Cette entrée au sein du gouvernement Barnier a déjà fait l’objet de nombreux commentaires et couler beaucoup d’encre. Evidemment, l’Institut ISBL se joint bien sincèrement aux vœux de réussite abondamment adressés à la nouvelle ministre déléguée, toute bonne volonté étant par ailleurs la bienvenue tant il reste à réaliser pour « faire de l’ESS la norme de l’économie de demain »[1]J. Saddier, Pour une économie de la réconciliation. Faire de l’ESS la norme de l’économie de demain, Ed. Les Petits Matins, avr. 2022.

 

Sur ce point, il est heureux de constater que l’économie sociale et solidaire (ESS) tend désormais à s’inscrire durablement dans les architectures gouvernementales successives, en particulier lorsque ce ministère est directement rattaché à Bercy. Néanmoins depuis 2017, ce secteur économique (à but non lucratif ou à lucrativité limité) organisé par la loi « Hamon » du 31 juillet 2014[2]L. 2014-856 du 31 juill. 2014 relative à l’ESS, tarde à prendre son essor. Face à l’urgence, ce constat est d’autant regrettable qu’il est de plus en plus évident que les nouveaux modes d’entreprendre (association, coopérative, etc.) promus par cette loi, disposent d’une capacité importante pour apporter des réponses aux problématiques actuelles en matière sociale, environnementale, et démocratique.

Durant les mandatures « Macron », les motifs de satisfaction sont indéniablement là : au niveau international, l’institutionnalisation de l’ESS a connu récemment de avancées significatives à l’initiative de la France[3]ONU, résolution du 18 avr. 2023 relative à « la promotion de l’économie sociale et solidaire au service du développement durable » ; Conseil de l’UE, recommandation du 27 nov. 2023 … Continue reading. Pour le reste, le bilan reste très largement insuffisant, y compris en termes de simplification administrative[4]L. n°2024-344 du 15 avril 2024 visant à soutenir l’engagement bénévole et simplifier la vie associative. Et c’est plutôt le contexte général qui inquiète. Malgré toute la bonne volonté de la nouvelle ministre déléguée et une feuille de route parfaitement balisée par Maxime Baduel (délégué ministériel à l’ESS)  – par ailleurs plutôt bien accueillie par les acteurs eux-mêmes  – la question principale demeure la suivante : de quelles marges de manœuvre dispose-t-on aujourd’hui, dix ans après la promulgation de cette loi « Hamon » ? Comment promouvoir l’ESS – au sein de laquelle figure majoritairement le secteur associatif – au moment où notre pays est fracturé comme jamais, sa démocratie questionnée dans des dimensions historiques et que sa situation financière est catastrophique tant en matière d’endettement que de déficits prévisibles ? Comment soutenir ses acteurs lorsque des coupes budgétaires sont d’ores et déjà programmées à grande échelle et que la France est dans le collimateur des instances de régularisation européennes et des agences de notation ? Comment renouer le dialogue entre des citoyens qui se paupérisent de plus en plus  – au risque de se radicaliser davantage – et un gouvernement illibéral[5]M.-O. Bherer, « Illibéralisme », une doctrine qui défend la majorité au détriment de l’Etat de droit, Le Monde, 06 sept. 2023 restant désespérément sourd aux aspirations exprimées par la société civile organisée, en matière de défense des services publics, de financement de la transition énergétique, de préservation de la démocratie, et de lutte contre les inégalités sociales ?

Pour résoudre ces questions, il faut dans un premier temps de la constance. Or, nos décideurs politiques ne cessent de changer : depuis 2017, nous avons d’abord connu Christophe Itier en qualité de Haut-Commissaire à l’ESS dont on connaît l’appétence pour l’entrepreneuriat social qui, en l’occurrence, représente une forme (très) résiduelle de l’ESS. Ensuite, en 2020, Olivia Grégoire fut nommée secrétaire d’Etat chargée de l’Economie sociale, solidaire et solidaire et, en 2022, Marlène Schiappa lui a succédé en qualité de secrétaire d’Etat chargée de l’ESS et de la vie associative avant que son mandat ne se termine en « eau de boudin », après qu’elle ait été exfiltrée du gouvernement Borne en raison du scandale (non résolu) du fonds Marianne. Lors du remaniement du gouvernement Elisabeth Borne le 20 juillet 2023, c’est au tour de Prisca Thevenot d’être nommée secrétaire d’Etat chargée de la Jeunesse et du Service national universel pour un cours laps de temps, alors même qu’Olivia Grégoire faisait son grand retour comme secrétaire d’Etat aux Petites et Moyennes entreprises, du Commerce, de l’Artisanat et du Tourisme et nous apprenait, par un simple tweet, que l’ESS ferait partie de ses prérogatives. Dès lors, face à un tel « turn over », comment les instances représentatives de l’ESS peuvent-elles nouer un dialogue constructif avec les pouvoirs publics ?

Dans un second temps, il faut des connaissances affirmées ou, à tout le moins, une compréhension fine des enjeux comme des interrogations, qui actuellement traversent l’ESS. Là encore, gardons-nous de toute critique contre-productive ou, pire encore, de toute suspicion d’attaque ad hominem. Notre propos ne consiste pas non plus à porter un jugement sur les parcours professionnels ou politiques des représentants ministériels successivement désignés pour représenter l’ESS. Mais promouvoir cette « autre économie » requière des savoirs particuliers qui, malgré toute la bonne volonté et les capacités de l’impétrant, s’avèrent être difficiles à acquérir dans un laps de temps aussi court. En effet, l’ESS est une « famille nombreuse », composée de secteurs d’activités et de modes d’organisation divers et complexes. L’essence de sa démarche s’inscrit peu ou prou à rebrousse-poil du système capitaliste actuel[6]Alternatives Economiques, Face au capitalisme financiarisé, l’appel de l’ancien résistant Claude Alphandéry, 7è janv. 2023 et en opposition frontale avec le « monopole marchand » conçu par un Code de commerce datant de 1807[7]C. Amblard et J. Saddier, Pourquoi les associations ne sont pas (souvent) des concurrentes déloyales ? Juris-associations, 1er mai 2024, n°698. Or, pour exercer pleinement leur rôle, les entreprises de l’ESS doivent pouvoir disposer des mêmes avantages juridiques que les sociétés commerciales traditionnelles afin de développer leurs modèles socio-économiques tout en continuant à être soutenues par les pouvoirs publics pour ce qu’elles sont, à savoir des entreprises capables de concilier durablement une logique économique et humaine. Cette ligne transformatrice, par conséquent consubstantielle à l’ESS, doit être comprise et défendue avec conviction par nos « politiques » en charge de l’ESS. Or, précisément, certaines postures interrogent. En son temps, Olivia Grégoire s’est dite « favorable à la « responsabilisation du capitalisme », en estimant qu’avec « ce poste attribué à une fidèle du chef de l’État, le gouvernement Castex renforce son affichage d’un engagement en faveur d’un capitalisme écologique et social », sans y voir « une tentative de social washing ». Au-delà des enjeux idéologiques, une telle prise de position pose problème au regard du risque de banalisation avec le secteur économique traditionnel – vieille antienne – continuant de planer sur l’ESS, malgré l’adoption de la loi de 2014.

Pour ce qui concerne Marie-Agnès Poussier-Winsback, ses récentes déclarations interpellent déjà : comme le fait fort justement observer Michel Abhervé dans son blog Alternatives Economiques, « nous constatons  à la lecture d’une interview que la nouvelle ministre a une conception pour le moins limitée de l’ESS en déclarant au journal local dans Tendance Ouest que  » l’économie sociale et solidaire (ESS), est « un sujet d’actualité » et « une chance incroyable » pour permettre à certaines personnes de retrouver le chemin de l’emploi.  » » Selon lui, « nous sommes par cette conception reportés quinze ans en arrière quand l’ESS était réduite à une économie de la réparation. » Or, si cette conception de l’ESS devait se confirmer, cela pourrait s’avérer dommageable au regard du formidable potentiel de transformation des modes d’entreprendre relevant du périmètre de l’ESS[8]RECMA, Loi 2014 sur l’ESS : une décennie de transformations et de défis, 2024/1 n°372-373.

Les exigences en termes de représentation gouvernementale de l’ESS sont par conséquent élevées. Au-delà de la compréhension fine des enjeux et de la démarche entrepreneuriale spécifique que propose l’ESS, de nombreux chantiers attendent également sur la table depuis plusieurs mois : celui portant sur des améliorations souhaitées de la loi initiale de 2014 avec pour objectif d’assurer le financement de l’ESS[9]Des démarches en ce sens ont d’ores et déjà été engagées par Benoît Hamon en qualité de président d’ESS France : voir déclarations publiées le 27 sept. 2024 sur son compte Linkedin comme le préconise d’ailleurs le Conseil supérieur de l’ESS depuis 2023[10]Avis du CSESS sur le bilan de la loi 2014, juin 2023 ; celui concernant le débat relatif à l’abrogation du contrat d’engagement républicain[11]L. 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (JO 25 août) qui suscite la défiance de beaucoup d’acteurs de l’ESS comme le demande du Mouvement Associatif, au nom de son combat pour la défense des libertés associatives. D’autres chantiers plus « techniques » doivent également être ouverts sans tarder : comme par exemple celui susceptible d’accroître l’influence du secteur à but non-lucratif dans la zone Europe par la transposition dans notre droit interne de la proposition de directive de la Commission européenne du 5 septembre 2023 relative à l’association transfrontalières européenne ; ou encore, celui visant à améliorer le dispositif de mécénat[12]Dossier Juris Associations – Mécénat : qui ne risque rien… au moment où les financements publics se raréfient et que de sérieuses difficultés financières pointent leur nez dans des secteurs historiquement portés par l’ESS, aussi essentiels que la santé, la solidarité, le sport, la culture ou encore l’éducation populaire…

En définitive, Madame Marie-Agnès Poussier-Winsback a déjà du pain sur la planche…

L’institut ISBL lui souhaite bon courage et l’assure de tout son soutien.

 

 

Colas Amblard, président de l’institut ISBL

 

 

En savoir plus : 

Engagez-vous qu’ils disaient, vous verrez du pays !, André Decamp, Institut ISBL septembre 2024

Enfin, l’été est fini !, Jean-Louis Cabrespines, Institut ISBL septembre 2024

C. Amblard et J. Saddier, Pourquoi les associations ne sont pas (souvent) des concurrentes déloyales ? Juris-associations, 1er mai 2024, n°698

RECMA, Loi 2014 sur l’ESS : une décennie de transformations et de défis, 2024/1 n°372-373

Dossier Juris Associations – Mécénat : qui ne risque rien…

References

References
1 J. Saddier, Pour une économie de la réconciliation. Faire de l’ESS la norme de l’économie de demain, Ed. Les Petits Matins, avr. 2022
2 L. 2014-856 du 31 juill. 2014 relative à l’ESS
3 ONU, résolution du 18 avr. 2023 relative à « la promotion de l’économie sociale et solidaire au service du développement durable » ; Conseil de l’UE, recommandation du 27 nov. 2023 relative à la mise en place de cadres propices à l’économie sociale
4 L. n°2024-344 du 15 avril 2024 visant à soutenir l’engagement bénévole et simplifier la vie associative
5 M.-O. Bherer, « Illibéralisme », une doctrine qui défend la majorité au détriment de l’Etat de droit, Le Monde, 06 sept. 2023
6 Alternatives Economiques, Face au capitalisme financiarisé, l’appel de l’ancien résistant Claude Alphandéry, 7è janv. 2023
7 C. Amblard et J. Saddier, Pourquoi les associations ne sont pas (souvent) des concurrentes déloyales ? Juris-associations, 1er mai 2024, n°698
8 RECMA, Loi 2014 sur l’ESS : une décennie de transformations et de défis, 2024/1 n°372-373
9 Des démarches en ce sens ont d’ores et déjà été engagées par Benoît Hamon en qualité de président d’ESS France : voir déclarations publiées le 27 sept. 2024 sur son compte Linkedin
10 Avis du CSESS sur le bilan de la loi 2014, juin 2023
11 L. 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (JO 25 août)
12 Dossier Juris Associations – Mécénat : qui ne risque rien…





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