La jurisprudence récente offre plusieurs applications de la responsabilité du fait des choses qui a le vent en poupe depuis que la Cour de cassation a levé le verrou de l’acceptation des risques. En revanche, la garde en commun qui en évince l’application résiste toujours mais pour combien de temps ? Les arrêts rendus par les cours d’appel de Douai (6 avril 2017), Paris (27 février 2017) et Aix-en-Provence (26 janvier 2017) donnent l’occasion de faire le point sur son application.
1-En portant le coup de grâce à la théorie de l’acceptation des risques dans les sports de compétition qui se pratiquent avec du matériel, la Cour de Cassation a redonné un nouvel élan à la responsabilité du fait des choses. Le projet de réforme de la responsabilité civile s’il est repris par le nouveau gouvernement devrait accélérer ce mouvement d’expansion en permettant la réparation du dommage corporel sur le fondement des règles de la responsabilité extracontractuelle (voir notre commentaire). Les sportifs blessés lors de pratiques sportives encadrées par des clubs avec lesquels ils sont en rapport contractuel ne se heurteront plus à l’obstacle du non-cumul des responsabilités qui les privent d’une action fondée sur l’ancien article 1384 alinéa 1 devenu l’article 1242 du code civil. Mais pour l’heure, le bénéfice de ce régime de responsabilité sans faute demeure limité aux litiges entre sportifs. Si le verrou constitué par l’acceptation des risques a sauté, en revanche, la garde en commun qui évince la responsabilité du fait des choses tient toujours. Un arrêt récent sur un accident de squash l’atteste. Dans cette décision de facture très orthodoxe, la cour d’appel de Douai applique la jurisprudence aujourd’hui bien établie selon laquelle les pratiquants de sports qui se disputent ou se renvoient une balle en ont la garde en commun. Les victimes n’ont pour autre alternative que de rapporter la preuve d’une faute de jeu de l’auteur du dommage.
2-Cependant, deux autres espèces s’inscrivent dans une tendance déjà ancienne qui ignore la garde collective[1]. La première concerne le sport de compétition comme l’atteste l’arrêt rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence. En l’occurrence, le copilote d’un rallye automobile avait été gravement blessé à la suite d’une sortie de route suivie de l’embrasement du véhicule. Le pilote et son assureur opposaient à la victime la garde en commun du véhicule pour refouler l’application de la responsabilité du fait des choses. La cour d’appel d’Aix-en-Provence rejette leur prétention en considérant que le co-pilote n’exerce aucun pouvoir de direction sur le véhicule qui reste totalement entre les mains du pilote libre de suivre ou non ses indications. Le second arrêt qui intéresse le sport loisir va dans le même sens : l’équipier avant d’une luge ayant terminé sa course dans un poteau est victime d’un traumatisme crânio-facial. La cour d’appel de Paris estime que le coéquipier arrière a le contrôle et la direction de la luge dès lors qu’il a accès aux manettes de frein qui permettent de contrôler la vitesse et la trajectoire de l’engin. Là encore, la garde en commun est mise à l’écart.
3-L’arrêt du 4 novembre 2010 a généralisé l’application de la responsabilité du fait des choses dans les rapports entre sportifs et mis fin à la distinction entre sport de compétition et sport de loisir. Les tribunaux considéraient jusqu’alors que les compétiteurs acceptant le risque d’accident ne pouvaient bénéficier en même temps des atouts de la responsabilité du fait des choses. La compétition refoulait l’application de l’ancien article 1384 alinéa 1 et contraignait la victime à établir l’existence d’une faute de l’auteur du dommage, d’autant plus difficile à rapporter qu’il doit s’agir d’une faute qualifiée. La Cour de cassation ayant fait sauter le verrou de l’acceptation des risques, plus rien ne s’oppose aujourd’hui à l’application de la responsabilité du fait des choses entre compétiteurs du moins lorsqu’il n’est question que de réparation de dommages corporels. En effet, le législateur l’évince encore dans les cas de dommages matériels[2]. Aussi, est-ce vainement que le pilote du véhicule qui avait fait une sortie de route opposait au co-pilote l’acceptation des risques de sa part en s’appuyant, notamment, sur les débats parlementaires ayant précédé la modification du code du sport. La cour d’Aix-en-Provence réplique à juste titre qu’en « limitant la prise en compte de cette notion aux seuls préjudices matériels, le législateur a, au contraire, manifesté son intention de permettre l’indemnisation des préjudices corporels des victimes selon le droit commun applicable à la responsabilité du fait des choses ». L’intention du législateur ne se déduit pas seulement des débats parlementaires mais aussi de la lettre du texte !
4-Cette jurisprudence n’a pas eu d’incidence sur les conditions de mise en jeu de la responsabilité du fait des choses et notamment sur la garde en commun. Rappelons d’abord qu’est responsable le gardien de la chose. Or il ne peut y avoir qu’un seul gardien. Une même chose ne peut avoir plusieurs personnes disposant des mêmes pouvoirs sur elle. Le principe selon lequel la garde est alternative et non cumulative demeure intact. La garde en commun fait donc barrage à l’application de l’article 1242 du code civil. Le co-gardien de la victime ne peut prétendre au bénéfice de la responsabilité de plein droit et doit se résoudre à rapporter la preuve d’une faute de son coéquipier. La pratique sportive en fournit d’abondantes illustrations. C’est le cas des sports où les joueurs se disputent ou se renvoient une balle. Ainsi, la Cour de cassation a estimé que les joueurs de tennis exerçaient des pouvoirs de direction et de contrôle identiques sur la balle[3]. Il faut déduire cette absence de maitrise individuelle de la balle par la vitesse de l’échange comme l’a expliqué la Haute juridiction à propos du football où elle considère que « le joueur qui a le ballon est contraint en effet de le renvoyer immédiatement (…)en sorte qu’il ne dispose que d’un temps de détention très bref pour exercer sur le ballon un pouvoir sans cesse disputé »[4]. C’est le même raisonnement qui est repris par la cour de Douai à propos d’une partie de squash où elle relève que « le joueur qui détient la balle est contraint de la renvoyer immédiatement vers le mur pour que l’autre joueur puisse à son tour renvoyer la balle vers le mur, de sorte que chacun d’entre eux dispose alternativement d’un temps de détention très bref et insuffisant pour exercer sur la balle un pouvoir de contrôle et de direction ». Il en va différemment lorsque la balle n’est pas disputée comme cela a été jugé dans le cas de deux basketteuses jouant à envoyer à tour de rôle et pendant un temps plus ou moins long, une balle dans un panier fixé à un mur, la garde du ballon étant alors confiée alternativement à l’une, puis à l’autre[5]. De même pour le golf où la balle n’est pas disputée puisque chaque joueur tire à tour de rôle[6]. L’inconvénient de cette jurisprudence est de laisser un large pouvoir d’appréciation au juge. Ainsi lors d’une collision entre deux joueuses survenue lors d’un match de basket-ball la cour d’appel de Colmar observe que « le choc ne s’est pas produit au cours d’une action de jeu » mais au moment où l’intimée « était à l’arrêt après un dribble et tenait le ballon entre ses mains »[7]. Question de pur fait qui révèle la volonté de mettre la garde en commun à l’écart. On trouve le même phénomène de refoulement à propos d’un jeu collectif où une balle de tennis avait été relancée au moyen d’une raquette de tennis tenant lieu de batte de base-ball. En l’occurrence, la Cour de cassation a estimé que le détenteur de la raquette en avait « l’usage, la direction et le contrôle »[8]. Pour écarter l’obstacle de la garde en commun, la Cour de cassation avait fait l’impasse sur la balle et ne s’était intéressée qu’à la raquette dont le lanceur avait assurément la garde. Les appelants dans l’affaire de l’accident de squash avaient certainement cet arrêt en tête lorsqu’ils soutenaient que « chacun des participants, s’il est gardien de sa raquette, ne l’est pas de la balle qui s’échange successivement entre les deux joueurs ». Ils voulaient éviter que la cour d’appel fasse le même raisonnement que la Haute juridiction. Ils ont obtenu gain de cause puisque celle-ci a admis la garde en commun de la balle s’en tenant à la position de la 2ème chambre civile sur le tennis.
5-L’autre alternative pour évincer la garde en commun consiste à relever l’existence d’un rapport hiérarchique entre les détenteurs d’une chose. En effet, celle-ci suppose l’égalité de pouvoir entre les co-détenteurs. Elle ne peut plus être opposée à la victime lorsque cette égalité est rompue parce que celui dont la responsabilité est recherchée dispose d’un pouvoir de commandement ou exerce une action déterminante sur la chose comme dans les sports utilisant un moyen de déplacement et qui se pratiquent en équipage. Ainsi, la Cour de Cassation considère que le skipper exerce seul sur le bateau les pouvoirs qui caractérisent la garde de la chose[9]. Sa fonction de commandement est indiscutable puisqu’il dirige et contrôle les manœuvres de chacun de ses coéquipiers. Cependant, il existe d’autres situations moins évidentes où c’est le rôle prépondérant d’un coéquipier qui est retenu comme critère de refoulement de la garde en commun. La question de savoir si tel ou tel coéquipier avait un rôle prédominant sur les autres est très factuelle et laisse un large pouvoir d’appréciation aux tribunaux comme l’atteste la jurisprudence sur les accidents de luge, de side car et ceux survenus lors des spéciales des rallyes automobiles. Prenons d’abord l’exemple de la luge. Qui détermine la direction de l’engin ? Est-ce l’équipier arrière comme pour la pratique du canoë[10] ou les deux équipiers y concourent-ils chacun à leur manière ? La Cour de Rouen avait estimé que celui qui actionne le frein d’une luge avait la qualité de gardien[11]. Au contraire, celle d’Aix-en-Provence avait jugé que l’équipier situé à l’arrière, bien qu’ayant la maîtrise du frein, ne disposait d’aucune visibilité pour diriger la luge et que la direction était donnée par la position des corps et non par la manipulation du frein[12]. Le dernier arrêt en date sur cette question en revient à une position plus orthodoxe. La cour d’appel de Paris relève d’abord que l’équipier arrière « disposait seul de l’accès aux freins » et était donc le seul à pouvoir contrôler la vitesse de l’engin. Ensuite, elle observe « qu’il pouvait également agir aisément sur la direction de la luge en positionnant son corps et ses jambes.» Elle déduit cette liberté de mouvement du fait que la partie arrière de la luge est moins large, afin de donner plus de liberté au passager arrière pour bouger et sortir ou rentrer ses jambes. Elle considère, enfin, que si le passager avant « a pu influer sur la trajectoire de la luge en modifiant le positionnement de son corps à l’intérieur de la luge, ce n’était que de façon accessoire et sur les directives de (l’équipier arrière) » ce qui lui permet de conclure qu’il ne disposait pas des mêmes pouvoirs d’usage, de direction et de contrôle que son co-équipier. En somme, c’est celui qui a accès aux manettes de frein qui en est considéré comme l’unique gardien car lui seul a la maîtrise de la direction et de la vitesse de la luge. Le fait que son co-équipier ait pu influer sur sa trajectoire ne suffit pas pour considérer qu’ils ont en commun la garde du véhicule.
6-Dans un autre registre, celui des sports mécaniques, on retrouve la même propension des tribunaux à évincer la garde en commun. Dans un arrêt du 5 mai 1966 ayant trait à un accident de side car, la Cour de Cassation avait reproché aux juges du fond d’avoir « déduit la garde de l’engin d’une activité coordonnée et d’ensemble portant sur son contrôle et son maniement sans rechercher qui exerçait au sein de l’équipe le pouvoir de commandement donc de direction »[13]. A bien lire entre les lignes, la Haute juridiction voulait signifier que l’un des deux équipiers avait un rôle prépondérant. Aussi, est-ce sans surprise qu’elle a rejeté plus récemment le pourvoi formé par le pilote d’un side-car cross. Celui-ci avait vainement soutenu que la présence du copilote permettait à l’équipage d’atteindre une vitesse et une trajectoire optimales. La deuxième chambre civile demeure sourde à cet argument, tout en admettant que « l’action, acrobatique, du passager a pour objectif de corriger la trajectoire de l’engin (…) et de le rééquilibrer afin de lui permettre d’atteindre une vitesse et une trajectoire optimales ». Le fait, selon elle, que le pilote puisse utiliser le véhicule sans être assisté par le passager alors que l’inverse est impossible est le motif qui fait mouche. Elle refuse d’admettre la complémentarité des rôles du pilote et de son passager pour ne retenir que celui prépondérant du premier et évincer la garde commune de l’engin par ses deux occupants[14].
7-La même jurisprudence s’applique aux épreuves de rallye automobile. Un tribunal avait considéré le pilote et son co-équipier comme co-gardiens du véhicule[15]. Ce jugement est resté isolé. En effet, la cour d’appel de Paris a relevé que « le copilote ne dispose pas de pouvoirs identiques à ceux du pilote dont le rôle est déterminant puisqu’il est seul à maîtriser la direction, la vitesse, le freinage du véhicule »[16]. Celle d’Aix-en-Provence va dans le même sens. Elle considère à son tour que si « le copilote a pour fonction de diriger le parcours et l’itinéraire du pilote, il ne dispose pas de double commande et n’exerce donc aucun pouvoir de direction sur le véhicule qui reste totalement entre les mains du pilote, qui est libre de suivre ou non ses indications ». Si la théorie de la garde en commun n’est pas encore jetée aux oubliettes, il faut bien admettre que ses jours sont comptés !
Jean-Pierre VIAL, Inspecteur honoraire Jeunesse et Sport, Docteur en droit
Jean Pierre Vial est l’auteur d’un guide de la responsabilité des organisateurs d’accueils collectifs de mineurs, d’un guide de la responsabilité des exploitants de piscines et baignades, d’un traité sur la responsabilité des organisateurs sportifs et d’un ouvrage sur le risque pénal dans le sport.
En savoir plus :
DOUAI 6 AVRIL 2017 SQUASH
CA PARIS 27 FEVRIER 2017
CA Aix 26 janvier 2017 AUTOMOBILE
Documents joints:
DOUAI 6 AVRIL 2017 SQUASH
CA PARIS 27 FEVRIER 2017
CA Aix 26 janvier 2017 AUTOMOBILE
Notes:
[1] En ce sens Ph. Brun JCP 2016, p.1060.
[2] Selon l’article L321-3-1 du code du sport, les pratiquants ne peuvent être tenus pour responsables des dommages matériels causés à un autre pratiquant par le fait d’une chose qu’ils ont sous leur garde (loi n° 2012-348 du 12 mars 2012).
[3] Civ. 2, 20 nov. 1968. Bull. Civ. 2, n° 277.
[4] Civ. 2, 13 janv. 2005, n° 03-12884.
[5]Civ. 2, 21 févr. 1979. Bull. Civ. II N. 58 p. 43.
[6] Paris, 28 févr. 1963, D. 1963, somm. 85 ; 5 mai 1936, DH 1936. 351.
[7] Colmar, 2e ch. civ., section A, 7 déc. 2016, n° 15/04386. Gaz Pal 21 févr. 2017, n° 8 p. 23. Note J-P. Vial.
[8] Civ. 2, 28 mars 2002 n° 00-10628. Bull. Civ. II n° 67 p. 54. D. 2002 jurispr. 2, p. 3237, note D. Zerouki. RTD civ. 2002, p. 520, obs. P. Jourdain. Resp. civ. et assur. sept. 2002 chron. n° 191 et n° 15. S. Hocquet-Berg « Vers la suppression de l’acceptation des risques en matière sportive ». Dict. perm. dr. sport. Bull. n° 76, p. 7630. J.P. Vial, contentieux des accidents sportifs : la garde en commun et l’acceptation des risques en sursis, LPA, n°123, p.16.
[9]Civ. 2, 8 mars 1995, n° 91-14895. Bull. Civ. II n° 83 p. 47. Civ. 2. 12 avr. 2012, nos 10-20831 et 10-21094. Resp civ. et assur. 2012, comm. 195, note H. Groutel).
[10] CA Douai, 3e ch. civ., 23 mars 1990, n° RG : 2296/89.
[11] Rouen, 1re ch. civ., 17 mai 1995, D. 1997, somm., p. 189, note Lacabarats.
[12] Aix-en-Provence, 10e ch., 1er févr. 2012, n° RG 10/05361.
[13] Civ. 2, 5 mai 1966, Bull. Civ. II n° 529.
[14] Civ. 2, 14 avr. 2016, n° 15-17732. JCP G 2016, n° 22, 610. Note Ph. Brun. JCP 2016, p.1060 ;