En plein cœur des débats parlementaires relatifs au projet de loi « Pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes »[1], déjà adopté en première lecture par le Sénat en septembre 2013 et l’Assemblée nationale le 28 janvier 2014, il convient de s’interroger sur les possibilités d’intégrer le principe de parité homme-femme au nombre des valeurs caractérisant l’Economie sociale et solidaire (ESS) en France. Si l’on en juge la situation des femmes dans ce secteur au regard des nouvelles perspectives offertes par le droit sur cette question, la problématique nous semble devoir être abordée par le projet de loi ESS en cours de préparation. Pour autant, l’idée a semble-t-il fait long feu puisque l’amendement[2] déposé en ce sens dans le cadre de la première lecture du projet de loi au Sénat, a finalement été retiré. S’agirait-il d’un acte manqué au moment même où les différentes familles de l’ESS se cherchent des points de convergence et revendiquent haut et fort la représentation d’une économie vertueuse ?
1. L’exemple : des femmes sous représentées dans la gouvernance associative
Les femmes demeurent sous représentées dans les instances dirigeantes des associations : en 2011, seulement 34% des femmes exerçait la fonction de présidente au sein de ces organismes[3]. Si la part des femmes à la tête des associations employeuses est supérieure à la moyenne (38%) – ce chiffre s’explique par leur forte présence dans les secteurs de l’action sociale et de la santé – les plus grandes associations (plus de 50 salariés) restent majoritairement dirigées par des hommes ( à 71%), alors que les femmes sont le plus souvent (43%) à la tête des associations comptant peu de salariés (de 5 à 10). Enfin, il convient de noter que la part des femmes occupant des fonctions de présidente ou de trésorière a même globalement diminué entre 2005 et 2011 dans les plus grandes associations employeuses (+ de 10 salariés). A l’inverse, elles occupent toujours majoritairement la fonction de secrétaire dans les associations employeurs (73%) ou non (59%)…
Un constat identique pourrait être fait dans les autres familles historiques de l’ESS à savoir, les mutuelles et les coopératives.
2. L’arrêt du Conseil d’État du 10 octobre 2013 : un exemple en trompe l’œil dans le secteur du sport
En janvier 2013, la Cour des comptes indiquait dans son dernier rapport sur le sport[4] que « la féminisation des instances dirigeantes est encore trop lente ». Il conseillait au ministère chargé des sports d’« être attentif à cette question dans la perspective du renouvellement prochain des instances dirigeantes en rappelant aux fédérations leurs obligations de représentativité et en les inscrivant dans les conventions d’objectifs. »
Dans un tel contexte, l’arrêt rendu récemment par le Conseil d’Etat[5] apparaît totalement incongru.
En effet, en ordonnant l’abrogation du point 2.2.2.2.1. de l’annexe I-5 du décret du 07 janvier 2004[6], la Haute juridiction administrative a – à première vue – pris à rebours l’ensemble des observateurs. Le texte administratif abrogé imposait aux fédérations sportives agréées d’attribuer à chaque sexe « un nombre de sièges en proportion du nombre de licenciés éligibles » au sein de leurs instances dirigeantes.
Ironie de l’histoire, c’est la Fédération française de gymnastique avec ses 305.000 licenciés dont 80% de personnes de sexe féminin qui décidait de saisir la juridiction administrative pour faire annuler ce quota, réclamant plus de parité en faveur … des hommes ! En l’occurrence, son comité directeur était composé de 8 administratrices contre 2 administrateurs.
A l’issue de la procédure, le Conseil d’Etat lui a donné raison arguant de l’atteinte portée au principe constitutionnel d’égalité devant la loi[7] : « si le principe constitutionnel d’égalité ne fait pas obstacle à la recherche d’un accès équilibré des femmes et des hommes aux responsabilités, il interdit, réserve faite de dispositions constitutionnelles particulières, de faire prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités et de l’utilité commune. » Or, pour le Conseil d’Etat, le texte administratif litigieux ne se contentait pas de « fixer un objectif de représentation équilibrée entre les femmes et les hommes » mais imposait « le respect d’une proportion déterminée entre les hommes et les femmes au sein de ces instances, précisément fixée en proportion du nombre de licenciés de chaque sexe. »
La cause semble donc entendue et c’est précisément là où la décision du Conseil d’Etat apparaît en trompe l’œil.
Pour fonder sa décision, le Conseil d’Etat s’est en effet placé à la date du refus (implicite) du Ministre d’abroger le décret incriminé. Or, à cette date, la Constitution (art. 3 al. 5) ne prévoyait pas la possibilité d’adopter des mesures visant à intégrer une discrimination positive sauf pour les « mandats électoraux et fonctions électives »[8]. Il fait ainsi une exacte application de la position exprimée par le Conseil constitutionnel qui dans, dans sa décision du 16 mars 2006[9], restreint le champ de l’article 3 alinéa 5 de la Constitution qui limite strictement la possibilité d’édicter une discrimination positive fondée sur le sexe dans les « fonctions politiques électives. »
Depuis lors, cet article 3 alinéa 5 de la Constitution a été abrogé par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008[10] pour accorder au législateur – et à lui seul[11] – la possibilité d’intégrer ce type de quotas au sein des « personnes morales de droit public et privé ». Il en résulte qu’à partir de cette date, une discrimination positive en faveur des femmes peut être déclarée « substantiellement conforme à la constitution »[12], dès lors qu’elle est édictée par la voie législative.
Dans sa décision du 10 octobre 2013, c’est précisément ce que nous dit le Conseil d’Etat : en définitive, si la décision implicite de rejet du Ministre des sports a été annulé[13], c’est parce que la juridiction suprême a eu à se prononcer au regard du droit existant au moment où la décision litigieuse a été prise et dans la mesure où, à cette date, la Constitution n’accordait pas (encore) au législateur le droit de déroger au principe d’égalité. A l’inverse, s’il avait du tenir compte du droit existant au moment du prononcé de sa décision, la nouvelle règle constitutionnelle aurait pu constituer un « changement de circonstances » propres à légitimer la discrimination positive.
Désormais, le législateur est parfaitement en droit de prévoir une discrimination positive dans l’organisation des personnes morales de droit privé, ce qui laisse ouvert le champ des possibles concernant l’introduction de la parité « homme-femme » au nombre des valeurs portées par la future loi ESS.
3. Loi d’ESS : vers l’inscription du principe de parité « homme-femme » au nombre des valeurs revendiquées par ce secteur économique ?
A l’occasion de la présentation au Parlement du projet de loi « Pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes »[14], la ministre des droits des femmes a bien compris que l’introduction du principe de parité des deux sexes au sein des instances dirigeantes des fédérations sportives est désormais possible. Cela explique d’ailleurs que, malgré la décision récente du Conseil d’Etat[15], Najat Vallaud-Belkacem continue de défendre avec opiniâtreté[16] l’instauration de quotas[17] en faveur des femmes au sein de la gouvernance sportive.
La loi du 27 janvier 2011[18] impose déjà aux conseils d’administration et aux conseils de surveillance des sociétés cotées et non cotée d’intégrer une proportion minimale de 40% de représentants de chaque sexe. En 2009, la part des femmes dans les conseils d’administration de sociétés cotées représentait 10,5%. Depuis, le taux de féminisation est passé à 22,3% en janvier 2012, ce qui démontre que l’intervention du législateur produit ses effets.
Dans un tel contexte, il convient par conséquent de s’interroger sur l’opportunité du retrait de l’amendement n°805[19], lequel prévoyait d’instaurer « les modalités de mise en place de la parité entre les femmes et les hommes dans les instances de gouvernance des entreprises » d’ESS ?
L’ESS, ce nouveau « mode d’entreprendre » prétendument vertueux et revendiquant son rattachement à un certain nombre de valeurs fortes[20], peut-elle aujourd’hui faire l’économie de l’intégration d’un tel principe alors même que les sociétés cotées en bourse ont franchi le pas ?
A l’évidence, non. Parce qu’indépendamment de la forme entrepreneuriale choisie, l’introduction des quotas pour rendre effectif le principe de parité homme – femme apparaît bien comme « un mal nécessaire[21] » « compte tenu de la lenteur des évolutions spontanée observées jusqu’alors »[22]. Au sein de l’ESS, comme ailleurs, c’est donc bien à marche forcée qu’il convient de faire progresser le taux de féminisation des organes de direction des conseils d’administration des associations, mutuelles, coopératives et autres entreprises d’ESS.
C’est précisément pour cela que la question mérite d’être débattue dès le printemps prochain à l’Assemblée nationale, lors des discussions sur la future loi ESS, d’autant plus que Benoît Hamon, en sa qualité de ministre délégué à l’économie sociale et solidaire, s’était engagé à promouvoir l’égalité « femmes/hommes » dans le cadre du projet de loi d’ESS.
En savoir plus :
« 5 jours, 5 questions à… Najat Vallaud-Belkacem » , http://www.gouvernement.fr
Formation atelier-débat ISBL CONSULTANTS du vendredi 19 SEPTEMBRE 2014: « Secteur associatif : comment anticiper les changements découlant de la loi d’économie sociale et solidaire? », animée par Colas AMBLARD.
Pétition : Le sport féminin veut crever l’écran
Communiqué de presse du 08 mars 2013
- Présider une association : la vigilance est de mise - 29 octobre 2024
- Association et dirigeant de fait : attention au retour de bâton ! - 29 octobre 2024
- A propos de la nomination de Marie-Agnès Poussier-Winsback en qualité de ministre déléguée chargée de l’Economie sociale et solidaire, de l’intéressement et de la participation - 29 septembre 2024