Les abus sexuels ont occupé une large place dans l’actualité, ces dernières années. Le monde du sport n’a pas été épargné par ce fléau, comme l’attestent la condamnation de l’ex-entraîneur de la championne de tennis Isabelle Demongeot, pour des viols commis sur deux pensionnaires mineures de son club de Saint-Tropez et les révélations de l’ancienne patineuse Sarah Abitbol victime des abus sexuels de son entraîneur. Ces dénonciations qui ont fait la une des médias ont ouvert la boîte de pandore à d’autres révélations d’agressions sexuelles commises sur des sportives. Et pour couronner le tout, le rapport de la commission indépendante des abus sexuels dans l’église (CIASE) a révélé qu’après les familles et l’église, les clubs sportifs occupaient le troisième cercle des victimes avec l’école et les accueils collectifs de mineurs.

 

Ce triste constat n’est pas une surprise si on considère que les prédateurs sévissent dans toutes les professions qui les mettent en contact avec des mineurs, public à la fois vulnérable en raison de son âge et qui à l’école, dans les accueils de mineurs et les clubs sportifs subit l’autorité, de droit sinon de fait, qu’exerce sur eux l’encadrement. Ce phénomène d’emprise est particulièrement prégnant dans le sport de haut niveau où la recherche de la performance implique une intimité et une tutelle exigeantes. La relation entre l’entraîneur et ses élèves est faite d’une grande proximité, renforcée par des périodes de cohabitation liées aux nombreux déplacements pour des stages ou compétitions. Les jeunes sportifs sont les plus exposés car à la recherche d’une écoute de la part de leur entraîneur qui « jouit d’une autorité particulière et d’une certaine aura auprès d’eux » dont il peut profiter par un abus d’autorité.

Pour prévenir ces maltraitances et faire barrage aux prédateurs, l’Etat dispose de deux outils de prévention complémentaires : les incapacités pénales et les interdictions administratives (Voir notre ouvrage « Prévention et répression des maltraitances et imprévoyances » Sommaire Partie 1 chapitre 1 et 2) .

Les incapacités pénales découlent de l’obligation d’honorabilité imposée à tout éducateur sportif rémunéré ou bénévole (art. L 212-9 C. sport). Elles sont réputées être des peines « aveugles », car elles s’appliquent automatiquement du fait d’une condamnation pénale sans considération de la situation personnelle du condamné, et des peines « clandestines » parce qu’elles ne sont pas prononcées par le juge pénal et n’apparaissent pas dans la condamnation. Les crimes figurent en tête des incapacités pénales, auxquels vient s’ajouter une liste de délits qui pour l’essentiel concernent les atteintes aux personnes. Cette liste n’est pas immuable. Elle été complétée par l’article 4 de la loi n° 2017-261 du 1er mars 2017 qui crée de nouveaux cas d’incapacités à l’article L 212-9 C. sport comme les condamnations pour extorsion et blanchiment.La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République a également pris en compte la menace islamiste en étendant l’incapacité pénale à toute personne condamnée pour crime ou délit à caractère terroriste (art.64).

Second garde fou, l’interdiction administrative a plus d’envergure que l’incapacité pénale car elle n’est pas soumise au préalable d’une condamnation pénale mais à la seule constatation que le maintien en activité de l’éducateur « constitue un danger pour la santé et la sécurité physique ou morale des pratiquants » (art.L 212-13 C. sport). Ainsi, celui qui laisse ses jeunes élèves sans surveillance, qui les humilie par des paroles offensantes ou qui tient des propos violents ne commet pas d’infraction. En revanche son comportement susceptible de mettre en danger leur sécurité est de nature à motiver une interdiction administrative. Par ailleurs, celle-ci peut doubler l’incapacité pénale[1]A condition d’établir que la reprise d’une activité d’encadrement constituerait un danger pour la sécurité physique ou morale de ses élèves., soit pour prévenir son relèvement ou sa réhabilitation toujours possible soit pour prendre le relai d’une peine complémentaire dont l’exécution viendrait à terme[2]CAA Lyon, 28 novembre 2019, 18LY00830. Cette coexistence n’enfreint pas la règle « non bis in idem » car l’incapacité pénale et l’interdiction administrative ne poursuivent pas le même … Continue reading.

L’interdiction administrative est lourde de conséquences pour les éducateurs sportifs spécialement quand il s’agit de professionnels exposés à une perte de salaire et dans le pire des cas, à un licenciement. Sa légalité est donc subordonnée à des conditions de fond et de forme censées prémunir l’intéressé contre le risque d’arbitraire. En premier lieu, une procédure contradictoire préalable s’impose (art 121-1 CRPA). Ainsi, la mesure d’interdiction ne peut être prise qu’après que l’intéressé ait été « mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales » (art.L122-1 CRPA) d’une part, et qu’après avoir « été informé des griefs formulés à son encontre et mis à même de demander la communication du dossier le concernant » (Art L122-2 CRPA), d’autre part.

Sur le fond, la mesure doit être nécessairement motivée. Dans le cas des éducateurs sportifs, le préfet doit établir que le maintien en activité de l’intéressé « constituerait un danger pour la santé et la sécurité physique ou morale des pratiquants » (Article L212-13 C. sport).

Le prononcé d’une mesure d’interdiction ne doit donc pas se faire sans discernement au risque qu’elle soit entachée d’illégalité, comme le révèle l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Caen du 6 septembre 2023. De son côté, le tribunal de Pontoise ouvre le champ des motifs d’interdiction administrative en considérant que des abus sexuels commis en dehors de la sphère sportive ne suffisent pas pour établir que le maintien en activité de leur auteur en qualité d’arbitre ne porterait pas atteinte à la santé et à la sécurité des joueurs, y compris majeurs.

 

Annulation d’une mesure de suspension 

Un référé suspension a été formé par un éducateur sportif en charge de l’encadrement d’une équipe de pré-nationale féminine et d’une équipe de nationale féminine contre une interdiction temporaire d’exercer son activité pour une durée de six mois. Elle a été prise sur le fondement de l’article L. 212-13 du code du sport en vertu duquel le préfet peut, en cas d’urgence et sans consultation du Conseil départemental de la jeunesse et de la vie associative (CDJSVA) prononcer une interdiction temporaire d’exercer des fonctions d’éducateur sportif. La suspension a été prononcée à partir d’un signalement effectué à la suite de témoignages de joueuses « mentionnant des propos déplacés de l’intéressé et une attitude inappropriée au regard de ses fonctions d’entraîneur ».

Le référé suspension, qui a pour objet d’obtenir la suspension de l’exécution de la mesure jusqu’à ce que le tribunal se soit prononcé sur le fond, est subordonné à deux conditions. D’abord, être justifié par l’urgence.  Ensuite, le requérant doit faire état « d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ». (Art L. 521-1COJA. Voir notre ouvrage. Prévention et répression des maltraitances et imprévoyances Sommaire Partie » 1 chapitre 2).

L’urgence a été définie par le Conseil d’Etat dans un arrêt du 19 janvier 2001[3]« Confédération nationale des radios libres » CE, sect., 19 janv. 2001. Rec. 29, n° 228815. où il affirme dans un considérant de principe qu’elle « doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre ». Elle « s’apprécie objectivement et compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce »[4]CE Ord. du 28 février 2001, n° 229562, 229563, 229721..

Pour se prononcer sur « la situation du requérant ou les intérêts qu’il entend défendre » le juge des référés examine sa situation « au regard des justifications apportées, dans la demande et de l’argumentation présentée en défense »[5] CE, Ord. du 25 avril 2001, Rec. 220, n° 230025.. En particulier, il s’assure que la mesure est de nature à créer un préjudice certain et immédiat au requérant, toutes considérations qui s’apprécient objectivement et compte-tenu de l’ensemble des circonstances de chaque espèce Mais, en même temps, il doit mettre en balance les intérêts en présence[6]CE 28 février 2001 préc.. Le préjudice causé au requérant par la mesure de police l’expose-t-il à un risque plus sérieux pour ses conditions d’existence que la sécurité des pratiquants sportifs qu’il est susceptible de compromettre ? En l’occurrence, le requérant soutient « qu’il ne peut plus exercer son activité d’entraîneur » et surtout que « cette activité était sa seule source de revenus » ce qui peut justifier « d’une atteinte « suffisamment grave et immédiate à sa situation » comme l’observe le juge des référés. L’atteinte est « suffisamment grave » puisque l’activité d’entraineur de l’intéressé est son unique source de revenu et que la mesure est d’une durée de 6 mois. Elle est immédiate puisqu’elle prend effet à dater de sa notification à l’intéressé.

Si on se place, maintenant du point de vue de la balance des intérêts, il n’apparaît pas, au regard des faits reprochés au requérant que la sécurité des joueuses soit compromise et qu’il y ait eu une situation d’urgence justifiant que la mesure ait été prise sans consultation du Conseil départemental de la jeunesse et de la vie associative (CDJSVA).  L’urgence suppose, en effet, des faits graves et suffisamment établis pour que le préfet puisse légalement se passer de l’avis du CDJSVA. Or c’est là que le bât blesse !  D’abord, le signalement repose sur des témoignages indirects de trois joueuses, dont deux sœurs. Ensuite, selon les témoignages des joueuses auquel fait référence le signalement, le requérant aurait échangé avec elles sur leur vie personnelle, sentimentale et sexuelle et aurait proposé à certaines d’entre elles d’augmenter leur temps de jeu en échange de faveurs sexuelles. Or la transcription des relevés de trois appels téléphoniques entre l’intéressé et une des joueuses ne fait apparaître aucun propos déplacé. Ces conversations ne font qu’évoquer des tensions éventuelles avec un autre membre de l’équipe, confirmées d’ailleurs par le requérant lui-même qui fait état de tensions avec une de ces joueuses en raison d’une erreur défensive commise au cours d’un match et d’un manque d’investissement pendant les entraînements. Enfin, le requérant produit quatre témoignages d’anciennes joueuses du club et deux témoignages de collègues de travail de ce club qui mentionnent un comportement respectueux et professionnel à l’égard des joueuses.

De toute évidence, une erreur d’appréciation a été commise : les révélations tirées du signalement montrent que la gravité des faits reprochés au requérant n’est pas établie de sorte que le préfet ne pouvait justifier du cas d’urgence prévu parl’article L. 212-13 pour faire abstraction du principe du contradictoire. Aussi, la décision du juge des référés de suspendre l’exécution de l’arrêté est-elle sans surprise.

 

Rejet d’une requête en annulation d’une interdiction

Dans la seconde espèce, il est reproché à l’intéressé, sur la base également d’un signalement, des propos déplacés et une attitude inappropriée au regard de ses fonctions d’entraîneur vis-à-vis de joueuses de l’équipe pré-nationale. Celui-ci soutient que le préfet a commis une erreur de visa en citant les articles L. 706-47 et L. 706-53-1 du code de procédure pénale qui ne lui sont pas applicables. Mais cette erreur n’est pas rédhibitoire.  Il est admis qu’une erreur de visa « n’est pas de nature à en affecter la légalité » comme l’observe le tribunal. Par ailleurs, il relève que la décision contestée vise les dispositions du code du sport applicables à l’espèce. La décision n’est donc pas entachée d’un vice de forme (Voir notre ouvrage. Prévention et répression des maltraitances et imprévoyances Sommaire Partie 1 chapitre 2).

L’autre motif de la requête porte sur sa légalité interne. Le requérant soutient d’abord que le préfet aurait commis une erreur de droit. Selon lui, la décision porterait atteinte à la présomption d’innocence puisqu’aucune condamnation pénale n’a été prononcée à son encontre. La réponse du tribunal était attendue. La présomption d’innocence s’applique uniquement aux sanctions pénales qui relèvent du champ de la répression alors que l’interdiction administrative relève du domaine de la prévention. Comme le rappelle le jugement, se référant à une jurisprudence constante, la décision contestée « ne constitue pas une sanction ayant le caractère d’une punition, mais une mesure de police administrative tendant à assurer le maintien de l’ordre public et de la sécurité ».

Le second moyen d’illégalité porte sur une erreur d’appréciation qu’aurait commise le préfet. En effet, le requérant soutient qu’il « n’entretient aucun contact avec des mineurs dans le cadre de ses fonctions d’arbitre ». De surcroît, il estime que la sanction serait disproportionnée, puisque l’ordonnance du juge d’instruction, qui le place sous contrôle judiciaire, ne lui fait pas interdiction d’exercer ces fonctions d’arbitre. Le moyen est sérieux car l’interdiction a été prise pour des faits d’atteintes sexuelles et de corruption sur des mineurs survenus dans le cadre de son travail en qualité d’assistant d’éducation à l’école de danse de l’Opéra de Paris. L’éducateur sportif a donc beau jeu de faire valoir que ces faits n’ont pas de rapport avec son activité d’arbitre à telle enseigne que son contrôle judiciaire ne lui empêche pas d’exercer de telles fonctions. Il en conclut que le préfet ne démontre pas que son maintien en activité constituerait « un danger pour la santé et la sécurité physique ou morale des pratiquants » au sens de l’article L 212-13 du code du sport. A l’appui de son raisonnement, il aurait pu faire état d’un arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes ayant jugé qu’un éducateur de voile avait été à tort interdit de toute exercice de son activité quel que soit le public encadré majeur ou mineur car l’arrêté d’interdiction étant « uniquement fondé sur des préoccupations relatives aux fonctions d’encadrement de mineurs, l’autorité administrative n’établissait pas que le maintien en activité en qualité d’éducateur sportif de M. C… présenterait un danger pour la santé ou sécurité physique ou morale des pratiquants majeurs[7]CAA Nantes, 7 janvier 2022, 21NT00961. ». On s’attendrait donc à ce que le tribunal administratif de Cergy Pontoise aille dans le même sens. Tout au contraire, il considère que ce motif ne suffit pas à établir que le requérant ne porterait pas atteinte à la santé et à la sécurité des basketteurs, y compris majeurs. Les ordonnances du juge d’instruction n’ayant pas l’autorité de la chose jugée, le préfet peut, tout à fait, avoir une position différente de celle du juge judiciaire. Mais elle ne convainc pas ici.  En effet, le préfet justifie l’interdiction « au regard de la particulière gravité des faits » et en raison du « retentissement certain que sa mise en examen a suscité ». Ces motifs sont discutables car fondés sur des probabilités et non sur des faits avérés. Admettre qu’une simple présomption de mise en danger d’un public puisse suffire à justifier une mesure d’interdiction revient à accorder au préfet un pouvoir d’appréciation étendu et, partant, crée un risque d’arbitraire.

Jean-Pierre VIAL, Inspecteur honoraire de la jeunesse et des sports – Docteur en droit – Membre associé au laboratoire sur les Vulnérabilités et l’Innovation dans le Sport de l’Université Claude Bernard Lyon 1 (LVIS) – Spécialisé dans le contentieux des accidents sportifs

 

 

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Jean-Pierre Vial

References

References
1 A condition d’établir que la reprise d’une activité d’encadrement constituerait un danger pour la sécurité physique ou morale de ses élèves.
2 CAA Lyon, 28 novembre 2019, 18LY00830. Cette coexistence n’enfreint pas la règle « non bis in idem » car l’incapacité pénale et l’interdiction administrative ne poursuivent pas le même but, puisque la sanction pénale a pour objet la répression des atteintes à l’intérêt général tandis que la mesure de police vise à prévenir les atteintes à la sécurité des personnes. Ainsi, un éducateur sportif de football ne peut soutenir que l’arrêté d’interdiction revient à lui infliger une seconde sanction du fait de ses condamnations pénales pour atteintes et agressions sexuelles « dès lors que l’arrêté préfectoral n’a que le caractère d’une mesure administrative dont le seul objet est de préserver la sécurité des mineurs ».TA Bordeaux, 6 mai 2014, n° 1300370.
3 « Confédération nationale des radios libres » CE, sect., 19 janv. 2001. Rec. 29, n° 228815.
4 CE Ord. du 28 février 2001, n° 229562, 229563, 229721.
5 CE, Ord. du 25 avril 2001, Rec. 220, n° 230025.
6 CE 28 février 2001 préc.
7 CAA Nantes, 7 janvier 2022, 21NT00961.





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