Nous sommes nombreux à nous lamenter dans l’ESS de ne pas être écoutés des pouvoirs publics, de ne pas trouver de financeurs pour nos projets, de ne pas être soutenus sur nos activités et plus globalement souvent en peine pour faire vivre nos activités et/ou à boucler nos fins de mois. De fait, l’ESS, même si elle a considérablement gagné en visibilité depuis quelques années et gagné semble-t-il sa représentation institutionnelle durablement, reste à la marge des politiques publiques de l’État, mais aussi de l’Europe et dans une moindre mesure, des collectivités locales.

 

Le métier avant le mode d’organisation

Cette place modeste de la promotion de l’entrepreneuriat ESS dans le débat public a déjà une première raison très objective : chacun défend d’abord son métier, la santé pour la santé, le logement pour le logement, la banque et l’assurance pour la banque et l’assurance, etc. Il est donc normal que les politiques publiques soient d’abord découpées par métier avant d’être organisées par mode d’organisation (même s’il est vrai, il existe des organisations interprofessionnelles fortes comme Medef, CPME et UPA). D’où une première difficulté pour faire émerger une logique ESS par-delà les métiers de chacune des fédérations métier qu’elle rassemble.

Mais par-delà cette évidence à rappeler, et qui explique que nos têtes de réseau soient de petites structures légères avec certes l’agilité et la souplesse, mais forcément moins de puissance que d’autres organisations, d’autres raisons expliquent la marginalisation récurrente de l’ESS et surtout des entreprises de l’ESS [1]Dans le langage commun, on a coutume de désigner entreprises sous-entendu à but lucratif par opposition aux associations sous-entendu à but non lucratif. Au sens de la loi de 2014, la loi ESS … Continue reading. On a coutume en déplorant notre incapacité à faire comprendre notre valeur ajoutée sociale et sociétale d’invoquer tout ce qui vient de l’extérieur : la culture dominante capitaliste, l’incurie de nos dirigeants politiques, leur soumission aux puissants de la finance et de l’économie mondiale (parfois avec raison), la pression bureaucratique, normative et administrative qui, pourtant touche toutes les organisations et pas seulement l’ESS (cf crise agricole), la concurrence déloyale, etc.

Même si tous ces facteurs extérieurs existent, on oublie aussi souvent de s’interroger sur nous-mêmes et nos limites endogènes qui limitent notre capacité à être mieux écoutés et mieux reconnus tant au sens macro pour nos fédérations que micro pour chacune de nos organisations. Prenons un exemple : avec le déferlement de la surpuissance des Etats-Unis concernant internet, le digital et l’intelligence artificielle (Google, Facebook, Amazon, Microsoft, Apple, ChatGPT…), le gouvernement fait tout pour développer la start-up Nation et la French Tech avec l’appui des pionniers français qui ont réussi en ce domaine (Xavier Niel, Marc Simoncini, Bla Bla Car, etc.) avec des milliards à la clé. Dans la très large majorité des cas, le modèle économique est très traditionnel autour de sociétés à potentiel de plus-value : le secteur est porteur d’avenir, mais on ne sait pas les projets qui seront rentables, donc on investit dans 10 projets en sachant qu’on va perdre de l’argent sur 9 et en gagner beaucoup sur le 10e. Mais il ne faudrait pas croire que ce modèle basé sur la lucrativité permettant de valoriser les parts des financeurs et investisseurs soit le seul.

 

La tech française à but non lucratif

Ainsi, le 17 novembre 2023 a eu lieu le lancement officiel de Kyutai, un nouveau centre de recherche en intelligence artificielle (IA) dont l’objet est de publier en accès libre open source des logiciels d’IA permettant de générer des textes, des images ou des sons, comme ceux de Google ou d’OpenAI, le créateur de ChatGPT. Le lancement a réuni le tout Paris du business dont les trois mécènes qui ont alloué 300 millions d’euros au projet : Xavier Niel, célèbre fondateur de Free, Eric Schmidt, ex-PDG de Google et Rodolphe Saadé, PDG de l’armateur mondial CMA CGM et même en visioconférence Jensen Huang, le puissant patron de Nvidia, n° 1 mondial des processeurs graphiques programmables pour le développement de l’intelligence artificielle (IA) ainsi que le président de la République lui-même venu rappeler que l’IA français est « un enjeu de souveraineté technologique ». Tout ça pour un projet qui va démarrer avec une petite trentaine de salariés.

Plus étonnant : dans un secteur qui repose sur un modèle de valorisation boursière des jeunes pousses de la French Tech et de la start-up Nation, Kyutai a choisi le statut de fondation à but non lucratif. Autrement dit, nos décideurs économiques et politiques ne sont pas contrairement à ce qu’on croit seulement formatés dans le moule de l’entreprise à but lucratif issu de leur formation des grandes écoles. Même si on peut contester qu’une fondation soit un objet pur et dur de l’ESS eu égard au fonctionnement démocratique requis par ses principes et par la loi, le cas Kyutai démontre qu’il est parfaitement possible de convaincre de gros financeurs d’investir sur des projets stratégiques dans une optique prioritairement sociétale et d’intérêt général. Il est vrai que l’IA est évidemment un sujet naturellement attractif pour les tycoons de la Tech française. Mais on a déjà vu d’autres grandes organisations ou riches entrepreneurs s’investir dans le bien commun. C’est du reste ce que fait le mécénat depuis des siècles. Bref, c’est possible : si on a vraiment un bon projet, qu’on sait le formuler, s’inscrire dans une vision, une culture de l’ambition avec les bons codes de langage et la compréhension des bons circuits relationnels, il est possible de nouer des partenariats en théorie et à première vue improbables pour bon nombre de projets ESS.

 

Société par actions ou association caritative ?

Deuxième exemple : la société Team for the planet se revendique comme « la plus grande communauté citoyenne dédiée à l’action mondiale contre les gaz à effet de serre ». Né en 2019 à l’initiative de quelques entrepreneurs lyonnais (un groupe donc et pas un entrepreneur visionnaire tout seul), le projet n’a que 5 ans. Il est organisé sous forme de société en commandite par action, un statut assez rare reposant sur une gouvernance bicéphale entre des associés commanditaires (les financeurs) et des associés commandités (les opérationnels de l’entreprise associés au capital). Team for the Planet (TFTP) est donc une société commerciale ancrée dans le champ concurrentiel sans aucun lien a priori avec l’ESS. Elle s’est donnée pour objectif de réunir un milliard d’euros en 2030 auprès des citoyens ou organisations dans tous les pays. Début 2023, elle avait déjà réussi à réunir 13 millions d’euros, un chiffre qui fait déjà rêver sans doute pas mal de nos entreprises de l’ESS. Et en ce début d’année 2024, elle revendique sur son site internet avoir déjà convaincu et rassemblé 120 000 actionnaires. Car oui, en tant que société à commandite, TFTP se finance comme toute société commerciale avec un capital social constitué par des actionnaires. Pour le commun des mortels, lorsqu’on dit « actionnaire », on pense action et donc dividendes et plus-value. Tel n’est pas le cas de TFTP qui affiche d’emblée sa promesse : « Investir chez nous, ça rapporte… à la planète ! Vous ne toucherez pas de dividende sur vos actions, mais des Dividendes Climat, qui comptabilisent le nombre de tonnes de CO². Aucun dividende financier ne sera versé tant que l’augmentation des températures ne sera pas revenue à +0 degré par rapport à l’ère préindustrielle ».

Vous avez bien lu : TPFP propose à tout un chacun de devenir « actionnaire », tout en précisant que ces actions n’auront pas un centime de rémunération tant qu’on n’a pas résolu le dérèglement climatique. Autant dire que lesdits actionnaires n’auront aucun retour financier au moins avant 10 ans dans une vision super optimiste où le défi climatique pourrait être relevé à cette échéance. Ce qui revient à dire que les actionnaires versent en toute conscience de l’argent à fonds perdus, exactement comme les dons qu’on verse à nos associations caritatives. C’est d’ailleurs ce que revendique TPFP qui indique que le premier de ses fondamentaux, c’est la non lucrativité. Un comble quand on mobilise des actionnaires ! TPFP réussit le tour de force de bousculer les clivages et savoir utiliser les bons mots-clé pour accrocher et mobiliser autour de son projet en faisant fi de nos repères culturels et des règles juridiques actuels. « Actionnaire », c’est moderne et mobilisateur. Le défi climatique, c’est mobilisateur. Proposer aux personnes de faire une bonne action citoyenne, c’est mobilisateur. Dire aux financeurs que leur argent va financer des projets positifs pour la Planète, c’est plus positif et dynamique que de « lutter contre » ou communiquer sur la misère du monde.

En résumé : Team for the Planet est parti dans une approche super dynamique, prête à bousculer les codes et à le réinventer et grâce à un talent de communication hors pair, réussit à mobiliser toujours plus de monde. Plus fort encore, le site internet de la société présente l’annuaire de tous les « actionnaires », avec pour chacun courte présentation et une photo. Là encore un élément mobilisateur car en défilant toutes les personnes, TPFP réussit à incarner sa communauté, montrer que TPFP est un club de personnes réunies autour du défi climatique et donc à interroger l’internaute sur sa non appartenance au club : un argument motivant pour le rejoindre ! En résumé, TPFP a compris que dans la société de surinformation complexe qui est la nôtre, la communication est un enjeu non seulement stratégique, mais existentiel. Et ce en considérant la communication sous un angle qu’elle n’aurait jamais dû quitter : celui de l’information relativement transparente (relativement parce que d’une part le site web ne présente par exemple ni les équipes ni les fondateurs et d’autre part parce que la totale transparence relèverait de la tyrannie totalitaire).

 

L’économique et pas seulement le politique

Ces deux exemples montrent qu’il est possible d’avoir de l’ambition et de trouver d’importants moyens pour ses projets ESS, d’une part en acceptant de faire alliance avec des entrepreneurs « classiques » dont on rejette parfois a priori les valeurs et d’autre part en sachant se remettre en cause sur son projet et la façon de le porter auprès de ses parties prenantes. Or l’ESS aujourd’hui apparaît bien souvent et semble souvent perçue dans l’opinion comme un monde à part, un peu déconnecté de l’économie et là encore, pour des raisons qui tiennent autant à la culture dominante qu’à la manière dont les acteurs ESS eux-mêmes se perçoivent et donc développent leurs projets. Si l’on met à part les grosses organisations coopératives et mutuelles historiques qui ont su s’imposer et construire les moyens internes de leur propre développement et aussi pour soutenir et aider les projets sous l’angle du mécénat, de l’essaimage ou de la filialisation, l’essentiel des structures de l’ESS sont des PME ou TPE sympathiques, mais à portée locale, voire micro-locale. Cette approche à taille humaine est bien naturelle et trouve son parallèle dans la démarche des artisans et petits entrepreneurs. Elle a aussi toute sa pertinence en termes d’apport aux territoires et au lien social. Mais il ne faudrait pas que cette priorité à l’humain qui caractérise la pensée ESS occulte le besoin de se réinterroger sur notre propre perception du mot « développement » et dans quelle mesure les difficultés que nous rencontrons sont aussi imputables à nos propres modes de fonctionnement, nos représentations et à notre culture. La conscience sociale qui caractérise les acteurs ESS les amène souvent à prioriser les débats sur les enjeux sociétaux, citoyens et les politiques publiques, ce qui fait autant de temps en moins pour raisonner sur la dimension entrepreneuriale et la performance économique. Peut-être débattons-nous trop des enjeux de transformation sociale et pas assez du développement de nos entreprises. Il suffit pour s’en convaincre de tirer le bilan de toutes les lois et dispositions qu’on a su faire voter et qui ont eu peu ou pas d’effets. Sachons lutter contre notre inclination naturelle et comprendre qu’en prenant à bras le corps le développement économique de nos projets, nous en servirons d’autant mieux notre raison d’être.

 

 

Pierre Liret, conférencier, consultant, membre de Coopaname

 

 

En savoir plus :

Chronique des Bords de Sèvre – Niort, les 30 & 31 janvier 2024, Jean-Philippe Brun, Institut ISBL février 2024

 

 

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1 Dans le langage commun, on a coutume de désigner entreprises sous-entendu à but lucratif par opposition aux associations sous-entendu à but non lucratif. Au sens de la loi de 2014, la loi ESS rassemble les associations loi 1901, les coopératives, les mutuelles, les fondations et les sociétés commerciales à caractère d’utilité sociale





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