigne un système traditionnel de transmission de connaissances et de formation à un métier en tant que branche du mouvement ouvrier ou artisanal.
4 Une fruitière est une fromagerie traditionnelle de montagne où les producteurs locaux mettent en commun le lait de leur troupeau dans un lieu de transformation mutualisé.
5 La tontine est une association collective d’épargne.
6 Un artel est une coopérative de production russe.
7 La Recma est sans aucun doute la revue de référence de la recherche en économie sociale et solidaire et permet à tous les acteurs de l’ESS d’approfondir leurs connaissances. 
8 On peut penser ici par exemple au Centre des jeunes, des dirigeants, des acteurs de l’économie sociale et solidaire (le CJDES) ou au Conseil des entreprises, employeurs et groupements de l’économie sociale (le CEGES).
9 Selon les chiffres 2019 de l’Observatoire national de l’ESS.
10 D’après l’Observatoire national de l’ESS.
11 Selon les chiffres 2019 du Ciriec – Comité économie et social européen.
12 Maurice Parodi est économiste, professeur émérite de l’Université de la Méditerranée et un théoricien et militant important de l’ESS. Il a notamment été président du Collège Coopératif Provence-Alpes-Méditerranée.





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